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Le champ de tir est une galerie. Voilà qui convient bien assez comme environnement aux archers nains de la milice. Les soldats peuvent s’entraîner dans les montagnes, sur de plus grandes distances, en plein vent ; les meilleurs tireurs de Mertar également. Pour tous les autres, qui ne décocheront jamais une flèche que du haut des fortifications de la cité, dans les halls obscurs de l’ancienne ville, quelque part dans les rues courtes et étroites, au sein d’une troupe pour faire pleuvoir une pluie de traits sur l’ennemis, pour tous ceux-là, les conditions du champ de tir de la milice conviennent bien.
Pour mettre à l’épreuve son habileté, encore faut-il montrer patte blanche. Le thorkin qui garde sévèrement l’entrée du lieu n’est autre qu’un intendant, plus redoutable que n’importe quel molosse pour défendre un stock, selon Gorim. Car c’est de cela qu’il s’agit : s’entrainer c’est une chose, gaspiller des flèches, c’en est une autre. Chaque milicien ayant dans l’idée d’aller perforer des cibles doit d’abord apporter sa contribution à l’effort de guerre en composant quelques flèches, instruit et surveillé par un facteur se trouvant là à demeure. Certains archers préfèrent utiliser des flèches assemblées par eux, dans les matériaux et les dimensions qui leur conviennent, ainsi procèdent les maîtres pour les armes dont ils usent. Pour toute la piétaille tout juste capable de viser dans la même direction, le standard fait bien l’affaire. Et comme c’est la guerre, autant n’être pas à court. Nul ne tir s’il ne participe, un point c’est tout, répète l’intendant. Personne à la milice n’a entendu dire qu’un thorkin lui a un jour désobéi.
La tâche ne déplaît pas à Gorim, aussi ne lui viendrait-il pas à l’esprit de tenter de s’y soustraire. Ce fut un grand plaisir pour lui que de découvrir les gestes, les techniques et les matériaux, d’être capable d’associer un savoir-faire technique à sa pratique martiale, plus pragmatiquement de se débrouiller par lui-même le jour où il n’aurait pas accès aux réserves de la milice. Alors, à la lumière des lampes – l’abondance de l’huile semble être une concession de l’intendant pour obtenir un résultat satisfaisant – l’apprenti taille, ajuste, colle, ligature, son faisceau de flèches neuves pour avoir le droit de s’en voir fournir quelques-unes plus anciennes, plus usées, pour l’entrainement. A partir des gabarits qui lui sont fournis, notamment pour la longueur des fûts, il devine que certaines pièces ne seront pas destinées à des armes de thorkins, mais plutôt à des arcs taillés pour des individus plus grands, probablement les humains.
Au moment de se positionner face aux cibles, il a l’esprit déjà bien éclairci de ses tracas de mission par le travail manuel. Même s’il n’oublie jamais que l’entraînement est avant tout une question de survie, pour se défendre, pour attaquer, pour manger – et les instructeurs de la milice n’ont de cesse de marteler ces paroles aux nouveaux engagés – Gorim prend plaisir à la recherche permanente de l’excellence dans ce qu’il fait, dans la modeste mesure de ses moyens : poser son souffle, adopter la bonne posture, viser. Les années passent sans qu’il s’en lasse.
« T’es pas mauvais sur un gros rond de paille… »
« Mer…merci » Il a fallu une seconde à Gorim pour se reprendre et ne pas balancer un mot bien senti au thorkin venu se placer à ses côtés. Son visage est quelconque, un peu tanné, la barbe grisonnante taillée sans extravagance ; sa tenue ressemble à celle de nombreux thorkins sans titre ou distinction, drap épais et laine chaude, teinture unie et grossière. Ce qui a retenu l’apprenti dans ses invectives, c’est un insigne brodé sur la tunique, au niveau du cœur, qui lui semble familier. La chose est assez originale pour inciter à la prudence, d’autant que n’importe qui ne peut pas accéder au champ de tir de la milice, et que ce thorkin n’a pas l’air d’un milicien.
« Et sur un ennemi, tu vaux quoi ? » continue l’autre, sur le ton de la conversation, sans que pointe moquerie dans sa voix, plutôt une sincère curiosité.
« J’ai tué un gobelin, pendant une garde sur une des tours de guet. »« Faut bien commencer quelque part. Et blesser tu sais faire ? »
« Hein ? »« Oui. Blesser. Tirer pour blesser, pour capturer un ennemi par exemple. Lui tirer dans les membres. L’empêcher de marcher, ou de se servir de son arme. Pas le tuer. »
Voilà une idée à laquelle Gorim n’a jamais songé. Pour lui, le centre de la cible, c’est le cœur de l’ennemi, ses poumons, un quelconque organe vital, le torse, la tête éventuellement. Quelque chose d’assez gros pour toucher pour de bon, même si ce sont souvent les parties du corps les mieux protégées. L’instructeur beuglait qu’un ennemi qu’on rate, c’est un ennemi qui avance, pas le temps de faire des fioritures.
« Je… je ne sais pas. »« Au moins t’es honnête. On va voir ça. »
Le thorkin sans attendre de réponse ou commentaire s’en va fouiller dans la réserve pour trouver un des mannequins d’entraînement que l’on sort à certaines occasions pour tester la résistance des pièces d’armure prélevées sur les ennemis. Au buste, un sac de paille, fixé sur un chevalet, comme n’importe quelle cible, il assujettit deux « bras » et deux « jambes », assemblages de bois, de tissus et de paille. Pour y voir le représentant d’une quelconque race bipède, il faut déjà un peu d’imagination. Beuglant la consigne à laquelle les deux autres archers présents répondent en rangeant leur flèche au carquois, il traine sans ménagement le chevalet vers l’arrière du champ de tir, et remplace la cible en face de Gorim, puis revient à son niveau.
« Bon, ben on va voir ce que ça donne. Tire dans le bras. »
La situation est quelque peu incongrue, par habitude d’obéir aux ordres, par sens du défi, Gorim s’exécute cependant. Par bras, il comprend le segment perpendiculaire supérieur de droite. Alors il vise, serein, et tire et… manque. Et pas d’un peu. Sans tourner la tête, pour ne pas voir la figure de l’inconnu, il tire une nouvelle flèche avec tout aussi peu de succès. La troisième consacre un nouvel échec. Le milicien va pour tirer la quatrième quand il sent une main se poser sur son bras.
« Du calme mon gars. Du calme. T’énerve pas, t’arriveras à rien. C’est normal de pas y arriver. Tu tires bien, mais… tu tires sur des grosses cibles. Même si tu touches au centre, t’as la cible dans l’œil. T’as la cible dans la tête.»
« Ouais, ouais… »« Je sais que ça t’passe au-d’ssus de la tête ce que j’te dis. C’est pas le moment d’y penser de toute façon. Mais repense à ça, à l’occasion. Sors-toi la cible de la tête. Apprend à viser n’importe quoi. D’abord dans ta tête, le reste suivra. T’as l’air de savoir te servir d’un arc. »
« Je croyais... »« Mais si ! Bon, aller, persévère. Que Valyus veille sur toi, milicien. »
« Valyus veille sur vous. »Sans un mot de plus, le thorkin qui ne s’est pas présenté s’en va du champ de tir, adressant un simple signe de tête à l’intendant qui en retour incline quelque peu le buste. Cet échange silencieux pique la curiosité de Gorim, mais il s’attache d’abord à prendre sa revanche sur cette histoire de tir aux bras.
D’abord, reprendre confiance : tirer dans le torse, Gorim sait faire, aussi achève-t-il le mannequin de deux flèches, dans les tripes, dans les poumons. Ca suffirait sans doute à mettre à mal n’importe quel ennemi, pour de bon, malheureusement. C’est sûr qu’un garzok aux poumons percés, il n’y a pas grand-chose à en tirer. Si on lui sectionne une artère dans la cuisse non plus, mais tout de même… La question de blesser, ne pas tuer, fait chemin dans la tête du milicien. Pas assez cependant pour qu’il réussisse. De toute manière, il n’a plus de flèches, et il a assez passé de temps comme cela. Aussi s’en retourne-t-il à la salle commune de la milice.