En quittant la chambre de Herlor sous les traits du mystérieux Onyx, Lysis tient à me contacter mentalement, pour me transmettre un message de mes alliés. Un instant, je pense que c’est Salymïa qui répond à mon précédent envoi, mais je suis vite ramené à la réalité, une réalité qui ne peut que m’arracher un soupir de soulagement.
(Crominou ? Aenaria est parvenue à sauver Duncan de la prison. Il est tiré d’affaire.)
J’opine inutilement du chef à l’énonciation de cette bonne nouvelle. Voilà un poids en moins pour moi poursuivre cette mission. Ou la commencer, dépendamment du point de vue. Car c’est bien une mission dans la mission, que je suis en train d’accomplir là. D’une démarche altière ne cherchant pas à se montrer discrète, je m’avance jusqu’aux escaliers, suivant mentalement le trajet que m’a indiqué l’elfe noir délicat. Le même que j’ai pris pour grimper jusqu’ici, pour l’instant. Je longe donc le couloir abritant les chambrées, individuelles ou communes, des gardes de Grantier. J’espère ne croiser aucun d’entre eux, car je devrais inventer un pieux mensonge pour justifier la présence d’Onyx dans leur quartier, ce qui n’est pas réellement dans mes projets, ni mes envies. Par chance, les logements des gardes sont sans doute l’endroit le moins gardé de toute la bâtisse. En toute logique, d’ailleurs. Garder des gardes serait un comble.
C’est sans encombre, donc, que j’atteins les escaliers et que je descends ceux-ci pour atteindre le hall d’entrée du palais, toujours aussi dégarni. Mais alors que j’entreprends de grimper l’autre volée d’escaliers, une voix m’interpelle.
« Ser El’Thriss, quelle surprise de vous voir là ! Vous aviez l’air si pressé de trouver le sommeil lorsque vous nous avez quitté, tout à l’heure. »
(Merde…)
Je me tourne vers l’origine de la voix. Deux des elfes blancs qui étaient attablés avec Grantier s’approchent des mêmes escaliers, bras dessus-bras dessous. Un couple, apparemment. Et des enfarinés de bourgeois inutiles, si j’en crois leurs habits riches, faits de soieries fastueuses et colorées, et leurs bijoux d’or et d’ivoire. L’homme arbore même un diadème entrelacé fait d’ébène, alors que sa compagne se contente d’une légère et discrète chainette d’argent faisant pendre sur son front une émeraude délicate. Ils s’approchent tous deux, et j’attends de les avoir tout proches de moi pour leur répondre, ce qui me laisse quelques secondes pour trouver une fabulation plausible. Je décide d’opter pour la simplicité et l’imprécision de mes mots.
« Oh mais je m’y rendais justement. Quelques tours et détours m’auront retenu. »
Dans la peau de mon personnage jusqu’au bout, je me pare des quelques rares mimiques que j’ai enregistré de lui, durant notre courte entrevue. J’espère ne pas le singer de travers. Ces Hinions semblent bien le connaître, et je serais ennuyé de rater mon interprétation. L’elfe qui m’a adressé la parole semble mordre à l’hameçon, répondant du tac au tac, d’un air entendu :
« Oh, bien sûr oui. Montons ensemble alors, voulez-vous. »
Cette réponse évasive me crispe plus qu’elle ne me soulage. Car s’il a effectivement gobé ce que j’ai dit, c’est qu’il est quelques pratiques secrètes dont il vaut mieux éviter de parler, au sein du Palais. Et je n’ose imaginer, connaissant Grantier de réputation, ce que sont ces activités. Je leur fais signe d’entamer la montée des marches à mes côtés, et je remarque les yeux verts de la compagne de mon interlocuteurs étrangement fixés sur la forme de ma besace à travers la cape d’Onyx, à l’intérieur de laquelle j’ai rangé mon matériel inutilisé actuellement, dont ma cape, mon diadème, ma lame métamorphe. Voyant son regard intercepté, elle me lance un sourire pieux, que je trouve néanmoins empreint de lourds sous-entendus, et je me retiens de pouffer en imaginant la tête de son compagnon s’il découvrait qu’elle entretenait des relations adultères avec un elfe noir… Ce qui est sûrement le cas. Les yeux ne mentent pas.
Je me surprends à la trouver agréable et jolie. Parée de l’élégance naturelle de ceux de son espèce, ses habits mettent en valeur sa silhouette diaphane. Un corset ajusté souligne sa taille de guêpe, et rehausse sa poitrine, offerte au cœur d’un généreux décolleté. Les froufrous de sa robe accentuent le déhanché délicat de sa démarche. Et pourtant, toute attirante qu’elle est, elle me semble moins sensuelle que Pulinn, moins voilée de mystère que cette elfe blanche de Tulorim, que jamais il ne m’a été donné de revoir, après notre nuit au cimetière, à dormir sur les tombes. Ses yeux, bien que d’une couleur agréable, semble fanés, fatigués. Comme une fleur délicate qui n’aurait plu vu le soleil depuis longtemps.
J’analyse si bien son physique que nous voilà bientôt arrivés en haut des escaliers, sans qu’un mot ne soit prononcé. L’homme, bien fait de sa personne, lui aussi, avec cette soyeuse chevelure immaculée attachée en un nœud coquin à l’arrière de sa nuque, et ce regard bleu intense, ouvre une porte donnant sur un couloir. Selon l’explication d’Onyx, la première porte à droite est celle du bureau de Grantier. Un garde fait le pied de grue devant celle-ci, et curieusement, je suis heureux de ne pas débarquer seul ici. Même si du coup, je ne vais pas pouvoir y entrer tout de suite, devant avant tout me débarrasser de ce couple d’elfes. Sans prêter la moindre attention à l’homme en faction, nous passons la porte pour bifurquer à un coude menant sur un couloir parcouru de plusieurs portes espacées. Les appartements des invités de Grantier. Deux nouveaux gardes font des allez-retours dans celui-ci, et j’en aperçois un autre, en poste devant la toute dernière porte, de face. Les appartements du maître des lieux, sans doute. Là où nous devrons œuvrer, cette nuit.
Ma seule espérance, pour le moment, est que la chambre d’Onyx est située plus loin que celle du couple d’Hinion. Pourtant, c’est eux qui soudainement s’arrêtent devant une porte en me regardant. Comprenant rapidement, je m’incline légèrement tout en leur affirmant poliment :
« Je vous souhaite donc une agréable nuit. »
Ce à quoi l’elfe me répond :
« Puisse-t-elle l’être pour chacun de nous. Dès demain, Ser Grantier sera peut-être moins à cran. »
Je hoche la tête d’un air entendu, véritablement satisfait qu’eux aient au moins cru à notre petit tour de passe-passe, à notre numéro, à notre mensonge. Et sans plus tarder, je pénètre dans l’antre d’Onyx. Munis de deux pièces, ce petit appartement est compartimenté entre un espace de réception, un petit salon agréable muni d’un bureau, et la partie chambre, où le lit fait face à une baignoire de pierre. Les décorations sont sobres, mais de bon goût. Je sais que j’ai quelques minutes à perdre avant de pouvoir ressortir, afin de m’assurer que le couple a rejoint ses propres appartements. Je décide de les rentabiliser en fouillant ces appartements. Je ne sais toujours pas si je dois accorder ma confiance à cet individu…
(Si tu avais eu ta cape sur toi, tu l’aurais su. As-tu oublié son pouvoir ?)
(Non… Mais elle aurait pu être reconnue par Grantier, s’il l’avait vue. C’était un risque que je ne pouvais pas courir, que de l’arborer en ces lieux.)
Je m’échine donc à fouiller la pièce, à la recherche du moindre indice pouvant percer à jour les buts réels de cet Onyx. Mais au bout de plusieurs minutes de vaines recherches, je dois me résoudre à conclure que je ne trouverai rien. Soit Onyx est un agent infiltré particulièrement professionnel, soit c’est un bluffeur de génie. Rien ici ne peut le compromettre, en tout cas. Aucun indice le concernant. J’espère que mes recherches dans le bureau de Grantier s’avèreront plus fructueuses. Il est temps, d’ailleurs, de m’y rendre. Je vérifie mon apparence dans un miroir, me surprenant moi-même en ces traits inconnus d’elfe noir à la peau si sombre, et leur accordant toute ma satisfaction, je quitte la pièce. Dans le couloir, il n’y a plus que les gardes, qui ne prêtent que peu d’attention à ma présence. Rapidement, et sans leur accorder le moindre regard, je passe le coude pour me retrouver face au gardien de la porte, complètement démuni car je n’ai pensé à aucun plan pour passer ce vigile attentif. Le corrompre ne me servirait à rien, car tous ces hommes sont mus par la peur de Grantier. Et que nul or ne saurait remplacer leur vie. Je décide donc d’adopter la ruse pour entrer.
« Laisse-moi entrer. Ser Grantier m’a ordonné de lui amener quelque papier au rez-de-chaussée. »
Le garde me regarde, l’air interloqué, et s’insurge poliment :
« Mais monsieur, cette pièce est privée, vous le savez. Grantier n’y autorise l’accès à personne. Je ne peux vous laisser passer ! »
Je fronce les sourcils, dans un superbe jeu d’acteur singeant le courroux contrôlé, et poursuis :
« Je vous dis que je suis là sous ses ordres. Vous n’aurez qu’à lui faire rapport de ma venue, puisque visiblement vous ne me faites pas confiance. On verra s’il récompensera votre zèle, ou s’il vous châtiera pour avoir douté de moi. Personnellement, je n’ai aucun doute sur ce qu’il choisira entre la récompense et la punition. »
Mon regard se fait insistant, droit et assuré. Celui de l’humain vêtu de sombre, en revanche, se perd à s’abaisser. Et dès lors, je le sais vaincu, succombé par la peur que lui inspire Grantier. Une peur dont j’ai su jouer pour manipuler ce cerbère zélé. S’effaçant, sans plus un mot, il ouvre la porte pour me laisser entrer, et je pénètre le bureau en refermant derrière moi, ricanant intérieurement de mon génie… juste avant d’être frappé par la netteté du rangement de la pièce. Impeccable, de nombreux parchemins sont rangés dans des étagères, sous de lourdes couvertures de cuir amovibles. Le bureau en lui-même, massif, robuste, trône majestueusement au centre de la pièce, muni de plusieurs plumes et encriers, aux couleurs différentes. Mais je ne perds pas de temps à admirer la décoration. Je sais que ma présence ici est indésirable, et que je dois faire vite pour trouver ce que je cherche.
Tout naturellement, mes recherches me mènent vers ces classeurs de cuir, arborant en gravure les thèmes des documents qu’ils contiennent. Comptes, personnel, affaires secrètes, jardins, aussi nombreuses sont les matières abordées dans ceux-ci. Quand enfin je tombe sur le tome « architecture », je l’ouvre tout aussitôt, et par une chance insolente, je tombe directement sur les plans originaux de la bâtisse. Ils sont un peu imprécis sur l’utilisation faite de chaque pièce, mais l’entrée du souterrain y est clairement indiquée. Dans une salle à l’arrière du Palais, avec un accès vers les deux corps de bâtiment, au rez-de-chaussée. À l’opposé de l’entrée, en réalité. Je glisse ces plans dans ma besace et prends soin de bien ranger ce que j’ai dérangé, avant de quitter la pièce alors que le garde, rongé d’anxiété, soupire d’aise en me voyant sortir. Je ne lui accorde pas la moindre attention, et file vers l’étage inférieur, tournant vers l’aile dans laquelle Grantier n’est pas pour longer tout le long couloir que sans doute, Duncan a emprunté. Les gardes, à ce niveau, ne me prêtent pas la moindre attention. Je passe la porte du fond, et atterris dans une pièce plutôt vaste, toute en longueur. Une salle d’entrainement, munie de tapis d’escrime, d’armes diverses pour s’entraîner à de multiples techniques, et de mannequins marqués par les coups de fer.
Il ne me reste plus qu’à chercher l’ouverture du passage, désormais… Et à prévenir les Amants.
(Oui. Je m’en occupe. Je leur dis quoi ?)
(Que j’ai trouvé l’endroit où débouche le souterrain. Fais transmettre également à Aenaria de me rejoindre ici avec Duncan. Dans la salle d’entraînement, au sud du bâtiment, tout au bout du couloir.)
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