Tehero n’était pas du genre à s’appesantir sur les remarques que l’on se faisait sur sa personne, aussi se fendit-il d’un large sourire lorsque le garde bourru lui signifia qu’il pouvait passer. Il s’en tirait comme les hobbits, au final : pourquoi avoir fait tout ce pataquès, c’était bien là la question qu’il se posait dorénavant. Il adressa un signe de main enthousiaste à l’elfe à la peau sombre qui se cachait dans sa tente et suivit donc de ce pas les caravaniers qu’il avait bon gré mal gré laissés filer.
(Mais alors je fais quoi, moi ?)
Ils cherchaient bien des volontaires, le samouraï l’avait confirmé. Cela le remettait face à son dilemme, et quand il se retrouva dans les rues d’Oranan, sans plus aucun hobbit pour l’aider à se décider, il regarda les routes qui s’offraient à lui avec hésitation. Comme un contrefort, le bâtiment de la milice semblait s’arc-bouter contre la muraille avec force. Comme autant de mirages de liberté, les rues et ruelles s’étiraient, serpentines, en une une infinité de poutres laquées de rouge et de gargouilles draconides.
- Outch !! s’écria Hero comme on le bousculait pour passer. Ah, monsieur je suis désolé, je suis fort indécis sur le chemin à prendre.
Comme l’homme n’avait pas l’air d’en avoir grand-chose à faire, le hafiz le vit s’éloigner en maugréant tout son soûl et le singea en prenant un air patibulaire et geignard. Il traînait derrière lui un vaste charroi tiré par un couple de bœufs et le jeune homme dut se pousser encore un peu, bousculé tant et plus par la croupe bien sale de l’un d’entre eux. Et tandis qu’il finissait lui-même par marmonner dans sa barbe, quelle ne fut pas sa surprise de voir arriver de l’autre côté – et en courant, s’il-vous-plaît – le beau et grand Wiz dans son kimono tout propre.
- Ah, tu as fini par t’en sortir ! fit-il quand le charriot se fut éloigné, lui laissant le passage.
- Oui, oh, cette épreuve que d’attendre autant !
- Me le fais pas dire ! Bon. Je suppose que…
- Ils t’en ont parlé aussi ?
- Ouaip. Mais Qi-sama ne me laisse pas y aller. Elle a dit, peut-être après la cérémonie. Tu ne vas pas venir, hein ?
- Je me demandais justement, répondit Tehero dont le cœur se serrait un peu.
- Tu sais, elle ne veut pas que tu y ailles toi non plus. Elle veut que je te convainque de rester avec nous. Tu sais que je devais veiller sur toi, vieille crapule !
- Haha, comme si c’était toi qui pouvais m’empêcher de faire quoi que ce soit ! s’exclama le hafiz en donnant une bourrade amicale à son acolyte. Ce sera pas long, j’imagine. Peut-être que ce sera fini pour la cérémonie, qui sait !
- Prends bien soin de toi, alors, fit Wiz.
Il semblait étrangement gêné, embarrassé, même. Peut-être même triste, et cela enfla encore un peu la détresse de Hero. Il vit au loin Qi-Zhuwen les observer d’un œil perçant, les quelques cheveux qui lui restaient sur le crâne emportés par la brise. Pendant ce temps-là, Wiz avait sorti quelque chose de son obi.
- Garde ça.
- Qu’est-ce que… ?
C’était un bracelet de cuir dont les motifs évoquaient le criquet sacré de Rana.
- Il faut que tu te souviennes toujours de la sagesse que Qi-sama et moi avons essayé de t’inculquer ! C’est une sorte de pense-bête. Je ne peux pas te retenir pour veiller sur toi constamment, alors tu dois avoir un bon gardien.
- C’est ça, bien sûr !
Au fond de lui, Hero n’en était pas moins touché par le présent de son ami. Il tira puis noua les cordons à perles de jade avec application, langue à demi-sortie et sourcils froncés. Quand il releva les yeux, Wiz était déjà parti et se faisait sacrément passer un savon par Qi-Zhuwen, qui semblait avoir pris au moins deux bonnes têtes avec tout cet énervement ! Ce fut donc sans regret qu’il se dirigea vers la milice – surtout lorsqu’il vit cette ravissante fille à la peau foncée lui passer devant pour s’y rendre. (Une hafiz, chouette ! Il avait pourtant l’air de croire que c’était rare, par ici. Pif, dans ses dents !) Et puis… pas n’importe quelle hafiz, avec ça : une taille menue, des jambes fuselées divinement épousées de cuir fauve, et puis un arc bien en évidence qui promettait un beau brin de tempérament, avec ça !
Ce fut donc le cœur un peu plus léger que Tehero s’approcha du bâtiment de la milice, pour en apprendre plus sur cette mission dont on avait fait tout un ramdam. Comme il s’approchait d’elle, en pleine discussion avec deux gardes un tantinet menaçants, il perçut une bribe de question qu’il se posait lui-même : cette fille avait décidément l’air d’être parfaite.
- Moi j’ai entendu parler d’une Oranan en danger et qu’il faudrait protéger, déclara-t-il en lançant un sourire charmeur à chaque personne qu’il avait en face de lui pour amadouer tout son petit monde. Mais la protéger de quoi, ça… ? Pft. Et puis bon, les rumeurs ça va bon train, vous auriez dû entendre ce gars, l’autre jour, pfff ! N’importe quoi, genre des tunnels et tout pour l’effet de surprise, l’horreur. Et puis il parlait des Duchés, alors je ne voyais pas trop le rapport avec Oranan. Non, non, maintenant qu’on est là autant savoir ce qui se passe pour de vrai, n’est-ce pas madame ? Ce ne doit pas être génial, comme situation, mais de là à s’inventer des histoires à dormir debout, franchement ?
Il se plongea un instant dans le regard de son interlocutrice principale : clair et pourtant profond, cerné d’un rouge sanguin qui lui barrait le visage d’une tempe à l’autre. Une hafiz, c’était certain, avec ces traits délicats !