Gurth ne s’était guère attardé dans les caves des thermes, ce soir-là. Une fois Von Klaash parti, et le calme retombé, uniquement perturbé par les quelques remouds d’eau des murènes dans les bassins remplis, la fatigue accumulée de ces quelques derniers jours avait pris le dessus, et un coup de barre s’était épris de l’Ogre. Il n’avait plus passé une nuit correcte depuis le voyage sur son navire, et ne s’était aucunement ménagé, avec ces longues journées de marche et le combat rude de ce soir. La chape de fatigue s’abattit sur lui sans prévenir, et il manqua choir là. Il usa de ses dernières forces pour remonter à l’étage, demander une chambre à Arkos l’aubergiste, et y filer sans même prêter attention à ceux qui peuplaient la salle principale.
Il s’effondra, non sans un fracas qui fit trembler toute la pièce, sur un lit assez robuste, et heureusement, pour accueillir sa masse. Et sans attendre la fin de son expiration satisfaite et ronronnant, il s’était endormi. Endormi d’un sommeil lourd et sans rêve. Pas même quelques croustillants cauchemars qui auraient auguré quelques nouvelles idées de tortures répugnantes à faire subir à ses nouveaux ennemis, à ses nouvelles cibles.
Il était tard, le lendemain, lorsqu’il s’éveilla. La salle principale des Thermes était bien déserte, à cette heure charnière. Von Klaash devait être en mission avec ses hommes, et il n’aperçut aucun autre visage connu, que ce soit celui d’Ashen ou même d’Arkos, sans doute occupé à faire son marché pour satisfaire sa clientèle de la journée. Il avait donc quitté les lieux sans déjeuner, sous le ciel lourd de nuages de la sombre cité. Contrairement à la veille, il ne pleuvait plus, et les ruelles, bien qu’encore imbibées de l’ondée, respiraient un peu de cette pause céleste.
Il erra quelques temps dans les rues et ruelles, à la recherche de ce qui lui avait été indiqué comme le Grand Marché. Les gens s’écartaient sur son passage, plus par méfiance qu’autre chose. Par prudence. Il finit, après quelques pérégrinations erratiques, à trouver l’endroit qu’il cherchait : une grande place où s’élevaient autrefois des bâtisses elfes, comme l’indiquaient les traces de fondations encore visibles sur le dallage de l’endroit, et malgré la crasse qui recouvrait le sol. Des étals hétéroclites y étaient construits, bouts de cuir ou de toile tendus avec des poutres de bois fixées entre elles en des structures de formes aléatoires et souvent chaotiques. Des marchands de toutes sortes beuglaient à la criée, ou attendaient le client avec un air mesquin. Fioles de poisons, esclaves de première fraicheur, armes en tous genres, ingrédients alchimiques douteux ou habits sombres et reprisés, qu’on eut dit volés sur des cadavres inhumés. Chacun trouvait son bonheur, sur ce marché aux mille saveurs.
L’Ogre s’arrêta aux côtés d’un établi de bois sur lequel reposaient des morceaux de viande à l’origine pour le moins suspecte, qui gisaient là en remerciant les cieux, sans doute, de ne pas les couvrir d’un soleil chaleureux, qui aurait fait percer de vers immondes le rouge tendre de la chair. Loin de s’arrêter à de telles considérations, et considérant les grouillements de son estomac, il lança une piécette au marchand sale et véreux, qui la cueillit en sa main unique et l’inspecta d’un œil avide tout en laissant le géant se servir sur l’étal. Gurth choisit un morceau moyen en taille, mais qui avait l’avantage de paraître un peu plus frais, et moins odorant, que les autres. Il s’en alla, sans prononcer un mot. Apparemment, les transactions n’en nécessitaient pas forcément, dans cette ville qui lui plaisait de plus en plus.
Mâchouillant nerveusement son bout de bidoche sanguinolent, il s’enfonça plus avant dans les remugles de ce marché animé et malsain, vers un endroit de la place où les bruits s’accentuaient en ceux caractéristiques d’une baston armée. Intéressant. S’agissait-il de combats d’esclaves pour parieurs avertis ? D’une bagarre qui dégénérait ? D’une guerre intestine ? D’une rivalité entre deux clans pensant avoir la main mise sur les marchands locaux ? Il n’eut, en vérité, guère le temps de se rendre sur place pour l’apprendre par lui-même. Un vieux boiteux appuyé sur une béquille, jambe de bois et trogne burinée par le temps et les embruns marins, se mit sur sa route et l’arrêta.
« Holà, tu s’rais pas l’gars qu’Von Klaash il a envoyé là ? »Un cache-œil en cuir se perdait entre les rides de sa face de vieux boucanier, aux joues rongées d’une barbe de trois jours aux poils épais et foncés. Ses lèvres, lâches, cachaient des gencives édentées où pendait le tuyau d’une pipe d’écume ayant vécu maintes tempêtes. Par chance, il avait prononcé le nom qui lui permit de préserver intacte cette face déjà bien martelée par les années. Von Klaash. Ce devait être l’un de ses agents sur place. Gurth, silencieux, dominant l’étranger, se contenta d’opiner sentencieusement du chef. Ça parut suffire comme confirmation au vieux moussaillon, qui l’attira un peu à l’écart, tout en lui signifiant :
« Vas pas par là-bas, alors. C’est pas l’jour pour se faire repérer su’l’grand marché. Y’a une rixe ent’les troupes des Treize qui s’disputent le quartier. Et c’pas des gens à aimer partager l’spectacle. »Le message était clair : hors de question de réduire à néant le clan des foulards rouges pour le moment. Gurth s’en trouva aigri, et fronça les sourcils.
« Quand, alors ? »Le vieux débris leva la main et la béquille, et prit une expression indolente.
« Ooooh là ça faudrait déjà qu’on ait plus d’infos sur ceuces qu’on cherche. Y’en a qu’on observe souvent s’pavaner par là, mais les pions qu’le Cap’taine a placés ont pas tous l’œil vif comme el’mien. Z’ont pas encore découvert où c’qui s’regroupaient. »C’était fâcheux, s’il fallait démembrer le clan, de n’avoir que la moitié de leurs membres à disposition. Gurth consentit à admettre que l’heure n’était pas encore venue pour le bain de sang commandé. De sa voix la plus sombre, marquant un mécontentement notable, quoi qu’indirect, il éructa :
« Quand ? »Le vieux voyait bien qu’il ne la jouerait pas à l’argumentaire compliqué avec celui-là. Il compta sur la franchise.
« Bah… C’t’à dire qu’faudra bien attendre jusqu’à d’main soir pour qu’on sache où c’que c’est qu’ils sont tous. J’peux v’nir moi-même vous l’dire, si z’êtes aux Thermes ! »Une dévotion qui plut à Gurth. Une fois encore, il opina sentencieusement du chef.
« J’y serai. Et pour l’heure, comme je ne peux agir, montre moi le chemin menant au Temple de Thimoros. J’irai prier pour que la mort de ces minables soit douloureuse. »Le borgne à la peau burinée déglutit avec un air embarrassé, mais sortit néanmoins de sa besace de cuir un bout de parchemin presque vierge, à peine maculé de quelques traces étranges à l’origine indéterminée. Il sortit un vieux morceau de charbon taillé, et griffonna grossièrement la voie à suivre pour rejoindre le susdit temple. Ce n’était pas si loin que ça, et bien que peu soigneux, le marin semblait être un assez bon cartographe : les traits étaient clairs, et la légende à la fois succincte et compréhensible. Arrachant presque des mains du vieux loup de mer sa carte sommaire, il lança un grognement de sombre satisfaction, qui valait mieux que tous les mercis, pour lui. Et sans plus parler à ce vieil édenté, il s’en alla vers le lieu de culte éminent, où de sombres paroles seraient prononcées dans les ombres chargées de secrets et de sang.
Le Grand Marché s’était avéré pauvre en informations,
Et L’ogre, mécontenté, alla prier pour sa satisfaction.