La petite poupée parlait et rien en elle ne bougeait. Ni sa bouche, petite fleur de nacre patiné, ni son corps n’étaient la source de ces vocalismes enfantins et pourtant grave d’un chagrin séculaire. Aucun témoin physique de cette triste homélie hormis un discret cliquetis trahissant la présence de rouages paresseux bercés par ce flot de paroles glaciales. Ils rythmaient timidement le débit givré d’une mémoire éthérée, chaque tintement de leurs dents grêlées de rouille était comme autant de bouffées évanescentes et pourtant absentes. Le masque doucement fêlé, scarifié par le temps, n’autorisait pas même le reflet de l’auditoire, il était impénétrable de béatitude fausse, un visage de chérubin arraché violemment dans un pur moment de félicité éternel et mensonger. Les paroles de la Sphinge suintaient donc de tout son être, s’échappant de sa carcasse bourgeonnante de rouille avec la détermination d’un torrent ravinant un glacier pétrole, immaculé de fantasmes. Les mots étaient pour elle sa seule réalité et elle s’appliquait à les faire résonner dans les esprits de tous, à harponner leur âme et y calligraphier longuement sa marque, sa signature baroque, sa morale attestant de la réalité de la fable qu’elle narrait en pointillé. Immobile, dressée sur son unique bras creux de métal tranchant, son regard phosphorescent ne pouvait se permettre de quitter Oona. Elle s’incarnait dans ses spectateurs et pourtant redoutait qu’à chaque parole, ses secrets ne lui fussent arrachés, volés et déjà exposés au grand jour, la laissant exsangue sous sa stèle de rêves éternels.
Les reflets dorés des lampes multiples dégoulinaient, comme autant de soleils replets, de lumière mielleuse sur le corps supplicié de la poupée. Et, malgré la mise en scène légèrement hypnotisante, la visiteuse ne parvenait pas à se concentrer sur les paroles, prise en étau entre la puissance brute qui l’imprégnait envers et contre et tout et d’un autre coté, le poids de ce regard halluciné, vaguement terrifiant. Cobra de rouille cliquetant, l’Oracle, dans son corps fracassé et entortillé, charmait l’âme de ses visiteurs par des caresses, des flatteries, autant de secrets à peine dévoilés et bientôt rangés dans le tulle de son cerveau, à l’abri des voyeurs les moins audacieux. On croisait ses paroles sans vraiment s’en rendre compte et, trop tard malheureusement, on détournait la tête, attiré par ce parfum de fantasme, ne pouvant qu’observer au loin son ignoble silhouette, cachée dans des ailes de chimère, s’éloigner.
Avec défiance, l’Aldryde se concentrait alors sur ce corps dévasté se demandant par quelles souffrances la petite créature avait dû passer pour en arriver à un tel état de délabrement et de fatigue. Cela lui rappelait ses propres épreuves et cependant, la jeune femme se dit qu’elle n’aurait jamais pu supporter un tel affront à son image. Les dizaines de cicatrices et les affreuses marques qu’elle portait sur son corps étaient autant de témoignages qu’elle acceptait pour l’instant, mais Oona doutait de pouvoir un jour renoncer à son identité de manière aussi drastique. La Sphinge était en quelque sorte devenue sa propre haruspice. Etalant au regard de ses visiteurs ses entrailles disséminées dans un torse défoncé vaguement encadré par des lambeaux de robe, qui rejetaient d’un coté les restes de ses jambes, moignons vrillés par la douleur du manque, et sa tête hypertrophiée de l’autre.
L’oracle déclamait avec beaucoup de regrets et de tristesse la légende mêlée de réalité de ces deux insignifiantes pièces de monnaie. Et l’histoire en devenait encore plus étrange :
« - Lorsque le Seigneur des Méandres Obscurs me retenait prisonnière dans les abysses écrasés de noirceur, il avait lui-aussi un jour possédé deux de ces pièces et avait envoyé tous ses sbires écailleux à la recherche des autres. Mais jamais aucun ne revint et, bientôt sa cupidité maladive lui fit tourner son envie vers d’autres trésors et sans doute oublia-t-il alors ces pièces, non sans m’avoir forcé à apprendre leur légende et donc son propre rôle dans la trame du temps.
Ainsi donc, il y a très, très longtemps, sur un autre continent peut-être, régnait une reine aussi cruelle, qu’elle était puissante et laide. Chaque jour elle engloutissait autant que son peuple affairé dans les champs dans des banquets somptueux et égoïstes devant les regards chargés d’envie de sa cour affamée. Mais un jour un fou arriva de très loin et se moqua ouvertement de l’hideuse gloutonne, défiant son autorité tyrannique en lui disant que bientôt le sol s’ouvrirait sous sa bedaine l’envoyant brûler au centre des mondes. Ne pouvant tuer celui dont l’esprit avait été visité par les dieux eux-mêmes, elle le menaça et lui lança trois rochers du haut de son trône. Le fou s’enfuit alors en promettant de se venger. Et la reine continua à devenir de plus en plus cruelle et de plus en plus grosse, jusqu’au jour où un sage venant de très loin arriva à sa cour et la réprimanda pour son attitude inhumaine, l’avertissant tous les jours que sa difformité ne cesserait pas tant que son âme resterait aussi noire. Ne pouvant plus supporter la présence de ce sage vieillard et ne pouvant tuer celui qui parlait avec la ferveur du peuple, elle déracina trois arbres et les lança sur le sage qui s’enfuit.
Un jour cependant, la reine fut profondément malade, hurlant si fort de douleur qu’on l’entendait aux quatre coins de son royaume affamé. Son gigantesque corps vibrait de spasmes affreux et dans sa souffrance elle ne contrôlait plus ses gestes, finissant par tuer nombres des membres de sa cour. C’est alors que le fou et le sage revinrent tous les deux, l’un courbé sur une vieille canne et l’autre jonglant avec quelques cailloux. Ils proposèrent alors leur service à la reine qui, suppliante et incrédule face à leur attitude, accepta leur aide. Et qu’elle ne fut pas sa surprise quand le fou lui envoya au visage ses trois pierres en braillant que c’était la rançon de sa haine. Frappée par l’étonnement autant que par cette nouvelle douleur elle ne sut que faire et bientôt le sage lui asséna trois violents coups de bâton sur le ventre en vociférant que c’était là le tribut de sa cupidité. Prise de soudaine convulsion, la reine hurla de plus belle et soudain trois jeunes et beaux hommes sortirent de son ventre, propres et purs. La souveraine mourut sur le coup et l’on jeta son corps bouffi dans les oubliettes. C’est alors que les trois princes, désormais vêtus de leurs somptueux atours, prirent le pouvoir sur la contrée en gardant à tout jamais le fou et le sage à leurs cotés pour régner avec la grâce des dieux immortels. Et pour que jamais pareille tragédie n’advienne à nouveau, tous trois sertirent leur couronne de chacun des trois symboles de la bonté, de la justice et de l’équité.
Là, la Sphinge fit une pause avant de reprendre sur un ton moins solennel.
- L’histoire est très ancienne et le style, même épuré, reste quelque peu lourd et confus. Cependant, le récit semble être une parabole de la stricte tradition de l’époque, interdisant aux femmes de régner sous peine de provoquer des catastrophes et obligeant les princes à écouter leurs aînés ainsi que le peuple. Comme me l’a bien souvent expliqué mon geôlier, le texte en lui-même n’a que peu d’importance et seuls les signes comptent. Or ici, nous en avons beaucoup, beaucoup trop même et cela m’intrigue encore maintenant. Plusieurs protagonistes semblent être des cartes des anciens tarots magiques, la grosse reine et son royaume plat peuvent aussi incarner des représentations du soleil et de la terre, de plus, la redondance du trois et de son multiple neuf sont autant d’indications codées. Malheureusement pour toi, je n’ai pour l’instant aucun moyen de percer ce mystère.
Elle posa longtemps, Oona s’inquiéta un instant qu’elle ne fut repartie dans le rêve sans fin, mais la poupée tangua dangereusement sur son bras frêle comme si elle avait voulu le lever pour illustrer ses propos, oubliant un bref instant son handicap.
- En revanche je peux voir qui possédait la troisième des pièces majeures, l’écu du sage. C’est _ ou bien peut-être était-ce ? _ un shaakt, un petit mage au destin illisible pris dans la tourmente de ses propres peurs funestes et qui emprunta un chemin sans retour.
La Sphinge fit un léger signe de la tête et le gobelin, qui avait un don certain pour ne pas exister, versa une nouvelle louche de poussière de comète sur sa maîtresse. Derrière son inquiétant masque de poupée ravie, les yeux de l’oracle brillèrent d’un éclat nouveau, un feu de saphir qui sembla faire onduler la réalité autour d’elle. Comme possédée elle lâcha les mots par grappes désordonnées.
- Son trajet est maintenant fini, cependant Ses empreintes sont claires et profondes De rage. Bien plus que le poids du mépris et de la haine inhérents à sa race, une force à peser Lourdement Sur ses épaules jusqu’à le faire ployer, les genoux engluer dans la boue. Son âme est encore présente dans la sinistre citadelle du nord. Dans l’ombre infinie de Caix Imoros, l’esprit de Eurast languit en rêve.
Oona avait religieusement écouté les paroles de l’Oracle de porcelaine, visualisant sans peine la reine obèse recevant son châtiment de la part des deux vagabonds hirsutes, parangons déguisés des dieux et du peuple. Pendant quelques instants encore, la poupée continua à regarder ce passé flou, ne sachant plus vraiment s’il était le fruit de sa mémoire ou bien de cette force plus grande qu’elle avait accueillie auparavant. Des fantômes bien trop réels hantèrent ses yeux incandescents comme autant de dangers qu’elle ne révélait jamais à son public puis, l’Aniathy posa de nouveau son regard sur sa petite invitée.
- Je vais maintenant me reposer un peu, j’ai répondu à bien trop de questions ces derniers temps et j’ai besoin de séparer à nouveau ce monde de son reflet onirique. Néanmoins, je t’ai vue revenir avec cette troisième pièce, je t’attendrai donc. Vrishnu te montrera une autre entrée pour revenir me voir. Tu as déjà fait la preuve de ton courage, je n’ai nul besoin de te tester à nouveau, ni de te vider complètement les poches.
Etrangement, cette dernière réplique ne semblait pas s’adresser à l’exilée mais davantage à son servant obséquieux qui ne pipa, cependant, mot. Lentement, la Très Clairvoyante se coucha à nouveau sur le flanc et éteignit, d’un claquement sec, le feu opalin qui mettait à nu son âme. Le gobelin, visiblement irrité d’avoir reçu des ordres, déambula comme un prince au milieu de sa salle des trésors, invitant l’Aldryde à le suivre. La porte s’ouvrit et la réalité gifla violement la jeune femme, le charme venait de se rompre et déjà le froid et la moiteur envahissait son corps. Elle vit son camarade complètement absorbé dans une partie de carte avec les deux autres segteks qui ne s’étaient pas fait prier pour délaisser leur travail de scribe et s’adonner à leur vice commun. Des petites colonnes de rondelles de métal, parfois précieux, rayonnants d’une chaleur déchaînant l’avidité, s’entassaient sur la couverture du vieux tome comme autant de remparts et de fortifications dans cette guerre vénale. La guerrière n’osa le déranger et se précipita derrière un Vrishnu disparaissant déjà dans la courbure obscure de la tour. En effet, un mince couloir, faisant avancer le gobelin en crabe, longeait l’arrière de la salle des audiences pour arriver à quelques marches sculptées dans la roche à la manière des barreaux d’une échelle. En bas, la faible lumière d’une unique torche, luttant contre l’humidité, envoyait sa lumière tamisée couler sur les angles des tonneaux et autres caisses de la réserve. Se complaisant dans son mutisme, le guide visiblement encombré par ses lourdes parures, pointa du doigt un étrange mécanisme et plus précisément la hotte à sa base. Il s’agissait d’un savant agencement de poulies et d’engrenages, maintenus sous tension par divers contrepoids se balançant à peine le long du mur, lui-même percé, tout près du sol, de deux larges ouvertures. La première laissait s’échapper des ténèbres moites, une grosse chaîne reliée à l’ensemble du mécanisme et la deuxième, l’autre extrémité de la même chaîne cette fois-ci attaché à un panier usé.
Oona voulut briser le silence en demandant de plus amples informations sur ce dispositif de ravitaillement quand elle sentit une présence derrière elle. Se retournant, elle vit le Surin, tête nue, les deux lunes tristes qu’étaient ses yeux argent brillaient encore de l’excitation du jeu.
- Je ne vais pas t’accompagner, lâcha-t-il, tout de go. J’ai trouvé une paire de joueurs à ma hauteur qui ont commencé à me plumer d’ailleurs. Ils jouent ensemble pour me piquer mes cartes, mais maintenant que j’ai pigé, ça devrait aller.
Il semblait gênait, triturant l’intérieur d’une des poches de son veston. La jeune femme avait déjà compris qu’il ne savait pas comment s’y prendre avec cette superficialité découverte bien tard qu’était le savoir-vivre. En tant que teigne des rues, parasite de la grande catin puante, il avait dû se faire violence pour courber l’échine et pouvoir ainsi traiter avec les puissants et recevoir leurs offres juteuses. Désormais, il hésitait, son masque de tueur avait depuis longtemps été avalé par une peau en mal de protection pour qu’il ne tombe si facilement, la guerrière enchaîna donc :
- Lui as-tu déjà parlé ? - Tu as gâché ton temps et ton argent si tu es venue ici pour lui poser ce genre de question, répondit-il, un mince sourire fendant ses traits. - Elle m’a dit que je reviendrai, avec une troisième pièce. Je dois aller vers la cité des Shaakts, loin au nord…
Oona ne savait pas véritablement pourquoi elle lui racontait cela car elle ne désirait pas le faire changer d’avis, même si cela aurait été de l’ordre de l’impossible tant était grande sa passion du jeu. Aucuns d’eux n’étaient doués pour ce genre de civilité et quand le silence se fut épaissi au point de devenir trouble, le Surin hocha plusieurs fois la tête en pinçant les lèvres puis disparut, levant vaguement la main en signe d’au-revoir. Puis, sur ordre d’un Vrishnu, trouvant certainement le temps long dans cette cave moisie ne seyant pas à ses habitudes, Oona se posa dans le panier. Le gobelin tira sur divers cordes et poulies, jusqu’à ce que deux lourds sacs de jute entament leur lente descente, immédiatement dépassés par la chute fulgurante d’une grosse pierre enchaînée. Le panier fila brusquement dans la galerie obscure, projetant le petit ange contre l’une de ses parois tressées. Le boyau devait lui-aussi être le vestige d’un âge révolu ayant gardé une quasi perfection dans son tracé, dans sa déclivité légère et dans sa propreté, autant de concepts superflus pour les actuels résidents du lieu. L’Aldryde sentait l’air humide lui courir tout le long du corps, se prenant dans sa chevelure ardente toute emmêlée, faisant vibrer follement ses plumes et ravivant en elle un début de joie puérile. Mais bientôt, le noir absolu céda la place à une pénombre rendue verdâtre par les algues pendues, chevelure de noyé, d’où montait une clameur de mauvais augure. La jeune femme sauta de son transport avant qu’il ne se stoppe et ne l’écrase contre l’autre bord et fut prise dans ce qui semblait être la première scène d’une pièce de théâtre grandeur nature, son arrivée impromptue marquant le début du second acte.
Oona venait de déboucher au sommet d’une petite tour très ancienne où les mécanismes étaient gardés à l’abri derrière de lourdes grilles, devant elle, se tenaient une dizaine de gobelins hurlant et vociférant lâchant des volées de flèches vers un assaillant qu’elle ne pouvait encore voir. Soudain, un segtek âgé couvert d’un gros béret collé par la crasse, se tourna vers elle, l’air circonspect puis lâcha dans un langage orque plein de nasales ridicules ne collant aucunement avec l’atmosphère oppressante du lieu :
« - Retournez voir La Très Clairvoy …
Mais déjà le panier repartit en sens inverse à toute vitesse, coupant court aux ordres du gobelin qui pesta et se retourna vers l’ennemi. Un javelot passa au-dessus des créneaux pour aller se briser mollement contre la paroi au moment où l’exilée vola, inquiète, jusqu’au bord de la tour. Ce qui n’avait été jusqu’à maintenant qu’un brouhaha troublant pris enfin forme. La construction s’adossait à l’une des parois d’une gigantesque caverne dont l’un des flancs s’était ouvert vers le sud-est, laissant la mer se déverser à chaque marée. Mais à ce moment, la sérénité du lieu était brisée par l’assaut frénétique d’une troupe nombreuse de verdâtres venant juste de débarquer de leurs frêles embarcations pour se jeter sur ce secret de pierre que quelqu’un avait eut peine à garder. Le coup de gong d'un bélier s’attaquant à la porte poussa Oona à se pencher plus attentivement sur les forces en présence.
Manifestement, aucune des deux parties n’était à proprement parler une armée digne de ce nom, ni même ce que l’on pourrait appeler un simple contingent de réserve. Non, il s’agissait d’un raid violent ne se destinant qu’au meurtre et à la rapine, sans doute, une fois leurs méfaits commis, les assaillants repartiraient-ils avec butin et prisonniers. Pas un seul ne semblait être un soldat de métier, les gobelins autour d’elle lâchaient leurs traits avec peu de précision et seule l’excitation du combat leur donnait un semblant de cohésion ; il en allait de même pour la cinquantaine de guerriers gesticulant et braillant comme des déments dans l’attente d’une brèche. A nouveau le bélier rythma la scène d’un écho funeste et une volée de pierre de fronde allèrent ricocher sur les parois lisses de la tour de défense. De ce qu’elle pouvait voir désormais, l’Aldryde comprit que le rapport de force était inégale, certes les défenseurs avaient cloué au sol quelques uns de leur cousin mais ils étaient bien trop nombreux. L’appel au carnage fit encore frémirent la tourelle, tous comprirent que la porte ne supporterait pas un nouvel assaut. Les options qui s’offraient à la guerrière étaient des plus limitées, cependant, alors qu’elle se tenait bien droite entre deux créneaux, observant le dernier des canots surchargés de gobelins peiner dans les tourbillons et les remouds à l’entrée de la grotte, Oona eut l’intuition qu’on l’avait sciemment jetée dans cette bataille. C'est le moment que choisit la porte pour céder en une explosion de bois torturé, les clameurs barbares emplirent toute la caverne comme une onde de mort, un séisme promettant de longues et désastreuses répercutions. Tout le monde ramassa ses affaires et tous dévalèrent quatre à quatre l’escalier jusqu’à une salle où six autres gobelins finissaient de se préparer au milieu d’impressionnantes réserves. L’un d’eux était penché dans l’escalier à colimaçon et scrutait l’obscurité emplie de rage. Le chef segtek lâcha alors de sa voix de vieille chèvre ses ordres à la vingtaine de soldats réunis :
- Babork, tu as balancé les chaises et les tables ? - Oui chef, ça devrait les retarder un peu. - Bien, Tansar, Yuyo, récupérez les dernières flèches vous couvrirez Babork, Gruïn, et les quatre Pocs pendant qu’ils tiendront la position dans l’escalier ! Et nous pendant ce temps là, nous … Euh, nous serons derrière et une fois les munitions épuisées nous les repousserons, jusqu’à la mort ! Visiblement cet élan héroïque ne semblait pas du tout partagé par le reste de l’équipe et plusieurs soldats s’échangèrent des regards circonspects. Le chef se tourna et s’adressa alors à la visiteuse inattendue :
- L’Oracle vous a envoyé pour nous aidez, n’est-ce pas ?
S’apprêtant à nier vivement, la guerrière se ravisa se disant qu’au final on avait peut-être bien tiré les fils dans son dos. Mais de toute façon, la réponse importait peu, le vieux gobelin ne cherchait qu’à invoquer ce nom magique pour galvaniser ses frères d'armes avant le combat à l'issue incertaine.
- Vous nous aiderez pour la bataille alors, nous aurons besoin de toutes les lames disponibles. »
La rumeur belliqueuse s’était terriblement amplifiée pendant cette courte pause, se gonflant du vacarme de bois brisé avec rage, se gorgeant avec délectation du petit massacre à venir. Les défenseurs descendirent une volée de marches, les six gobelins armés de piques, de hallebardes et protégés derrière quelques boucliers se mirent en position au moment où une vague de haine se fit entendre bientôt suivie par le chaos de dizaines de pieds frappant les marches. Le tumulte des armes rouillées et des armures plus que légères s’entrechoquant, ricocha et serpenta jusqu’aux gardiens de la tour, les enveloppant d’un doute d’autant plus épais que les distorsions paraissaient s’échapper de l’enfer lui-même. Et le maigre espace serpentant devint un petit cauchemar de cris, de haine et de mort alors que la masse compacte de corps surexcités jaillit au détour du boyau de pierre.
Le monstre pluricéphale freina sa course au dernier moment devant le petit mur de piques bientôt renforcé par l’arrivée du reste de la troupe brandissant toutes sortes d’armes profondément marquées par la colère inhérente à cette race mesquine. Les lances plongeaient avec détermination vers l’ennemi et les dernières flèches sifflaient férocement sur l’adversaire mais ce dernier, se cachant derrière les socles de chaises et autres écus improvisés, tint bon et reprit son avance déterminée. Tout d’un coup quelques têtes osseuses semblèrent jaillir de dessous la foule belliqueuse pour agripper deux des défenseurs qui furent alors happer par l’amibe de violence, déjà assimilé, digéré et recraché en déchets sanguinolents. Oona plongea alors dans l’ouverture, fendant l’air comme une frégate, voltigeant comme alouette, piquant avec la hargne d’un essaim de guêpes tueuses tous les imprudents passant à sa portée. Elle tentait de crever des yeux, d’empaler des nez, d’ouvrir des lèvres et de monter à l’assaut des cous nus, mais bien vite la situation la déborda, menaçant de la faire sombrer dans une panique mortelle. Ce n’était pas un seul adversaire que la guerrière affrontait mais des dizaines, des centaines, les coups étaient une tornade létale s’enroulant en sifflant dans l’expectative de sa chute, tout n’était plus que sang, sueur et hurlement. L’Aldryde fendait, parait, feintait, relâchant brutalement sa maestria tout en piquant, plongeant et rebondissant sur les murs, cependant ses dégâts se résumaient à quelques coupures vicieuses, un œil ou deux endommagés et parfois une oreille tranchée. Mais elle essayait surtout de rester en vie, d'éviter les lames et autres créations perverses qui tentaient de l'emprisonner dans une véritable prison de métal, dans une vierge de fer avide d'épingler la bretteuse aux pieux de son corset. Et quand un assaillant tenta de se faufiler le long du mur intérieur du colimaçon, Oona décida de tenter une algarade spectaculaire qu’elle espérait décisive pour le moral de l’adversaire. Le petit ange sauta littéralement au cou du gobelin, son arme, pointée à la manière d'une longue dague, perça sa peau luisante de sueur pour ravager ses veines saillantes. Immédiatement, le sang épais gicla et la petite victime se mit à couiner, horrifiée par le spectacle de cette scène insensée. L’exilée, blasonnée par le carmin de son méfait, s’éloigna d’un bond pour observer les effets de cette mise à mort horrible quand au même moment, à l’autre bout de l’étroit escalier tapissé de sang et vibrant de haine, l’un des défenseurs réalisa la fragilité de sa situation et paniqua. Ce court relâchement fut suffisant pour que deux lances se frayent un passage à travers son corps et aveuglent de sa propre ichor son voisin qui se lia immédiatement à son triste sort. Les assaillants redoublèrent d’efforts et les défenseurs commencèrent à céder du terrain malgré les vociférations de leur chef qui jouait des coudes pour endosser son rôle premier sur le devant de la scène.
Oona eut à peine le temps de voir que son assaut, aussi violent que dangereux, avait été inutile qu’une hache sortit de la forêt d’armes et de faces hargneuses tordues par la fureur pour fondre droit sur elle. La guerrière réagit promptement en se protégeant derrière son bouclier avant d’être jeter au sol par la violence du coup, sonnée et le bras complètement engourdi. La bataille ralentit, tourna sur elle-même, distordue et suspendue comme un mannequin au-dessus d’une Aldryde étalée de tout son long dans une épaisse marre de sang, pareille à un glaviot de boxeur blessé. Mais les choses n’allaient pourtant pas s’arrêter là, la bataille s’amplifiait et quémandait de plus en plus violement son obole de sang frais. La face d’un ennemi, protégeant son œil meurtri dans sa main gauche, son visage brillant d’un mauvais éclat, fendit les ombres tumultueuses qui s’amassaient, épaisses et agressives, dans ce firmament orageux. Le guerrier se redressa, leva bien haut son pied bandé de guêtres puantes et s’apprêta à écraser cette vermine volante hagarde et désormais à la portée de sa vengeance. Il comptait bien lui faire payer son infirmité et toute cette souffrance. L’instinct de la jeune femme réagit plus vite que son esprit perturbé et deux bras levèrent le bouclier alors que la sale patte du verdâtre écrasait le petit ange.
La puissance de l’attaque finit de l'étaler contre le sol poisseux et elle eut de plus en plus de mal à respirer à mesure que la pression s’acharnait à vouloir la faire communier jusqu’à l’extrême onction avec le monument séculaire. Soudain, elle glissa sur toute la largeur de la marche, fendant la flaque collante comme un esquif filant droit vers le récif, son adversaire l’accompagna dans une grand-écart hasardeux et perdit l’équilibre, rebondissant d’abord sur ses camardes qui le firent alors violement culbuter à la renverse. Dans sa chute bruyante, il agrippa tout ce qui passait à sa portée, bras, épaules ou tuniques, il tirait sur tout avec violence, recevant une cascade d’insultes et de ruades jusqu’à qu’il n’accroche finalement la chevelure grasse d’un de ses frères d’armes. L’autre brailla, tordu par la violence du choc mais ne tarda pas à le suivre dans sa chute, bousculant de plus en plus de gobelins. Tout d’un coup ce furent une partie les derniers rangs de l’unité, une petite poignée de soldats, qui dégringolèrent les marches en vociférant dans un tintamarre de métal tordu et de corps foulés. Les défenseurs, réduits à la moitié de leur nombre, retrouvèrent alors espoir et reprirent immédiatement les marches perdues en envoyant le premier rang ennemi rejoindre ses ancêtres lorsque les lances transpercèrent sans ménagement quatre segteks.
Peu nombreux seraient ceux à pouvoir témoigner de cette vulgaire escarmouche, elle serait bien vite oubliée et nul ne serait en mesure de citer les noms des héros et encore moins ceux des perdants fauchés par le destin. Oona doutait même que les gobelins prennent conscience de l’horreur de la situation, mais pour elle, ceci etait un enfer bien réel, bruyant, puant qui la recouvrait comme un suaire cauchemardesque. Clouée au sol, elle devait avancer à quatre pattes sur le corps des mourants et des morts, avançant au milieu de collines encore chaudes et vibrantes, inondées d’innombrables sources vermeilles et épaisses. Au-dessus d’elle, les géants bataillaient sans prêter nullement attention au petit oiseau fauché dans son vol, leurs pieds et leurs jambes se balançaient dangereusement au rythme de ce pugilat féroce, menaçant de la réduire en bouillie. L’exilée comprit cependant que la bataille venait de retrouver son équilibre précaire cependant elle craignait aussi que le nombre finisse par l’emporter sur le fragile moral des défenseurs. Oona avança alors jusqu’au mur le plus proche et, se redressant, elle continua sa vile tactique de combat que le destin lui avait forcé à choisir. Perchée sur un cadavre, la guerrière piquait les mollets et les chevilles de ses adversaires visant les tendons et les veines, jusqu’à ce que trop déconcentré, le gobelin détourne un instant le regard et ne se retrouve avec une lame fendant son crâne. Quelques uns voulurent même empaler ce ridicule insecte, mais bien vite une nouvelle pluie de sang signalait à la jeune femme, au bord de la nausée, qu’un ennemi de plus venait de périr.
Repoussés par le haut, harcelés par le bas, les pillards ne cessaient de perdre du terrain, marche après marche, la victoire leur échappait. Leur moral, soutenu par une frénésie de moins en moins vive, s’effondra d’un bloc et ils dévalèrent les dernières marches, s’enfuyant bien vite de la tour, franchissant la porte défoncée pour rejoindre leurs embarcations primitives. Les défenseurs poursuivirent les fuyards jusqu’à l’entrée de la tour et de là, leur jetèrent galets et quolibets, riant et sifflant même au moment où l’une des pierres ricocha sur la crâne d’un ennemi qui s'étala de tout son long. Les gardiens ne bougèrent pas tant que les barques n’eurent pas disparues loin de la grotte, pagayant au milieu des restes de la dernière barque n’ayant jamais réussi à accoster, ses anciens passagers flottant épars, buttant à chaque vague sur les rochers affleurant comme autant de mouches débiles sur une fenêtre close.
De la petite vingtaine de défenseurs, il n’en restait que quatre en état de poursuivre le combat, certains gisaient dans d’étranges positions au milieu des marches, geignant faiblement, quand d’autres encore prenaient seulement conscience de leurs blessures, de leurs doigts manquants ou de leurs cotes apparentes au milieu de plaies béantes. Même le gobelin au béret avait été méchamment touché, un coup particulièrement vicieux lui avait arraché toute la joue droite, figeant à jamais son expression dans un rictus démoniaque. Oona ne se joignit pas à la suite du massacre, elle savait par expérience, que les segteks allaient se transformer en immondes bouchers, égorgeant les blessés pour aussitôt les dépiauter de leurs frusques et collecter leurs trophées morbides de dents, d’yeux et d’oreilles. La guerrière voulait seulement se débarrasser de la gangue de sang séché qui s’insinuait dans la moindre anfractuosité, emplissant sa bouche et son nez d’une saveur de cuivre entêtante, un écœurant arrière goût de furie honteuse. Se frictionnant avec force dans un trou d’eau raviné par des siècles de houle, elle tenta aussi de détourner le flot immense d’images et de sons qui se frayaient désormais un chemin jusqu’à sa conscience. La jeune femme les leurra alors avec de faux souvenirs jusqu’à ce qu’ils soient tous cadenassés dans le recoin le plus sombre de son esprit. Le petit ange espérait pouvoir un jour répondre à chacunes de leurs interrogations muettes, et se tenir devant ces visages tirés aux yeux emplis de la terreur du néant vorace.
Finalement c’est tout juste si elle se rappela où elle avait jeté son paquetage avant que la tornade ne se déchaîne et lorsqu’elle le retrouva, dans la petite réserve, elle ne put s’empêcher de regarder toutes les têtes ennemies alignées au bord d’une table, leur regard complètement vide, leur bouche pendante d’où filaient, écarlates, les dernières gouttes de vie. Avait-elle réelement causé leur mort ou bien était-ce un caprice du destin dont seule La Très Clarvoyante parvenait à en distinguer les remouds confus ?
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Et sur moi si la joie est parfois descendue Elle semblait errer sur un monde détruit.Oona
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