Mes yeux sombres avisent la montée et l'affirmation progressive de la Lune. Le grincement des roues de la carriole sonne encore plus sinistrement. Lyïl ne vole pas directement à l'aplomb du véhicule, mais en demeure assez proche tout de même. J'abaisse un peu le nez sur la main claire du protecteur, rivée à mon abdomen. Je songe vaguement aux derniers événements.

La patrouille shaakte n'était pas franchement ravie de notre présence, ni lorsque Myrimak s'est mis entre nous. Nous n'avons eu que quelques minutes pour nous reprendre et partir avant que les flèches ne nous prennent pour cible. Saloperies de géants ! Si je ne m'étais pas autant dépensé, je leur aurais volé dans les plumes !

En prime, ces imbéciles qui ont pris leur temps pour se pointer nous ont presque accusé d'avoir indirectement causé le trépas d'un des leurs. Et un coup de dague en plus dans le cœur du protecteur. Cette mort m'indiffère, mais Dae'ron semble avoir eu du mal à accuser le coup. Le départ a été si précipité que Myrimak a à peine eut le temps de nous fournir le reste de vivres et d'aider Razar à envelopper le corps du bouleau dans l'un des tissus du chariot. Parce que oui, en plus d'avoir repris la route sans nous reposer, nous avons en plus la compagnie d'un cadavre ! D'arbre, d'accord, mais qui bougeait et causait comme un géant normal encore récemment.

J'abaisse le regard sur le véhicule. Razar rajuste l'étrange attelle qu'il s'est rivé au pif, son autre bras soutenant le petit elfe vert. Silence pesant pendant ces heures en direction du royaume hinïon. Je devrais être ravi de ce calme. Mais là encore, ce n'est pas le cas. L'objectif n'a pas entièrement changé. Ramener le bouleau et l'enfant dans la forêt de Cuilnen, le premier pour le rendre à son sol natal, l'autre pour le confier à de la famille.

Le soir venu, nous nous arrêtons en vue de la lisière forestière. Aucune rencontre d'aucune sorte, à croire que soit les patrouilles de la frontière sont un mythe, soit nous ne l'avons pas encore approchée. Nous nous rassemblons autour du feu de camp. Là encore, à part des mots de remerciement au partage de vivres, pas un son n'est émis. Enfin si. Une fois emmitouflés dans leurs couvertures, le petit taurion recommence à pleurer contre Razar. La vision fait s'éloigner puis se percher Dae'ron sur la branche d'un arbre esseulé.

"Rien n'est plus comme avant, hein Lyïl ?", fais-je en lissant son plumage, le harney faisant de même avec l'une de mes ailes.

Après avoir aperçu la silhouette assise et vaguement éclairée par la lune du protecteur, je décide de monter le rejoindre. Je ne sais pas vraiment pourquoi. C'est juste mon envie du moment. Il me tourne le dos, et je peux voir sa javeline profondément fichée dans l'écorce à sa gauche. S'il a remarqué ma présence, il n'en montre aucun signe. En tous cas, pas avant que je sois presque arrivé à sa hauteur.

"Comment tu te sens ?", s'enquiert-il sans m'adresser un regard.

"Je te retourne la question.", fais-je sur le même ton.

"Eh... Ce n'est pas vraiment une réponse, ça.", sort-il avant d'effleurer l'emplacement de ses récentes blessures. Il se tourne un peu vers moi et avise mes ailes dénuées de leur teinte argentée, puis mon visage partiellement noirci.

"Œil qui pique et légère fièvre.", anticipé-je avant de venir m'asseoir à sa droite.

Je m'efforce de ne pas mal le prendre quand il touche du bout des doigts une plume noire. À voix basse, je l'entends demander ce qui s'est passé. Entre me montrer honnête et l'accabler ou user de fausses paroles pour atténuer le choc, mon choix est fait.

Franchise brutale.

"C'est entièrement de ta faute.", commencé-je avant de durcir le ton. "Quelle idée de te fourrer entre ce kadu et moi ! T'as pensé que c'était la meilleure chose à faire ?"

Je sais bien que non, mais je lui en veux surtout pour son acte débile. Peu importe le danger, faire rempart de son corps était stupide. Il ne réplique pas et même se ferme grandement. Je pousse un soupir violent et exaspéré à son manque de répartie. Dae'ron semble de plus en plus mal à l'aise, mais quand il cherche à se relever pour partir, fuir je dirais, j'agrippe fermement son poignet de ma main claire.

"J'ai des choses à te raconter. Mais si tu n'es pas intéressé, je ne te retiens pas.", le provoqué-je en le lâchant et reportant mon attention ailleurs.

D'un côté, j'ai envie qu'il parte pour ne pas devoir revivre encore ces souvenirs qui ont récemment volé mes nuits. De l'autre, je veux qu'il ressente aussi le poids du lien qu'il m'a forcé à établir avec lui. Et qu'il reste là, avec moi, à comprendre la souffrance dont il est à l'origine.

J'agis comme si de rien n'était, croisant les chevilles et les laissant pendre le long de cette branche. Un élan de triomphe m'emplit lorsque le protecteur se rassoit et imite ma posture, tête basse. J'ai gagné ! Mais aussi perdu, car il reste pour m'écouter. J'inspire lentement et chasse une mèche blonde de mon visage. Une question toute bête me vient.

Par où commencer ?

J'inspire lentement, rassemblant mes souvenirs. C'est la toute première fois que je fais autant d'efforts pour quelqu'un. Dae'ron a su se faire assez important pour que non seulement je ne cherche plus à le tenir à distance avec autant d'entêtement, mais aussi... À presque me causer un brin de gêne à la pensée qu'il se méprenne à mon sujet. Oui, ce qu'il pense de moi commence à peser dans un coin de ma tête.

Quand je l'ai abandonné au village des porteurs de bonnets, je pensais laisser tous ces tracas derrière moi. Autant faire face à l'évidence. D'une façon qui lui est propre, il parvient à me détourner régulièrement de ma voie du sang et de la vengeance. Sauf contre ces kadus. Mais ce n'était pas ce sang-ci que j'ai pour but de faire jaillir...

Je commence mon récit. La façon détachée et banale dont je conte mon départ de Bouh-Chêne fait tressaillir le brun. J'enchaine. Le mot dans la poussière créé par la volonté de l'Orbe de Nostrad, le trajet affreux dans les machines des elfes gris et mon arrivée à Yarthiss. Je relate les faits, un par un, mais plus je songe au passage à venir des épreuves, plus mon ton reflète mon amertume.

J'évoque brièvement cette puante cité géante, résumant ma recherche d'indices à son minimum. À une pause, je remarque l'expression du protecteur. Il me regarde un peu, bras croisés. Plus je progresse dans mon récit, et plus il s'assombrit. Qu'est-ce qui lui passe en ce moment entre les spirales... Là, je dois admettre que j'aimerais bien savoir.

J'élude ma recherche du Sanctuaire du Renouveau, et évoque ensuite les épreuves que j'ai traversé. Les rares marques de brûlure du test du feu sont masquées par la corruption. Je mentionne à peine les géants changés en statue par la gorgone, tout comme l'épreuve de la foudre.

"Il restait celle de l'obscurité.", poursuis-je avant de me murer dans le silence.

Je le détaille longuement, chose qui semble le gêner de plus en plus. La maîtrise de ma pensée ne revient qu'au moment où il m'interpelle. J'écarquille les yeux puis me ressaisis. Je décris alors brièvement la salle vide, évoque la mise en garde. J'allais y affronter cauchemar et douleur. Les yeux du brun s'agrandissent et sa curiosité inquiète se lit sur ses traits.

"Pour sortir de là, je devais tuer quelqu'un.", fais-je avant de river mon regard à ses pupilles. "Toi."

Dae'ron essaie de se maitriser, mais je devine aisément sa peau se hérisser. De froid, peut-être. À cause de la violence glacé de mon ton, sûrement. Il finit par secouer la tête.

"Mais cela n'a pas de sens.", commente-t-il en se frottant la tête. "Nous n'étions pas sur le même continent."

"Je suis arrivé à la même conclusion.", lancé-je en levant ma main noire dans un geste nonchalant. "J'ai refusé d'obéir."

"Ce n'est... Pas surprenant, de ta part. Et c'est assez rassurant.", tente le brun, avec un début de sourire, auquel je ne réponds pas.

"Rassurant ?", répété-je amèrement. "D'après toi, que s'est-il passé ?"

Le protecteur demeure silencieux, semblant réfléchir. Il émet alors plusieurs hypothèses. Une porte dissimulée, l'intervention d'un autre protagoniste et finalement une lutte forcée, déclenchée par l'illusion. À toutes, je fais un signe de tête négatif, causant une inquiétude de plus en plus grande chez mon interlocuteur.

"Tu t'es sacrifié.", finis-je par dire froidement en revoyant encore cette scène sanglante et insupportablement douloureuse. "Tu t'es servi de Plume d'Argent pour t'ouvrir la gorge.", expliqué-je en mimant le geste, finissant par dévoiler les dents. "Tu comprends, Dae'ron ? Je t'ai vu mourir, pour moi.", sifflé-je soudain en me levant.

Je pensais pouvoir lui expliquer calmement. Erreur. Je serre les poings, évitant de le regarder.

"Et t'as rien trouvé de mieux que de me faire revivre ça !", grincé-je en le devinant me dévisager, puis observant ma peau teintée de noir, brûlant comme un feu couvant sous la cendre. Je pousse un soupir. "Pour tenir, je me suis accroché à ma haine. Et j'ai écouté le Cœur Sombre, de mon plein gré.", conclus-je en abaissant mes ailes obscures.

Le protecteur est un long moment silencieux, comme abasourdi. Il a de quoi. Après avoir défié et désobéi au Coeur Sombre pendant tout ce temps, j'ai sciemment usé de sa puissance. Par sa faute. Il culpabilise davantage.

"Je suis désolé.", parvient-il à faire entendre en se plaquant les mains sur le visage. Aucune réplique pour se défendre. Il encaisse difficilement le choc et accepte la responsabilité sans poser la moindre question. La détresse des autres ne me fait rien, mais pas la sienne. Non, pas la sienne.

"T'avise plus de mourir devant moi.", soufflé-je en mettant un genou sur la branche et ma main claire contre son épaule. "Tu manquerais à Lyïl."

"Pfff.", s'amuse le brun avant de me jeter un regard brillant. "Et toujours pas à toi ?"

Ma langue claque d'elle-même.

"Crétin !", grondé-je en assénant un revers de main à son bras. "Je... Juste... Crétin.", soupiré-je en finissant par appliquer le dos de mon poing fermé contre sa peau pendant que je m'assois, tirant un petit rire las de mon congénère.

Agacé, je sens mes traits se durcir un peu. Je suis là, non ? Cela devrait bien parler pour moi ! Malgré la tentative de Dae'ron pour me piéger avec sa question, je ne lui en veux pas vraiment. J'oublie presque même, quand il finit par poser timidement une main contre mon poing clos et le serrer un peu.

Le trajet a été éprouvant pour tout le monde. C'est juste la fatigue qui commence à dangereusement m'accabler. C'est la seule raison que j'accepte au fait de sentir mon muscle cardiaque un peu accélérer.

J'ai hâte et suis pourtant contrarié à l'idée d'aller me coucher. Par mes ailes, quelle journée !

C'est après un court trajet au soleil levant que le groupe entre dans la forêt. Il ne faut d'ailleurs pas longtemps avant qu'un taurion adulte ne manifeste sa présence. Je ne lui prête qu'une attention minime, à lui comme au jeune elfe mâle qui l'accompagne. Je suis davantage préoccupé par les cernes du protecteur. Cette nuit, à chaque fois que j'ai ouvert un oeil, je l'ai vu assis dans son hamac ou debout sur sa branche. Pire, depuis ce matin, il a de plus en plus de mal à masquer son air coupable en regardant le gamin elfe verdâtre.

L'adulte aux oreilles en pointe écoute le récit des événements et accepte rapidement d'aider les géants à rendre le corps du bouleau à la forêt. Et pendant qu'ils s'affairent au pied d'un arbre immense, je note que le protecteur surveille nerveusement les alentours.

"Troublé ?", lancé-je sans y accorder trop d'importance.

"Oui.", fait-il honnêtement. "Tous ces événements m'ont fait oublier où nous sommes."

"Et ?", insisté-je à son soudain silence.

"Ma colonie d'origine se trouve quelque part dans cette forêt.", me confie-t-il en enserrant sa lance d'argent contre lui.

Ce qui signifie femelles à plumes possiblement dans les parages. Sauf que je n'ai aucune envie de gaspiller la moindre parcelle de ma pensée pour songer à ces emplumées. Mais s'il y a une colonie au moins, mieux vaut éviter de faire connaître notre présence. Dae'ron n'est pas en état de lutter. Moi non plus, du reste.

Peu à peu, nous assistons à la disparition du visage de bois sous la terre. Instinctivement, alors que cela me dérangeait encore récemment, je me vois poser ma main claire contre l'épaule du protecteur. Il n'hésite pas cette fois et la couvre de la sienne. Concentration pour ne pas songer que sa peau est plus fraiche que je le prévoyais. Bizarrement, même lorsque les géants ont fini, il ne me lâche pas. Ce bel aldryde va jusqu'à saisir ma main entre ses doigts. Il veut sans doute mettre un terme à mon geste, mais quand j'essaie de la reprendre, sa poigne se resserre dessus.

Il soutient mon regard, mais me lâche subitement pour descendre quand Razar nous interpelle. J'observe cette main vide que je referme vivement. Zeste de frustration. D'abord parce que ce contact a été rompu rudement, mais aussi parce que je vais avoir du mal à me voiler la face encore longtemps.

"Bon, ben j'crois qu'c'est là qu'on s'sépare.", annonce l'humoran en tapotant la tête du petit.

Apparemment, l'adulte ne peut pas prendre en charge un deuxième gosse, moins âgé que le sien, mais promet de lui trouver un guide. Enfin une affaire réglée ! Nous reprenons le chemin en sens inverse, finissant par émerger de la forêt. Razar tapote le cheval coloris poussière et se tourne vers nous.

"Z'allez faire quoi, maint'nant ?", demande-t-il avec sa voix enrouée, déclenchant un échange de regards entre le protecteur et moi. J'ai bien des projets incluant le meurtre de plusieurs personnes, mais cela ne regarde pas cet idiot félin !

"Bonne question.", sourit douloureusement l'aldryde en se frottant le coin des yeux.

Avant qu'une décision soit prise, un bruissement végétal nous interrompt. Réflexe, j'attrape ma sarbacane. Mais la forme qui jaillit du couvert est familière, et se jette contre l'humoran en une accolade désespérée.

"Ra-Zar... Ra-Zar...", s'élève soudain de la bouche du petit taurion. Par mes ailes... Il sait donc parler celui-là ?

"Bah ? Bah alors ? On t'a ramené chez toi, ça devrait aller maint'nant, non ?", fait le chat en se grattant une oreille noire.

Observation de la forêt. L'adulte se tient dans une zone assombrie. Il secoue négativement la tête puis entraine son gosse hors de vue. Ah. Raté. Razar a donc toujours le petit sur les bras. Le jeune taurion n'a apparemment aucune envie de lâcher prise.

"Tu viens avec moi alors ? J'te préviens, c't'un village de plaines. Ça va t'changer.", sourit amicalement l'humoran en frottant la tignasse du gosse avant de l'installer dans le chariot puis d'y grimper à son tour. Après un moment de silence, il fait claquer les rênes.

Regard vers le protecteur. Il les suit des yeux avec inquiétude, sauf qu'il ne dit pas un mot. Je pense deviner ce qui lui passe par la tête. Il est pris entre sa culpabilité dans le trépas du bouleau et le souhait de les escorter jusqu'au bout. Sauf qu'il pense à moi aussi, et c'est ce qui le retient. Je plisse les yeux, et quand Dae'ron détourne son attention du véhicule déjà loin, je lui assène une claque bien sentie derrière la tête.

"Aïe ! Mais que ?", questionne-t-il en se retournant vers moi.

"Brillant silence, imbécile.", gronde-je en fronçant les sourcils. "Pas la peine de nier. Tu aurais voulu rester avec eux."

Yeux ronds du protecteur. Il finit par acquiescer lentement. Je le savais. Il est tellement simple à comprendre. Mes lèvres laissent passer un souffle agacé puis sifflent les deux notes destinées à Lyïl. Je l'enfourche avant de désigner la place derrière moi.

"Allez monte, on a déjà assez perdu de temps ici.", lui lancé-je avant de deviner sa résignation, chose qui me fait hausser le ton avec un agacement certain. "Tu veux les rattraper, oui ou non ?"

"Quoi ?", s'étonne-t-il honnêtement. "Mais... Tu es sûr ? Je veux dire, tu ne supportes pourtant pas les grandes-gens."

"Merci de me le rappeler ! Dépêche-toi donc avant que je change d'avis !", déclaré-je d'une amère violence avant de me recoiffer de mon casque et de lui tourner les ailes.

Dae'ron prend place derrière moi énergiquement, et non seulement il me ceinture de ses bras, mais je le sens distinctement se plaquer entre mes ailes. Je ne rêve pas, c'est une accolade, ça ! Il avait envie de les suivre à ce point ? L'air que j'inspire en lançant mon oiseau me parait froid. Je déglutis et m'efforce de ne pas penser à mon trouble.

Je ne supporte pas les géants, mais sa souffrance ne m'a jamais amusé. Ce n'est pas une entorse à ma liberté car ce que je souhaite faire coïncide simplement avec ce dont mon congénère a besoin. C'est tout. Une décision bénéficiant à tout le monde, banale.

Et au final, je ne m'en sens pas si mal.