Duncan ne semble pas plus inspiré que ça pour inventer un mensonge concernant son évasion de la maison de Grantier à Bouhen. Il s’échine à affirmer qu’il n’a eu qu’à sortir, accusant presque le défunt collègue de manquement à son devoir. Mes mâchoires se crispent alors que le portier fronce les sourcils, encoléré.
« Tu mens, raclure ! J’te crois pas, Jon aurait jamais laissé faire ça ! »Il lève le poing en vue de l’abattre sur Duncan, mais je m’interpose de vive voix, levant la main pour arrêter le geste du garde qui n’est certainement rien de plus qu’un sous-traitant du personnage que j’incarne.
« Ça suffit ! T’auras l’temps pour ça plus tard. J’vais pas faire attendre Grantier plus longtemps ! »Et d’un geste brusque, j’attire Duncan vers les escaliers, alors que dans un grommellement maussade, l’homme retrouve sa place sur sa petite tour de garde. Il n’y a plus une minute à perdre, et je redoute le brusque changement de taille de la sindel dans mon sac… Je me hâte de grimper la volée d’escalier pour atteindre le chemin de garde supérieur, où une grande porte trône. Je sais que là, je vais devoir la jouer finement. Je n’ai aucune idée de la position de Rewolf Grantier dans son château, ni de la disposition interne de celui-ci, et je ne dois pas éveiller les soupçons des hommes qui le servent en trahissant ma couverture. D’un air que j’espère le plus naturel possible pour le visage de Herlor, j’apostrophe l’un des gardes en poste pour lui demander :
« Où est Grantier ? »L’homme, lui aussi en cotte de maille rehaussée d’une cotte d’armes noire, me toise un instant sans amabilité, avant de me répondre sèchement :
« Dans la salle à manger. »Aucune politesse ni amitié dans cette voix rude. Herlor ne devait pas avoir que des amis, dans la forteresse…. Et ne sachant rien de ses relations avec les autres gardes, je prends conscience qu’il vaut mieux que je ne parle pas trop à ceux-ci. Une fois encore afin de n’éveiller aucun soupçon.
(Salymïa a envoyé sa faera pour te faire savoir qu’il n’y avait pour l’instant pas de garde à l’extérieur.)(Évidemment, que croit-elle ? Nous avons à peine eu le temps d’entrer, pourquoi soudainement une patrouille sortirait de nulle-part ?)(Moi, je ne fais que transmettre !)Et puis quand bien même une patrouille serait sortie à notre arrivée, nous aurions été les premiers au courant. Au moins, je sais qu’ils vont bien, et qu’ils attendent patiemment d’avoir plus d’informations avant d’entrer dans le jeu à leur tour. Remerciant le garde d’un hochement de tête sans parole ni plus d’amabilité que celle dont il a fait preuve, je passe le pas de la porte, et referme soigneusement celle-ci derrière mon passage et celui de Duncan.
Nous nous retrouvons esseulés dans une pièce munie de deux escaliers, partant sur la droite et sur la gauche, ainsi que de deux portes, sur le mur faisant face à l’entrée. Pour avoir observé l’arrangement général de la construction, de l’extérieur, j’en déduis que ces deux portes et ces deux escaliers mènent vers les deux principaux corps de bâtiment. Selon toute vraisemblance, la salle à manger où se trouve normalement Grantier se situe au rez-de-chaussée. Je dois donc choisir entre les deux portes qui s’offrent à ma vue…
Mais pour l’instant, la principale chose à faire est de libérer Aenaria de ma besace. Me baissant vers le sol tout en gardant un œil partout dans la pièce pour veiller à l’arrivée impromptue d’un éventuel intrus, j’ouvre mon sac pour faire sortir Aenaria en modèle réduit. Alors qu’elle sort, je lui adresse la parole dans un murmure, lui donnant ses consignes pour la suite.
« Nous allons nous séparer, maintenant. Je vais aller à la rencontre de Grantier avec Duncan. Toi, essaies de visiter un peu et de localiser les prisons sans te faire repérer. Pas de meurtre pour le moment : ils ne doivent suspecter aucune présence ennemie. Peut-être vaut-il mieux que tu sois près des geôles avant que Duncan n’y arrive… »Au vu de la réaction du garde à l’entrée, la présence de Duncan en ces murs ne s’annonce pas une partie de plaisir pour lui. Je ne peux me permettre de mon côté de rester plus longtemps avec Aenaria. Elle doit se débrouiller seule, maintenant. Pour l’instant du moins.
« Une fois que Duncan sera emprisonné, trouve une solution pour le libérer sans faire trop de vague… Nous devrons attendre la présence des autres pour commencer le vrai combat. D’ici là, personne ne doit mettre Grantier au courant de notre présence ici. Attendez mon signal avant d’agir. »En moi, je sens l’adrénaline battre son plein. L’excitation du danger est bien présente, mais ne doit pas me submerger pour autant. Je dois avoir les idées claires, l’esprit vif et réactif. La moindre erreur peut nous être fatale. Et le moindre indice peut être utile. Je regarde une dernière fois la petite sindel avant de lui faire un sourire empreint de confiance.
« Ça va marcher ! »Et je me relève brusquement pour remettre toute mon attention sur Duncan, lui remettant les mains dans le dos. Au débotté, tout en réfléchissant au choix de porte que je devrai prendre, je lui murmure :
« Garde courage, Duncan. Je ne leur laisserai pas te faire de mal. »Puis, je décide de renifler l’air sortant des deux portes. Très vite, l’évidence est flagrante : la salle à manger est certainement remplie de mets préparés aux odeurs très clairement perceptibles. Certes, elles sont amoindries à travers les portes, mais je devine des odeurs éparses de nourriture derrière la porte de droite. Entamant un mouvement vers cette porte là, je murmure à nouveau :
« En cas de doute, Duncan, il faut toujours suivre son flair… »Et je l’ouvre à la volée, me retrouvant dans un couloir plutôt long, qui se termine au loin par un coude. À mi-chemin de ce coude, deux gardes se tiennent de part et d’autres d’une porte. Reprenant mon air sérieux et sévère de Herlor, j’avance jusqu’à eux en maintenant fermement l’Ynorien devant moi. Arrivé à leur hauteur, je leur jette un regard sec avant de leur demander :
« Grantier est là ? »Ultime vérification, même si les odeurs de plat, maintenant, sont très clairement perceptibles. Le maître des lieux est en train de prendre son repas. Si bien que lorsque le garde me répond en opinant du chef, je ne peux retenir un soupir mental de soulagement. Je ne me suis pas planté… Et derrière cette porte, attablé et sans doute entouré de gardes, Grantier m’attend. Je prends une longue inspiration, sentant mon cœur battre la chamade à l’intérieur de la poitrine. Ma cible se terre derrière cette porte. L’homme que je dois tuer, sans jamais pourtant l’avoir rencontré. Un tyran dangereux et puissant qui en veut à ma vie… Et pourtant, je vais devoir me contrôler, ne pas l’attaquer tout de suite. Cela signerait sans doute mon arrêt de mort, et celui de Duncan. Il faut attendre le moment parfait, et surtout, attendre le couvert des autres amants, pour séparer les troupes de Grantier et couvrir mes arrières lorsque je le combattrai. Je ferme les yeux un instant, mais les gardes ne me laissent pas le temps de la méditation pour garder ma concentration. Celui qui m’a répondu m’apostrophe :
« Hey, ça va ? »Je rouvre les yeux pour le fixer intensément, tentant de masquer ma rancœur pour avoir rompu ce moment important. Mais assez vite, je détourne le regard pour ouvrir la porte sans lui répondre. Et là, j’entre…
Ma pression sur les mains de Duncan s’est raffermie. Le stress s’empare de moi, une bouffée de chaleur dans cette pièce remplie d’odeurs. Je n’ai pas faim, mon estomac est noué. Je ressens même une certaine nausée à pénétrer cette salle à manger. Directement, mon regard se pose sur la tablée. Plusieurs personnes sont attablées là, au centre d’une salle rectangulaire. Des humains, hommes et femmes, et des elfes. Blancs, pour quatre d’entre eux, dont deux femmes, une paire de sindeldi mâles, et un shaakt esseulé. Parmi eux se trouve très certainement la mère de Salymïa, mais je n’y pense qu’une fraction de seconde… Mon esprit n’est pas vraiment à ça. Ils sont tous vêtus de soie, de satin, de velours. Des bourgeois dinant fastueusement, comme si de rien n’était. Six servant encadrent la pièce, prêts à intervenir à la moindre demande de la part des hôtes de marque… Ou résidents temporaires. Prisonniers de luxe, peut-être même, puisque Grantier a fermé ses portes aux monde.
Et puis, en bout de table, Rewolf Grantier. Je n’ai aucune hésitation sur son identité. Tout l’indique comme étant le maître des lieux. Il est vêtu d’une veste de velours brune ornée de fils d’or. Une cravate pourpre enserre son cou, fermant un chemisier blanc. Le même pourpre est repris en nœud lâche, dans ses cheveux d’argent. Il porte une fine moustache savamment entretenue, et sitôt que je le vois, je peux deviner une prestance naturelle et un équilibre certain dans la tenue, même s’il est assis.
Son regard bleuté se fixe sur moi avec sévérité, et intensité. Curiosité aussi. Mais ce n’est qu’alors que je remarque ce qui est le plus frappant chez lui, sans doute. Le plus étonnant, malgré ce qu’on m’a dit de lui.
(Mais il est vieux ! C’est un vieillard !)(Ne te fie pas aux apparences, Cromax. Il a un certain âge, c’est vrai, mais aussi toute l’expérience qui va avec. Et… il ne semble ni sénile, ni sur le déclin physique.)En effet, malgré les rides lui parcourant le front, la commissure des lèvres et des yeux, il se tient droit, et sa carrure est très respectable pour un homme de son âge. Il s’entretient avec attention. Mais alors que je reste là comme un rond de flan, il m’interroge d’une voix glaciale.
« Hé bien, Herlor ? Que signifie ceci ? »Nul doute qu’il a reconnu Duncan. Il attend juste des explications, un rapport, que je m’empresse de lui donner après avoir avalé bruyamment ma salive. Tous les regards sont posés sur moi. Des regards inquisiteurs, curieux, troublés ou offusqués d’avoir été dérangés dans leur dîner. Je décide de mettre les pieds dans le plat, et l’expression est des plus adaptée, au cours d’un repas.
« Cromax est mort. »Par-delà les soupirs et murmures de surprise de l’assemblée, je poursuis sans défaillir.
« Tous les autres sont morts, je l’ai tué de mes mains. Et je vous ai ramené… un souvenir. »Faible rapport, mais qui couvre l’essentiel. J’estime Grantier homme à aller droit au but. Certes il n’est pas du genre à négliger les détails, mais il ne sert à rien d’aller plus profond pour l’instant. Les murmures des convives sont interrompus par un éclat de voix. Un éclat de voix de Grantier… Comme un rire, mais sans chaleur, sans saveur, sans joie. De la froide satisfaction…
« Ah ! Bien, bien. Voilà une nouvelle qui me sied. Gardes ! »Aussitôt, les deux gardes de l’entrée pénètrent derrière moi dans la pièce et attendent leurs ordres de la part de leur maître. Il poursuit presque aussitôt.
« Emmener le prisonnier aux cachots. Veillez à ce qu’il soit traité comme le fuyard qu’il est. »La cruauté la plus brute et froide, indifférente, perle dans sa voix puissante et infaillible. Je ne peux me mettre à la place de Duncan qu’en ressentant une crainte terrible. Sitôt arrivé, ils vont le torturer, le battre… Pas le tuer, car Grantier voudra sûrement s’en charger personnellement. Ou voir la scène, tout du moins… Mais je ne peux cautionner ça. Hélas, je ne peux rien faire sans me trahir et… c’est impuissant que je regarde les hommes de main s’emparer de mon compagnon pour l’entraîner vers la porte que je viens de quitter… Je lui jette un regard désolé que je ne peux retenir, et qui est très vite remarqué par Rewolf, mon ennemi.
« N’aies crainte, Herlor. Tu pourras toi aussi le battre, ton prisonnier. »Je me tourne vers lui avec une envie de lui coller mon poing dans la figure, bien qu’il soit inaccessible, mais mon rôle m’en empêche. Et je mime difficilement un sourire mauvais, que je ne parviens à acquérir qu’en m’imaginant mes lames au travers de sa gorge.
(Préviens Aenaria qu’ils emmènent Duncan aux geôles. Ils viennent dans la direction du hall !)(Tout de suite !)Déjà, Rewolf lève sa coupe d’argent remplie d’un vin rouge foncé, presque noir.
« Je dédie ce repas de fête à cet incapable qui était censé mettre fin à mes jours, ce Cromax. Si le Temple n’a rien trouvé de mieux, c’est que je suis le meilleur ! »Ça me fait tout bizarre d’entendre mon nom à la troisième personne… Mais la haine monte en moi lorsque je l’entends parler de ma propre mort. Ses invités lèvent leur verre et boivent à ce toast immonde. J’attends quelques secondes pour me tempérer avant de reparler.
« Maître ? Je crains n’avoir été suivi par les dernières troupes du Clan des Roses. Peut-être devrait-on envoyer une patrouille aux alentours pour vérifier ? »Son regard glacial se plante à nouveau sur moi, comme si je n’avais déjà plus rien à faire là. Aucun remerciement, aucun honneur pour avoir mis fin à la vie de Cromax. Herlor n’est qu’un vulgaire sous-fifre soumis, et son dirigeant s’approprie tout le mérite de ma mort. Je serre les poings alors qu’il me répond sèchement.
« Qu’ils viennent ! Je vais faire doubler la garde sur les murs, et ils s’écraseront comme l’eau d’une chute sur un roc. »Sa décision est unanime, ne souffre pas de la moindre hésitation, ni de la moindre ouverture au débat. Cette partie du plan tombe littéralement à l’eau, et je sens la panique m’envahir.
(Lysis ?)(Oui. Aenaria est prévenue pour Duncan. Et je file prévenir la faera de Salymïa pour ce qui est du refus de Grantier d’envoyer une patrouille.)(Dis-leur aussi de rester calme, de trouver une solution. Je cherche aussi de mon côté, pour leur offrir un moyen d’entrer.)(J’y vais.)Mais de quel moyen ? Eux ne trouveront rien, parce que cette citadelle est impénétrable. Et de mon côté, à moins de fouiller l’entièreté du château, au risque de me faire prendre, il n’y a aucune solution non plus. Ça mettrait trop de temps. Aenaria serait découverte, et Duncan mis à mort. Je sens un vertige m’assaillir… Je défaille. J’ignore si la pâleur peut se lire sur le visage d’emprunt que j’ai, mais je sens le sang quitter mon visage.
« Maître, j’aspire au repos, après ce long périple. »« Hé bien va te reposer, alors ! Et demain, aux premières lueurs de l’aube, viens me trouver pour me faire un rapport détaillé. Tu peux disposer. »Et sans plus me prêter attention, il se tourne vers ses compères, pour continuer son dîner. C’est un cauchemar, un début d’échec cuisant. Je n’aspire qu’à le voir mort… Car je sais que je devrai le tuer avant l’aube, désormais.