Herlor n’est pas riche en habits, ou en tout cas pas en diversité. Intégralement noires, ses frusques se ressemblent. Une garde-robe digne d’un homme fidèle à Grantier : dénuée de toute personnalité, sans chaleur, sans élégance. Tout dans l’asservissement aveugle et la praticité, la rudesse. Ces mornes vêtements ne sont qu’un indice supplémentaire du manque de cœur du maître des lieux, qui non content d’uniformiser ses hommes, les privent de toute vie privée, de toute intimité. Car si ma cible est connue pour ses frasques avec les dames et damoiselles de tous bords, et ses mœurs légères, ça ne doit absolument pas être le cas de ses hommes. Hommes, oui, car je n’ai pour l’instant vu aucune femme au service de Grantier. Aucune distraction permise pour des hommes en service ou au repos, si tant est qu’ils en aient. Porter le noir est donc ma seule opportunité, et cela ne me sied qu’à moitié. Arborant le visage d’un servant, je serai bien trop rapidement percé à jour. Et Herlor ne peut décemment plus se balader dans le château, après avoir affirmé manquer de sommeil.
C’est alors qu’un bruit se fait entendre, du côté de la porte. Quelqu’un approche, et pose la main sur sa poignée. Je n’ai que trop peu de temps pour réagir, et je retourne vivement la tête vers mes méfaits encore non-dissimulés : un jeune éphèbe égorgé, se vidant lentement de son sang sur le lit d’un autre, imbibant draps et matelas, ainsi que ses habits de servant. Mon armure a repris sa physionomie originelle, et aucune excuse ne me vient pour expliquer ce crime sans me trahir, sans révéler ma présence. Ma main se porte à mon arme alors que la poignée se baisse, et je la dégaine lentement, sous le couvert du grincement du panneau de bois sur ses gonds. Mes doigts sont crispés, et ma respiration est maintenue à l’arrêt, en suspend.
Et mon visiteur impromptu m’apparait, sous les traits de l’elfe noir qui était attablé avec Rewolf Grantier et ses invités. L’unique de son espèce. Ses traits sont encore assez frais dans ma mémoire pour que je le reconnaisse aussitôt. Deux yeux sombres, un visage sans aspérité, mais marqué d’une certaine témérité. De longs cheveux filasses entièrement blancs, lui tombant sur les épaules. Deux sourcils blancs fournis, mais non broussailleux. Juste suffisamment marqués pour qu’ils accaparent l’attention sur le teint mat et obscur de cette peau d’obsidienne. Silencieux, visiblement non surpris de voir un homme le menacer d’une lame toute aussi sombre que son apparence, il avance d’un pas dans la pièce, avant de refermer la porte derrière lui. Je reste coi devant cette arrivée inattendue, et continue d’observer mon visiteur. Soulignant encore la ténébreuse apparence de sa race, le shaakt est entièrement vêtu de noir. Un fin plastron de cuir noir, plus décoratif que réellement efficace en combat, surplombe une chemise de soie assortie. Des chausses moulantes, et de longues cuissardes du même cuir noir. Sa démarche assurée, mais légère, est élégamment ornée du drapé sombre d’une cape d’ombre au tissus fin, mais suffisamment lourd pour tomber droit et net le long du corps de l’inconnu.
Je lève un sourcil stupéfait devant son attitude relâchée et détendue.
(Tue-le ! Nul ne doit connaître ta présence ici. Sous ses airs de maître zen, il pourrait très bien appeler la garde sans prévenir !)
(S’il avait voulu le faire, il l’aurait sans doute déjà fait !)
(La stupeur peut ralentir un homme, et elle peut prendre bien des visages. Ne lui laisse pas le temps de reprendre ses esprits, tues-le !)
(Non ! Sa présence ici n’est pas innocente.)
Et comme pour prouver mes pensées, l’elfe prend la parole d’un ton grave.
« Enfin vous voici, chevalier. Je désespérais de vous voir un jour arriver. »
Stupéfait, c’est moi qui le suis face à cette réplique surprenante. Je décide de rester dans mon rôle, cependant. Aucune imprudence ne doit m’être accordée. Quitte à me faire passer pour un serviteur retors et meurtrier, je ne dois pas révéler mon identité.
« Je ne vois pas de quoi vous voulez parler ! Que faites-vous là ? »
Tout aussitôt, il me répond sans se départir de son calme placide.
« La question est avisée, et je ne vous la retournerai pas. Je ne suis pas sans ignorer vos projets de meurtre sur la personne de Rewolf Grantier. Vos habiles subterfuges ne trompent pas tous les yeux ou toutes les oreilles, et il est des esprits affutés dont il vous faut vous méfier. Je travaille pour le Temple, je suis agent infiltré. Maître de la furtivité, Onyx, vous pouvez m’appeler. »
(Onyx ? Un nom de code ? Et ce titre, se pourrait-il que…)
Je n’ai guère le temps de me poser plus de questions qu’il poursuit immédiatement.
« Le prisonnier n’est sûrement pas votre seul atout. Où sont vos autres compagnons ? Quelle est votre stratégie ? Vous pouvez compter sur moi pour vous servir de guide et de soutien, en ces murs. Si le combat n’est guère ma voie, je n’ai nul pareil dans les entreprises discrètes. »
Je reste bouche bée devant le culot de cet étranger qui pourrait très bien se trouver actuellement devant un fervent partisan de Grantier. Sa force de conviction est puissante, mais je ne sais si je dois lui accorder ma confiance.
(Au pire… Tu pourras toujours le tuer !!!)
Lysis et ses idées fixes… Je lui envoie une pichenette mentale taquine avant de prendre ma décision : je vais jouer cartes sur table. Ou presque…
« Personne d’autre n’a pu entrer, et ma tentative pour leur ouvrir une voie s’est soldée par un échec… Connaîtriez-vous un moyen ? »
Je tais sciemment la présence d’Aenaria, le nombre exact d’alliés, et tout le reste de notre stratégie. Si lui souhaites me piéger, c’est en tout cas à mon tour de tester ses dires. Sans l’ombre d’une hésitation, il me répond :
« Il existe un tunnel. Un souterrain créé pour s’échapper du Palais. C’est une information que Rewolf a partagé à ses plus proches collaborateurs, ici. Et que j’ai su leur soutirer par la suite. Hélas, aucun ne connaît son emplacement, ni l’endroit où il débouche. Il leur a seulement assuré qu’il existait un moyen de fuir cet endroit si un assaut tournait mal. J’ai cherché en vain ce souterrain, depuis lors… J’imagine que si vous aviez amené une armée, nous l’aurions remarquée, et vous ne seriez pas là, mais à sa tête. Vous ne prendrez donc pas cette forteresse, à moins de découvrir le passage… et… il y a peut-être un moyen. »
(Le souterrain existe ! File prévenir la faera de Salymïa ! Ils n’ont rien dit à ce sujet ?)
(Si, j’ai reçu deux informations successives et contradictoires à ce sujet… J’attendais une troisième version pour t’en parler, mais apparemment, c’est bon : ils sont dans un tunnel.)
(Tu aurais pu le dire plus tôt ! File maintenant !)
Et subtilement, je sens sa présence quitter mon esprit, alors qu’elle fuit porter mon message. De mon côté, je réponds à l’homme, feignant une impatience pas tout à fait erronée.
« Quoi donc ? Quel moyen ? »
« Ça serait dangereux, à n’en pas douter. Ce n’est pas une mission à prendre à la légère. Il faudrait vous infiltrer dans le bureau de Grantier, dans l’autre aile, à l’étage, pour trouver les plans de construction. C’est un bureau privé, et nul n’y est admis. S’il cache ces plans quelque part, c’est là qu’ils sont. Je n’ai pu m’y rendre moi-même, de peur de faire choir ma couverture. »
Curieusement, cette stratégie sonne faux à mon oreille. Je pressens un piège, mais n’ai le choix que de faire confiance à ce curieux personnage. Ou si pas de lui faire confiance, au moins suivre ce qu’il me dit de faire en rentrant dans son jeu. J’opine du chef à ses paroles, d’un air sentencieux, avec ces traits de jeune homme qui ne sont guère les miens. L’elfe noir me raconte alors avec moult détails la voie d’accès jusqu’au bureau de mon ennemi, cependant quoi je ne peux que m’interroger davantage sur le jeu qu’il joue. À la fin de son laïus, je lui demande :
« Viendrez-vous avec moi ? »
« Non. Vous serez plus discret si vous êtes seul, et surtout… je vais vous fournir le moyen d’accéder à ce lieu sans vous faire surprendre. Vous semblez maître dans l’art du déguisement : Herlor, puis ce jeune serviteur… Il me tarde de vous voir sous votre vrai visage… En attendant, ce sont mes traits que vous prendrez. »
Il se débarrasse de sa large cape noire, pour me la passer autour des épaules, par-dessus mon équipement.
« Enfilez-donc quelques habits noirs, par-dessous cette cape. Je resterai dans cette chambre pour dissimuler ce corps, et éviter que quiconque m’aperçoive à un autre endroit, au même moment. »
Je rengaine ma lame, après avoir vérifié qu’il n’était guère armé. Aussitôt, il se détourne de moi pour inspecter le cadavre exsangue, me laissant tout le loisir de passer l’une des larges tenues de Herlor par-dessus mon armure fine – et heureusement – au-dessus de quoi je noue la cape de l’elfe. Profitant d’un moment d’inattention de sa personne sur moi, je prends sans tarder ses traits, dans les moindres détails, et finis par lui dire :
« Je suis prêt. »
Il se retourne vers moi, et pour la première fois, je vois chez lui une réaction de surprise. Un tressautement subtil dans ses yeux noirs, à peine perceptible. Et il ne s’en cache pas.
« Oh. Voilà qui est surprenant ! Jamais il ne m’avait été donné de me voir aussi bien. Les miroirs sont certes efficaces, mais si plats… »
Curieuse dérive esthétique, alors que l’heure est grave. Mais il se rattrape aussitôt en désignant la porte.
« Courage, chevalier. Les Amants comptent sur vous. »
Et je me dirige vers cette porte, la passant et la fermant derrière moi, un peu abasourdi de cette rencontre inattendue… mon objectif direct est néanmoins plus clair : sous ces traits ténébreux, je dois me rendre dans le bureau de Grantier.
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