Le premier Messager avait disparu derrière la porte de la milice. Daemon était hors de lui. Pourquoi Merilian l'avait-elle envoyé chercher un gars comme ça ? Ce n'était qu'un mage noir dépressif, chassé de ses homologues, en quête d'une reconnaissance qu'il pensait trouver dans d'autres sphères. Il s'interrogea d'ailleurs sur son expression « autre monde ». Que voulait-il dire par là ? Prendre la mer ? Se perdre dans les fumées entêtantes du port ? En tout cas, les manigances de cet homme étaient futiles. Il allait lui mettre la main dessus, trouver cette hypothétique puissance évoquée par les trois faera, et rentrer bouter la dissidence. Il s'imaginait déjà se frotter les mains à l'accomplissement d'un travail bien fait.

« Tâchons de ne pas trop le faire souffrir avant de l'interroger. »

Il s'engagea dans la milice sans prêter attention aux gardes. Une longue allée entourée d'une forêt de bambou menait à une terrasse couverte qui longeait un long bâtiment. Il y aperçut le Premier Messager qui demandait sa route à un milicien posté dans un coin. Il fut déconcerté que son accoutrement plutôt lugubre, pour ne pas dire effrayant, ne repoussa pas le ynorien. Le mage noir se baladait librement dans la milice et personne ne s'interrogeait sur sa présence. Après tout, peut-être était-il connu des autorités.

Alors que Daemon suivait les pas de sa future victime, il remarqua que les miliciens ne prêtaient pas attention à sa personne. Peut-être supposaient-ils qu'il accompagnait l'homme masqué. Cela l'arrangeait bien, car il le menait dans un coin des plus isolés la milice. Il suivait un chemin surélevé et couvert, en bois, aux balustrades polies, qui donnaient sur des jardins denses parsemés de bassins. Bientôt, l'ombre d'un énorme bâtiment écrasa la perspective. Le passage y menait et il fit face à une large porte sculptée.

Daemon s'introduisit discrètement dans l’embrasure et galopa après le mage noir. Mais une fois arrivé à sa portée, prêt à frapper, il s'aperçut de la présence d'une tierce personne. Un homme était assis derrière un bureau, et au vue de son armure et de la décoration intérieure, il s'agissait d'un haut gradé. Son premier regard, impérieux et inflexible, calma aussitôt ses hardeurs.

Le milicien s'adressa ensuite au Premier Messager, toujours avec la même sévérité, et totalement indifférent de l'irruption du semi-elfe. Il se lança dans de grandes phrases, en appelant le mage « Sauveur d'Aliaénon » (à en croire qu'il collectionnait les titres) et le remerciait pour ses services, après avoir rappelé, presque avec regret, son appartenance aux arts sombres. L'objet de la discussion était ce fameux Aliaénon qui avait encore fait des siennes. Le pauvre gars avait l'air dans un sacré pétrin... Il s'était fourré dans une histoire de conseil doré, avec un type sans visage et une tripotée de fanatiques qui remettaient en cause de vieilles croyances.

Deamon tentait de suivre la conversation en reprenant son souffle, quand déjà le gradé se levait et des gardes venaient les encercler. Il émit un petit mouvement de recul, puis il comprit qu'il s'agissait d'une escorte. Il suivit donc la marche, avide du moment où il serait enfin seul avec le mage pleutre, mais ils ne se dirigeaient pas vers la sortie... Un escalier infiniment plus vieux que le reste de l'édifice les mena sous terre. La perspective des geôles le tétanisait et il établissait déjà toute sorte de conjectures sur de possibles évasions. Il fut cependant abasourdi quand ils arrivèrent devant une bulle brumeuse qui flottait au milieu de la pièce.

Le meneur reprit la parole, expliquant qu'un conseiller d'Or reprendrait les explications et ajouta qu'ils ne devaient pas tarder, les autres aventuriers avaient pris de l'avance. Il leur demanda, cette fois, de ne pas œuvrer pour Oranan, mais pour Aliaénon.

(D'autres aventuriers ? Oranan et Aliaénon ? Et ce truc de fluide, qu'est-ce que c'est ? Le Aliaénon ? Dans quoi je me suis embarqué...)

Le Premier Messager lui demanda d'un air moqueur s'il était toujours prêt à le suivre. Daemon balbutia quelques mots dénués de sens et, sans attendre, le mage noir s'engagea dans l'étrange lumière qui... l'engloutit littéralement. Il ne restait plus rien. Le semi-elfe s'écarquilla et interrogea les hommes du regard. Ils semblaient attendre qu'il fît de même. Il resta figé dans un premier temps, totalement rebuté par le fluide de lumière et paralysé par l'absence de perspective sur ce qui l'attendait dedans. Mais la parole railleuse du mage noir lui revint en mémoire.

« Je ne lui donnerai certainement pas raison ! »

Il s'engagea dans la lumière et tout devint étrange. Il crut son corps dématérialisé, hors de l'espace et du temps, jusqu'à ce que des contours grotesques apparussent au retour de sa vue. Une grande salle illuminée se dessina progressivement, l’antithèse de son point de départ. Le mage noir était là, en compagnie d'un autre mage à l'allure plus sombre encore. Il rejoignit les deux ombres qui semblaient l'attendre sur les dalles immaculées. Leur hôte avait réellement l'apparence d'un cadavre, la peau d'un gris pâle, le visage creusé et veiné de noir.

« On est où ? » fit Daemon, dont l'agitation se calmait.

Il commençait à comprendre qu'il n'avait justement rien compris. Ce Premier Messager était probablement porteur d'un pouvoir et d'un savoir au-delà de son imagination. Les autres entamèrent une conversation que le semi-elfe écouta d'une oreille distraite, trop absorbé par la contemplation de ce lieu étrange. La voute dorée portée par de hauts murs le fascinait et derrière les grands vitraux des fenêtres, on devinait un ciel radieux, parcourut de nuages à la dérive.

Quand son attention se reporta sur la discussion, il était question de chevaliers d'or ayant pris leur autonomie et qui traquaient le Sans Visage, ainsi qu'une histoire de titan libérés et de la magie hautement instable. S'ensuivit des explications détaillées sur les autres aventuriers partis aux quatre coins du monde. Le Premier Messager émit une locution de surprise quand il apprit la présence de servantes de la lumière. Il paraissait proprement scandalisé et parlait d'un massacre et de pleurs de femme. Il se renseigna sur le sujet et le cadavre ambulant évoqua des champs de morts et des âmes damnées.

Tous ces noms insolites n'aidaient pas à suivre et Daemon fut rassuré quand l'homme (ou presque) lui tendit un sifflet et une jolie pierre en entamant des explications compréhensibles. Apparemment, le sifflet permettait d’appeler des dragons afin de leur venir en aide, mais il ne fallait pas l'utiliser trop souvent, au risque de stimuler leur mauvais caractère. Quant à la pierre, elle servait aux aventuriers pour communiquer entre eux. Mais le semi-elfe n'écoutait plus, les yeux rivés sur le sifflet, figé au mot « dragon ».

Le mage noir au grand sceptre les mena ensuite vers un escalier et leur proposa de rejoindre la ville, au pied de la tour, afin de prendre des effets pour le voyage ; et de revenir une fois chargé pour être téléporté à la destination de leur choix. Daemon descendit plusieurs marches, totalement assommé, et toisa le Premier Messager d'un air hagard.

« Par Thimoros. Mais où sommes-nous... ? »

L'autre émit un ricanement cave, qui se propagea avec clarté dans le grand escalier spiralé. Il lui demanda d’abord son nom, en se présentant comme Lord Azraël, Azra pour les intimes.

« Je... je suis Daemon di Phyrexian, de Dahram. »

Azra entama donc son explication par un modeste cours de géographie, expliquant qu'il existait des pays, qui composaient des continents et ces derniers constituaient le monde : Yuimen. Il sentait clairement que le mage noir le prenait pour un idiot, mais n'y prêta aucune attention, heureux d'entendre des éclaircissements à sa porté. Azra en vint au fait. Yuimen était un monde, Aliaénon un autre. Et ils venaient d'y arriver. Il ajouta cependant que, comme le disait l'archisorcier Thensoor, l'étrange goule qu'ils venaient de rencontrer, la magie était ici instable et il valait mieux ne pas l'utiliser.

Le semi-elfe fut pris d'un léger vertige. Sa conception de l'univers venait de faire un bond en avant qu'il n'accusait pas facilement. Le silence s'installa jusqu'à ce qu'ils arrivent au pied de la tour et il fut bien obligé de se résigner à toute réticence cognitive quand un paysage étrange et inédit, qui n'avait strictement rien à voir avec Oranan, s'offrit à ses yeux.

« Alors nous sommes sur un autre monde. Vous semblez bien le connaître, fit-il avant de se remémorer son titre de Sauveur d'Aliaénon. Mais pourquoi êtes-vous venu ici ? »

Azra marqua un temps et proposa de sortir de la ville afin de lui montrer quelque chose, sans quoi il ne le croirait pas. Ils s'introduisirent sur une plate-forme qui menait au bourg en contrebas. Un impressionnant système mécanique, assez similaire à celui que Daemon avait vu à Mertar, enclencha la descente avec de grandes secousses. Ils débouchèrent sur une ville accrochée au promontoire isolé au milieu de la plaine. Elle n'avait rien de très particulier, excepté peut-être ses toits pointus, et était peuplée de villageois très modestes. Ils franchirent les portes de la ville et s'approchèrent d'un groupe de statues héroïques, pour s'arrêter devant l'une d'elles, qui représentait un homme couronné, au visage à demi-mort et tenant une dague dans son propre cœur avec une expression de détermination.

Le Premier Messager conta son arrivée dans ce monde, en quête de gloire, sans savoir ce qui l'attendait. Il précisa avec honte qu'il était venu pour le compte d'Omyre, car la guerre entre Oranan et la cité noire s'était même propagée sur ce monde. L'armée garzok avait pour objectif de conquérir la cité de Fan'Ming, afin d'emprunter le fluide spatial vers la république de Ynorie (qu'ils venaient donc d'emprunter) et investir Oranan de l'intérieur. Le semi-elfe dut reconnaître que le plan était audacieux et ne manquait pas d'originalité. La présence de ses mystérieux passages était totalement inconnue de la population, enfin le présumait-il, alors une horde de peaux vertes prenant directement le cœur militaire de la cité... tout le pays serait tombé.

Il raconta ensuite qu'il avait quitté le camp d'Oaxaca pour rejoindre le peuple Ol'Toga de Jésuir, un peuple au grand pouvoir parmi lesquels il a été accepté. Après la prise d'une cité occupée par son ancien camp, il fut même couronné à titre honorifique. Il continua d'un ton monocorde, pour arriver au dénouement de cette histoire, la bataille de Fan'Ming qui avait scellé la défaite des forces Oaxiennes. Cependant, pour y arriver, les aventuriers avaient dû déchainer leurs pouvoirs, réveillant par la même occasion d'antiques titans, les dieux créateurs de ce monde.

Ainsi Aliaénon avait été sauvé au prix d'un grand bouleversement et l'équilibre des forces tendait actuellement à changer, voilà pourquoi Azra s'inquiétait tant pour son peuple adoptif.

Daemon l'avait écouté attentivement et observait la valeureuse statue à son effigie. Son opinion sur le Premier Messager avait changé du tout au tout. Derrière ce masque se dissimulait une épopée passionnante, il éprouvait à présent un sentiment d'admiration sincère envers ce mage mélancolique.

« Premier Messager, dit-il d'un ton solennel,  faites de moi votre disciple. Je jure de vous servir honorablement et avec déférence. Une controverse agite mon ordre et je suis devenu un paria, tout comme vous. Pourtant, Endor est ma maison et jamais je ne l'abandonnerai ! Si je suis parti c'est dans l'infime espoir de trouver quelqu'un comme vous, de trouver la puissance nécessaire pour soumettre cette dissidence absurde. Acceptez mon service et en échange consentez à ne pas oublier Phaïtos ! »

Le masque le toisait toujours de cette même expression figée, cependant l’intonation de sa voix, quand il répondit, changea assez subtilement pour révéler une surprise teinté d'embarras. Il n'avait apparemment pas l'habitude que l'on s'adresse à lui dans des termes aussi protocolaires et honorifiques et sa posture attestait d'un certain recul. Il rappela, sans attendre, qu'il n'oubliait pas Phaïtos et en vint aux Messagers du Corbeau en assurant qu'il l'aiderait à son retour, car il ne concevait pas que l'ordre eût pu le renier ainsi.

Son attitude austère reprit rapidement le dessus, car il lui renvoya son allégeance avec mépris, prétextant qu'il n'avait guère besoin d'un larbin buvant religieusement ses paroles. Selon lui, le pouvoir n'appartenait pas aux individus. Il était simplement la compréhension de ses faiblesses et de son ignorance, un apprentissage constant, visant à capter les secrets les plus effrayants du monde. Daemon acquiesça en silence, sans pour autant adhéré, car toujours convaincu que le pouvoir était le pouvoir. La réponse s'acheva cependant sur une note positive, car le mage manifestait avoir compris son souhait et il fit savoir qu'il acceptait sa compagnie, non pas en tant que disciple, mais en tant qu'égal. Quoiqu'il acceptât de lui apprendre deux ou trois trucs, si la magie le lui permettait.

Daemon le scruta d'un air suspicieux en se demandant s'il était réellement sincère. Converser avec un masque immobile, sans expression, n'aidait pas à la confiance. Il tentait en vain de cerner sa personnalité. Que pouvait-il y avoir derrière ce masque de mort ? Il y devinait un homme sage et sensible, qui apprenait de ses échecs... mais aussi un désert de solitude, un vent de désolation et quelque chose de délétère que seuls les grands mages noirs dégagent.

Il se fendit d'un sourire vicieux.

« Je vous remercie pour votre sollicitude. Alors nous serons acolyte, je suis certain que nos points communs engendreront une bonne entente. » fit-il en remontant la pente vers la tour incrustée du mont solitaire. « Nous devrions nous préparer au voyage, l'achi-sorcier va nous attendre. »

Ils se séparèrent cordialement pour préparer le voyage chacun de leur côté. Daemon parcourut une ruelle commerçante où les boutiques vomissaient leurs articles jusque sur la rue. Il ignorait tout de la durée de son voyage et après de nombreux jours de navigation, ainsi qu'une fuite éperdue en direction d'Oranan, il connaissait les risques d'une absence de préparation. Après avoir acquis un couchage dont le vendeur vantant moult qualités, il parcourut le marché et acheta les ressources qui paraissaient le moins périssable, comme de la viande séchée, du pain azyme empaqueté dans de grandes feuilles rigides, ou des fruits secs. Il eut cependant beaucoup de mal à trouver une gourde, achetée d'occasion à un tanneur dévalisé.

Mais alors qu'il rentrait directement à la tour, il croisa une boutique ancienne, aux fenêtres recouvertes d'une couche opaque de poussière, mais indéniablement cossue. Il s'y introduisit, tout d'abord par curiosité, et parcourut les étales d'étoffes et de vêtements en tous genres. Une vieille femme vint s'enquérir de ses désirs avec un étrange accent. Sa douceur peu commune apprivoisa le semi-elfe, qui, obligé d'admettre que ses effets commençaient à dater, céda à ses propositions. Le jeune fanatique opta pour un ensemble sobre, avec un manteau épais et noir, aux coutures d'un bleu nuit, avec un pantalon assorti, ainsi qu'un brassard et des jambières en cuir munis de plaques d'aciers gravées de symboles, et une nouvelle paire de bottes. Il réussit à obtenir une ristourne en troquant ses anciens vêtements et en signe de gratitude pour son achat conséquent, elle lui offrit un petit savon à la lavande.

Heureux de ses nouvelles acquisitions, le sac plein de denrées, Daemon emprunta le grand ascenseur de la tour d'Or pour rejoindre son nouveau compagnon.

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