" Vous êtes en retard. " Clama Grun à son arrivée.
Hrist avait choisi délibérément de traîner un peu, elle voulait être certaine que l'assimilation du poison dans le corps de son ennemi avait bien eu le temps de se faire et qu'il soit déjà condamné, même s'il l'ignorait jusqu'à présent.
Grun la toisait du haut des marches de la petite maisonnée située à quelques mètres de leur quartier général où la fête était organisée plus tôt. Par expérience, Hrist savait quand un orque était malade, Grun avait tous les symptômes annoncés par Katalina, une légère sudation sur le front et les mains qu'il ne cessait de frotter, le teint un rien pâle que n'importe qui mettrait sur le compte de la beuverie de la veille. Hrist savait que bientôt, il aurait les extrémités tremblantes et qu'il serait déjà trop tard pour toute tentative de guérison.
" Si peu... Pourquoi un tel empressement ? Vous êtes mourant ? "Grun se renfrogna et fit un signe brutal l'invitant à grimper les marches.
" Les assassins... Tous les mêmes. Fichue vermine. J'pensais qu'seriez plus facile que Kataline. " " Katalina. Son nom, c'est Katalina. "" Qu'importe. Grimpez donc, vous z'êtes bien venue visiter notre petit commerce, pas me faire des présentations. "Hrist escalada les quelques marches moites et usées qui conduisaient jusqu'à une grande porte. La devanture laissait imaginer à une de ces salles où les Kendrans feraient des banquets et l'intérieur s'y rapprochait étrangement.
" Lors d'un raid à Oranan, on a trouvé une bâtisse de ce genre, les hommes faisaient griller des chèvres, des sangliers et même des boeufs entiers dans la salle. Ah, rien qu'd'y penser, ça me fend l'estomac. Enfin, Granul a voulu construire quelque chose de semblable, on y a même piqué la d'vanture. Ca a de la gueule hein. "La salle était rectangulaire, un immense foyer éteint était le centre de la pièce et autour, alignés avec soin, des tables, des chaises et des bancs donc les moulures n'avaient rien à voir avec le mobilier orque, cent fois plus brut, solide et résistant.
" Regardez moi ça, ces bancs ! Ah, z'en trouverez nul part ailleurs, du vrai coussin en plume d'oie et fourrure de bouloum. "Hrist encaissait les explications jusqu'à décider ne pas avoir à supporter tout ça et au bout d'une énième remarque sur le confort de telle chaise ou bien la gravure amoureusement taillée d'une table, elle coupa Grun d'un ton un rien sec.
" 'Coutez... C'est joli certes, mais j'ai pas l'intention d'acheter. Vos esclaves ? Ils sont là ? "Grun se renfrogna de nouveau, il essuya son front et laissa échapper une quinte de toux et dégluti bruyamment. Hrist dissimula un petit rictus.
" V'nez pas dire qu'on est des barbares sans sentiments. J'aime bien l'art des humains. J'ai essayé de tailler les mêmes gravures sur le crâne de mes ennemis vaincus ! "" Vous êtes un homme de goût, Grun. Les esclaves, donc ? "Il toussa encore. Un écho derrière elle annonça qu'un autre Garzok a son tour, toussait. Un garde situé à l'étage supérieur qui devait l'observer de là où il était.
Grun dit d'une voix enrouée et sombre :
" En sous-sol..."D'un geste de la main, il conduit Hrist jusqu'à une trappe qui descendait à l'aide d'un escalier de bois vers une cave ou un cellier totalement vide dont les murs étaient couverts de mousse malodorante et de champignon dodus. Une seule porte permettait de continuer la visite, celle-ci menait vers les quartiers des esclaves.
L'odeur y était infecte. Hrist manqua de vomir à tel point qu'elle se cacha le visage à l'aide de sa cape. Grun lui renifla un coup et fit une petite grimace, assurément dérangé par l'odeur même s'il essayait de persuader la femme que non.
" Ils boivent notre alcool de contrebande, deviennent dépendant et ensuite vendent jusqu'à leur chemise pour un verre. Quand ils ont plus rien, on les vend pour couvrir les dettes. "Toutes ces ombres maigres et malades attachées les unes aux autres, assis à même le sol et tous enchaînés des pieds aux poignets. Le confort était absent, au milieu de la pièce se trouvait une vieille marmite qui renfermait le souper des esclaves, un garzok devait descendre de temps à autre pour enfoncer une louche de brouet directement dans la bouche des prisonniers. Aucune gamelle, pas d'eau en réserve, aucune latrines, les esclaves se chiaient dessus et pissaient à même le sol où ils dormaient.
" Ils sont dans un état lamentable... Vous en tirez combien par tête ? " " Par tête ? Non, on les vend pas dix, sinon personne n'achète. De toute façons, ça finit toujours à l'arène alors bon. Ici il y en a une cinquantaine."Hrist observa quelques visages, les yeux roulaient dans le vide, les lèvres gerçaient balbutiaient quelques mots inaudibles et les yeux desséchés par des larmes abondantes étaient devenus rouges. De l'homme, de la naine, des garzoks et même du gobelin, Hrist cru même reconnaître un elfe mais il était en si mauvais état qu'elle n'en fut même pas sûre.
Grun commença à tousser, plus fort cette fois-ci. L'odeur n'arrangeant pas sa quinte de toux, il fut bientôt plié en deux à essayer de recouvrer ses esprits.
" Donc... Vous avez besoin de mon territoire pour augmenter votre... Bétail. C'est regrettable, ils sont envoyés à la mort sans même pouvoir se battre. Si ils avaient été équipés et nourris, ils auraient pu faire de bien meilleurs combattants. "Grun vomit, il cracha quelque chose de noir et pâteux qui semblait à une vieille mélasse de fond de casserole mais Hrist avait bien compris ce que c'était, cette odeur, malgré la tiédeur de la pisse et de la merde et des cadavres dévorés par les mouches, Hrist reconnaissait l'odeur du sang entre toutes.
" Vois. Ce ne sont que des ombres, des morts, des cadavres ambulants qu'il serait inutile de soigner. Votre cupidité a condamné l'espoir d'en faire des guerriers, avec toutes ces têtes, il y aurait de quoi prendre un village Oranais ! Et tu en aurais récolté quoi ? Quelques pièces ? De quoi te payer un sanglier à rôtir dans ta magnifique salle de banquet ? "Elle décocha un coup de botte dans l'estomac de Grun qui roula sur le côté, essayant de tirer son arme.
" Qu'est ce que tu as fait ? "" Je purge. Je nettoie. J'assainie. Difficile de le faire quand il y a des raclures dans ton genre. Tu voulais réduire mon territoire en quartier d'esclaves ? Priver mes hommes de leur dignité, de leur force puis les vendre comme on le ferait avec un veau ? Moi vivante, jamais. "Hrist envoya un nouveau coup de botte, sous la mâchoire cette fois-ci pour sonner suffisamment Grun afin de l'empêcher de tirer son arme. Le guerrier essayait de remuer les jambes et de se redresser en vain avant d'écoper d'un nouveau coup dans l'estomac. Un bruit à la surface attira Hrist qui tira son arme de son fourreau. Elle avait entendu des bruits de pas alertés par le malaise de Grun et la tueuse s'installa patiemment à côté de la porte.
Lorsqu'elle s'ouvrit, un garzok déboula à toute vitesse dans la pièce pour aider Grun à se relever, cependant, à peine la triste victime tendit la main pour se redresser, le garde eut un hoquet et tomba sur le lieutenant de la maison.
Hrist se tenait juste derrière le cadavre, la dague ensanglantée et le regard chargé de haine qu'elle déversait sur Grun.
" Granul est mort à l'heure qu'il est. J'ai empoisonné vos vins hier, tes hommes meurent à petit feu. Ce soir, je crains qu'il ne reste plus qu'une poignée de survivants, ceux qui ont eu la chance de ne pas boire le poison. "Elle se pencha vers Grun et murmura doucement :
" Tu peux t'estimer chanceux que je ne te fasse pas subir le même sort qu'à ces pauvres âmes. Ton territoire est à moi maintenant... "Elle se retourna sans rien dire, sans même écouter les insultes qu'il lui lançait dans sa langue barbare. Sans mot dire, la tueuse grimpa les quelques marches de l'escalier et retourna dans la salle des banquets où elle décrocha une torche. Un autre garde plié en deux vomissait un tas de bile ensanglantée avant de se rouler à terre de douleur.
" Fêtons donc cette petite victoire en faisant un petit feu de joie... "Hrist laissa tomber la torche qui alla rouler et mourir sous une teinture poussiéreuse qui s'embrasa en un clin d'oeil. Le bois sec et les charpentes s'enflammèrent assez vite, le reste des boiseries étant du mobilier plus soigné avait été verni et résista plus longtemps avant de dégager un écran de fumée opaque et suffocante.
La Murène profitait du spectacle juste sur le pas de porte, en bas des escaliers où Grun l'avait accueilli quelques minutes plus tôt. Le feu crépitait et éclatait les vitres, vomissait des gerbes d'étincelles et des hurlements auxquels le vent et le bois se mêlaient en choeur.
Dans cet opéra flamboyant, ce boléro du feu, la fumée commençait à asphyxier les esclaves et Grun qui n'avait pas pu se trainer hors de cet enfer à temps.
Hrist souriait à mesure que les flammes gagnaient de la hauteur et purgeaient la maison de Granul et ses fervents en les réduisant en cendres.
" On dirait bien qu'on va commencer à parler de nous..."