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Malgré l’heure matinale, la taverne est déjà pleine d’activité. Des thorkins encore trop jeunes pour avoir plus qu’un duvet sur le menton raclent et balaient la sciure jetée au sol, tandis que d’autres lavent déjà les dalles nues. Une fois l’ensemble sec, il sera recouvert pour de nouvelles soirées. C’est un luxe que peut s’offrir une taverne qui ne désemplit jamais. Karmina dort, mais un gamin accepte d’aller la réveiller, impressionné par le tabard frappé de l’écu à la montagne. La responsable de ce lieu de libation descend quelques minutes plus tard, non sans force de grognements et jurons, des greniers où se trouvent les chambres. Emmitouflée dans une épaisse robe de chambre de laine, ses cheveux en désordre, avant même d’adresser un mot à Gorim, elle se dirige vers les cuisine et veille à ce que le pain ne cuise pas trop dans le four, que le repas des pensionnaires soit bien prêt, et que celui du soir soit déjà dans tous les esprits. Après, seulement, elle s’installe à la grande scène de pierre, amenant avec elle une miche de pain sur sa planche, un pot de confiture et une jatte de lait de chèvre. Sans gêne aucune, elle commence à manger, tout en indiquant de la pointe du couteau à Gorim de prendre un tabouret. Ici, un capitaine de la milice pourrait bien se pointer, c’est elle qui dirige.
« Tu viens pour le vol, c’est ça ? »« Oui m’dame. »« Mmmmmh » se borne-t-elle à commenter, affichant une moue dubitative ;
« je pensais qu’on m’enverrait quelqu’un avec plus de… ou plus d’un… enfin bon, t’es là, si tu fais le boulot pour lequel je paie des taxes, ça me va. »« Je serai à la hauteur ! » ne peut s’empêcher de protester Gorim, un peu vexé d’être si mal accueilli.
« Ouais, ils disent souvent ça, mais dans les faits… »Le milicien n’est pas assez naïf pour ne pas saisir le sous-entendu, pas non plus assez niais pour s’empourprer. Cependant, il demeure déstabilisé d’être ainsi traité, par une thorkine en plus. Se massant les tempes, elle continue de manger à gros morceaux ses tartines. La bouche pleine, elle poursuit.
« J’ont vo’é les togneaux dans ‘a nuit d’a’ant hier. »explique-t-elle, puis déglutit ;
« Quelque part après la mi-nuit. J’avais fait remonter des fûts pour servir en salle, et puis après personne n’est descendu. C’est hier matin que j’ai constaté qu’on m’avait volé. J’ai vérifié que c’était pas une erreur de chez moi, qu’on n’avait pas monté la bière par erreur. Alors je suis allée à la Milice. Et z’ont pas été foutus d’envoyer quelqu’un avant ce matin. Ma bière doit déjà être éclusée ! Et moi je passe pour quoi auprès de mes clients ? Hein ? » Les derniers mots sont ouvertement agressifs, assez pour que Gorim ne songe pas un seul instant à rétorquer que la milice fait ce qu’elle peut et traite les affaires selon leur priorité. Après tout, Karmina dispose encore d’un couteau à portée de main, et il sait très bien que pour tenir une taverne, pas question de manquer de talents divers.
« Je ferai tout mon possible pour trouver les coupables. Pouvez-vous me montrer où les fûts étaient entreposés ? »« Ouais. »Cependant, le milicien doit encore attendre qu’elle ait fini de manger, puis qu’elle aille se changer. Oubliée la tenue qui met en valeur ses formes encore généreuse et fraîches de thorkine plutôt gironde dans la force de l’âge. Tous les apprêts ne valent que pour les clients, à l’heure où ils sont enclins à lamper plus que de raison, et à verser les pourboires en fonction du volume de poitrine qu’ils devinent. Dans l’intervalle qui la sépare de son travail de salle, Karmina est avant tout une thorkine qui doit tenir son établissement, aussi adopte-t-elle une tenue fonctionnelle, chemise de laine, braies, ceinture de cuir et bottines renforcées, le tout dans des nuances sombres qui ne tachent guère. Elle soulève sans peine la lourde trappe du monte-charge, et fais descendre la plate-forme ; de même elle découvre le passage pour les thorkins, un boyau descendant vers la cave où l’échelle est directement taillée dans la pierre.
Comme certaines demeures dont les propriétaires sont assez riches pour occuper deux surfaces, la taverne de l’Enclume Etincelante profite de la configuration en étage de Mertar. La salle, située plus haut – c’est tout la logique de la cité thorkine – accueille les clients ; la cave, juste en dessous, la marchandise. Si bien que tout est livré par le bas, et passé par le monte-charge. Il y fait bien plus frais que dans la taverne proprement dite, sans que pour autant la moindre humidité se manifeste. Car sont conservés là salaisons, sac de farines, pois, céréales, diverses boissons en fûts. Tous les parfums se mélangent pour donner celui si caractéristique d’un garde-manger bien rempli, une soupe d’odeur réconfortante. Au bout de la cave, une porte rectangulaire à double battants doit ouvrir sur la rue. Les gonds sont solidement ancrés dans le roc, deux traverses d’un bois dense la tiennent close, en sus d’une serrure.
« Vas-y, fouine tant que tu veux, mais trouve moi qui a fait ça. Moi j’ai du boulot. »Karmina confie à Gorim la lampe à huile qu’elle a amené pour fournir de la lumière dans ce vaste cellier, puis remonte jusqu’à la salle, laissant le thorkin seul avec ses questions.
(Par où commencer ?)
C’est qu’il n’a jamais vraiment été formé à enquêter, ce ne sont pas vraiment des choses auxquelles on éduque les recrues. Les vieux disent que ça vient avec le temps, qu’on apprend sur le tas. Apprendre sur le tas, il veut bien, mais pas question de rater le coche. S’il se plante dans les grandes largeurs, combien de temps avant qu’on lui confie à nouveau une occasion pour faire ses preuves ? Peut-être jamais…
« Merde… merde. Merde ! » grogne-t-il entre les dents, de peur que Karmina l’entende. Pas question de retourner voir le sergent, pas tout de suite, pas question de se rater, il faut réfléchir vite, réfléchir bien. Mertar est immense et un fût de bière ça se vide vite, dans un gosier ou un caniveau. Pire encore, ça se brûle ! Un tour dans une forge et hop, plus de preuves !
« Merde… »Et comment entrer dans la réserve ? Passer par la salle, un soir de grande affluence, c’est possible, encore que risqué. Mais remonter les fûts par le monte-charge sans que personne ne s’en aperçoive, puis les sortir par la porte principale, hors de question. Alors que peut-être, descendre dans la réserve, ouvrir l’accès à la rue, charger les fûts, refermer, remonter ; le tout en veillant à ce que personne ne descende au même moment, ou dans la rue ne se pose de question. Risqué, parce que si quelqu’un débarque au mauvais moment, il vaut mieux fuir en vitesse. Par contre, avec un plan pareil, si personne ne voit rien… Eh bien personne ne voit rien, et c’est foutu pour le milicien qui doit se coller l’enquête. Pas de témoin, pas de preuve.
« Peste… »Vacillent avec la flamme de la lampe les espoirs d’ascension.
« Par Valyus, reprend toi ! »Les instructeurs lui ont appris à tirer à l’arc, pas à fouiner dans des caves à la recherche de potentiels indices. Heureusement, ils lui ont également appris à ne pas se rendre, à ne pas baisser les bras, à ne pas se laisser abattre, au sens propre comme au figuré. Ça ne vaut pas tout à fait une leçon sur la manière de mener une enquête, mais c’est mieux que rien. Soudain, il est content d’avoir été chargé seul de résoudre ce vol. Au moins personne n’a assisté à ce soudain accès de faiblesse. La réputation est sauve, et lui seul pourra se reprocher d’avoir songé un instant à abandonner à ce stade. Quelle que soit l’issue de son enquête, il devra faire un rapport, alors autant avoir des choses à raconter au moment fatidique.
Comme tous les thorkins, Gorim sait qu’il y a littéralement plusieurs manières de voir les choses. La lumière est un confort, pour distinguer les couleurs, certains reliefs, voir le monde autrement. Mais l’œil d’un nain est acclimaté aux ténèbres, et ce qui fait leur essence, leur histoire, leur identité, ce sont les tunnels sombres, la nuit perpétuelle des cavernes. Un nain ne se priverait pas de cet avantage, surtout pas pour prendre le risque de se faire pincer en trahissant sa présence. Aussi le milicien ferme-t-il les yeux et souffle la bougie. En rouvrant ses paupières, son regard s’acclimate doucement. Il voit la cave comme les voleurs l’ont peut-être vue. Pour tirer à l’arc, il faut anticiper plusieurs facteurs : la vitesse et la direction du vent, de la cible, la distance. Finalement, pour enquêter, c’est une démarche un peu semblable. Il faut rétro-anticiper, se dit-il, prendre en compte tous les paramètres tels qu’ils étaient. L’idée ne le rassure qu’un temps, pas tout à fait, en voulant filer la métaphore, il se perd. Alors il se raccroche à une étude minutieuse des lieux. Ici aussi il y a des dalles, et pas de signe qu’elles ont été déplacées, ou quoi que ce soit. Les sacs sont à leur place, et les traces dans la légère poussière, farine et charbon mêlés, au sol, ne dénotent que des absences, pas de déplacement. De même, la porte ne semble pas avoir été forcée, pas moyen de passer une scie dans un interstice pour venir à bout des traverses, et le verrou de l’intérieur ne révèle rien. Par acquis de conscience, Gorim frappe tous les murs à sa portée, sonde à la recherche d’un éventuel passage secret bien dissimulé : après tout, Mertar compte plus de tunnels et de passages que les mémoires parviennent à conserver la trace. Beaucoup creusent, bouchent, maçonnent, excavent, au gré des alliances, des acquisitions et des cessions. Mais rien.
Lorsqu’il remonte dans la salle, Karmina est à nouveau attablée à l’estrade, avec devant elle un livre de compte qu’elle remplit avec soin. Sans même lever le nez, elle balance sa pique.
« Alors, t’as fait une sieste pour trainer si longtemps en bas ? »Cette fois, Gorim est en colère que son zèle passe ainsi pour de la paresse ; et plus encore de ne savoir quoi répondre à cette impertinente, ni comment. De toute manière, elle ne lui laisse pas le temps d’en placer une.
« Les tablettes, c’est la commande. » précise Karmina en désignant du bout de la plume deux plaques d’argile enchâssées dans un cadre de bois.
« Ça vient du Malt d’Or, un bon millésime, vieillie en fût, spécialement pour les officiels, le genre distingué. Avec ça je garde toujours une trace. Les fûts sont marqués au fer rouge, tu vois l’année, le contenu, comme ça ils savent ce qu’ils ont mis dedans, ce qu’ils peuvent encore vieillir, et combien de fois. Du fût haut de gamme, ils les récupèrent. T’as les numéros sur les tablettes. Si un crétin les a gardés, tu les distingueras facilement. Si tu trouves le crétin. »« Est-ce que quelqu’un aurait pu… »« Descendre dans la cave ? Y’a un verrou sur la trappe, le genre lourd, je ferme parce qu’il y a toujours un ivrogne pour aller se fourrer dedans et foutre le merdier. Est-ce que quelqu’un aurait pu me piquer les clefs, faire une copie, ou je ne sais quoi ? Eh, tout est possible, c’est toi le milicien, à toi de me dire. »« Oui, alors est-ce que… »« Ecoute mon mignon, je la possède pas cette taverne, j’ai un propriétaire sur le dos. Soit tu me sors quelque chose d’intelligent, soit tu me laisses compter, vu ? Parce que si on retrouve pas cette bière, j’aurai intérêt à présenter de bons chiffres si je veux pas perdre ma place. Et je vais galérer à retrouver la confiance de mes commanditaires. Au fait, la réception c’est après-demain. T’as plus beaucoup de temps, alors traine pas en bavardages. »« Bonne journée m’dame. » marmonne le milicien en tournant les talons.