Oona le détestait, elle le haïssait, ce sentiment était si puissant qu'il était presque impossible à enchaîner dans quelques lettres, à contenir en un seul mot. Lentement, sournoisement et pourtant volontairement, la haine et la rancoeur avaient complètement envahi le fragile être du petit ange. Dans sa vie antérieure, à des éons de ce pitoyable état, la jeune femme n'avait jamais détesté autre chose que les piqures d'insectes et le miel aigre et encore seulement l'espace d'un bref instant car elle était immédiatement secourue, réconfortée, doucement moquée. Ces instants avaient été brefs, une simple frustration qui pouvait même étre retrounée à son avantage pour recueillir une ration supplémentaire de caresses et de douceur. Mais ce qu'elle avait vécu ici ne semblait pas avoir de fin car elle se savait perdue dans un dédale de souffrance et de peur. Ainsi, pour lutter, pour survivre elle avait choisi de ne plus pleurer sur son sort mais d'arpenter de nouveaux sentiers pour contourner son adversaire et ainsi triompher. Dans cet obscur jeu l'Aldryde était nullement passive, la jeune femme s'enfonçait sciemment dans les profondeurs de la colère, consciente que la marche qu'elle venait juste de descendre s'effondrait, entraînant bientôt les suivantes avec elle. C'était un chemin dont elle ne pouvait imaginer qu'il y ait un retour tant elle avait changé. Quand on lui en laissait le temps, la prisonnière s'en rendait bien compte, Oona avait tout oublié. Elle avait rayé de sa mémoire son passé, ses souvenirs, son espoir, dans le seul but de laisser plus de place à la seule hôte de son âme, sa soeur ardente qu'était la haine. Le changement avait été plus douloureux que long, car si l'on invite une unique fois l'un des péchés chez soi, il finit irrémédiablement par retrouver son chemin en reniflant ses propres traces sulfureuses. D'autant plus rapidement que les feux de la colère le tirent hors des limbes de l'inconscient. L'unique autre visiteur de cette cabale était Iles mais encore devait-il se manifester longtemps à l'avance de manière à ce que leur rendez-vous soit discret et rapide, qu'il ne perturbe pas l'entreprise de destruction. Oona lui adressait une pensée brève et furtive, déjà évaporée comme un délicat flocon au milieu d'une tempête de feu.
La rancoeur avait charmé la guerrière en lui promettant la lumière au bout du tunnel mais pareillement à un cancer, elle s'était installée sur des terres saines pour les corrompre impunément. Chassant hors de leur domaine la bonté, l'amour et le pardon par le seul pouvoir de son visage grimaçant, la haine les avait poursuivi jusqu'à l'ultime frontière, jusqu'à ce qu'ils demandent grâce. Mais la rage ne fit pas de quartier, elle se nourrit de la force de ses victimes et c'est donc toute puissante, rugissant son triomphe, qu'elle prit pleinement possession d'une nouvelle marionnette ailée. Cette dernière avait alors acclamé la conquérante, s'était agenouillée devant sa toute puissance pour ne plus se relever. Elle avait renoncé tacitement à son statut, elle n'était plus un être libre et pourtant pris dans le torrent de ses sentiments mais bel et bien un animal, un fauve, une bête immonde tapie dans l'ombre de sa maîtresse. L'Aldryde était même moins que cela. Elle avait abandonné bien plus que la position debout. A quatre pattes elle était encore trop fière, alors, c'est allongée, rampant qu'elle trouva sa vraie place. La prisonnière était un mollusque balloté en tout sens dans le sillage de la colère, tout juste protégé par sa carapace lentement construite sur les débris de son existence passée. Le sel des larmes trop longtemps retenues cimentait entre eux les restes d'un coeur pur, les lambeaux d'une âme innocente et le shrapnel d'une mémoire éclatée. Tout au fond de ce bivalve avalant la douleur pour en cracher la haine se cachait pourtant une dernière citadelle, une curiosité, une impureté, enrobée de souffre et de cendres, une perle rubis. Les remparts entourant la dernière étincelle de vie d'Oona étaient érigés autant pour la protéger du monde extérieur, de son tortionnaire, que de sa terrifiante maîtresse, celle qui gouvernait désormais ses jours. C'était son dernier secret, le plus précieux, si précieux d'ailleurs qu'elle n'osait y penser de peur de le dévoiler, elle le savait juste là, en sécurité. La guerrière s'était donc inféodée au moindre des deux maux, du moins le croyait-elle et grâce à la haine, elle n'avait plus froid, elle n'avait plus faim, elle n'avait plus mal. Tout son être était dirigé vers un unique but : tuer le mage. L'Aldryde ruminait sa colère et la cultivait car après le brûlis auquel elle s'était livrée, l'exilée y avait planté avec la ferveur d'un nouvel espoir, mille graînes de destruction.
Dernièrement le geôlier avait trouvé une manière de martyriser encore plus son jouet tout en y alliant un coté utile. Lorsqu'il bloquait dans ses lectures et ses traductions, il trainait l'Aldryde hors de sa cage puis la faisait voler devant lui tout en la tirant vers le bas grâce aux chaines et par un simple effort de volonté. Si le petit oiseau faiblissait ou refusait de se prêter au jeu, le mage la punissait, la battait jusqu'à l'évanouissement, la torturait ou l'écartelait. Qu'elle y consentît ou non, le résultat était le même pour son ennemi, elle lui avait procuré une distraction plus ou moins longue et donc un échappatoire à ses travaux. Cependant, focaliser une partie de son noir esprit sur la pression des chaînes restait sa distraction favorite. Oona pensait qu'ainsi l'esprit pervers de l'homme se calmait quelques instants ou bien poursuivait sur un chemin inconscient vers une certaine clarté car chaque séance se terminait immanquablement par un éclair de génie qui la laissait choir au bord de l'évanouissement dès qu'il la libérait de l'insoutenable tension.
En ce moment même, elle voletait, là, depuis presque une heure, devant lui, devant ce visage d'incube desséché. A une époque, ce vieux bout de parchemin ridé avait dû être d'une très grande beauté mais il s'était lentement déformé sous la pression de pulsions incontrôlables et il n'inspirait désormais plus que le dégoût. La guerrière avait appris à gérer son supplice, à simuler suffisamment la fatigue pour que la tension sur ses jambes ne soit pas trop insupportable, mais la seule et unique chose qui la faisait tenir dans cet exercice absurde c'était bien sa compagne échevelée, le démon qui grandissait en elle. Ainsi chaque battement d'aile n'était plus le fruit de l'effort d'un quelconque muscle. Son vol stationnaire et épuisant ne pouvait durer qu'avec la force de son mental. Chaque tendon venait se crocheter à la base de son cerveau qui ordonnait, sans autre charité, de continuer encore et toujours jusqu'à la frontière de l'épuisement. La jeune femme aimait aussi à penser que la mutation avait gagné chaque parcelle de son corps, qu'elle avait changé au point que nulle trace de sang ne subsiste en elle. Cette substance bien trop commune, si prodigue et si prompte à se répandre ne convenait plus à sa nouvelle nature sèche et avare. Dans ses veines coulaient des ichors bouillonants et visqueux, fruits d'une sempiternelle distillation de toute la gamme d'ire qu'un être pouvait sécréter. Cette dernière métamorphose tirait la jeune femme hors du règne du vivant pour l'apparenter à celui du minéral, du mécanique devenant un automate propulsé par l'énergie infini de sa rage.
Avec un dédain absolu, le tortionnaire lui tournait maintenant le dos en se relisant à voix haute. Oona ne comprenait absolument rien à son charabia, comme d'ailleurs elle ne comprenait pas toujours ce qu'il advenait dans cette gigantesque tente. Tente qui ressemblait plus à un caprice de prince en villégiature tombé amoureux d'une splendide vue qu'à autre chose. Du lit à baldaquins jusqu'au pot de chambre, tout était le fruit d'un luxe suranné, comme si un château entier avait dû être promptement fui et dans l'empressement le châtelain avait alors pris avec lui tout ce qui lui passait sous la main sans vraiment réfléchir. Maintenant que la demeure devait être réduite à l'état de ruine, seuls en restaient quelques objets trop luxueux qui ne pourraient jamais trouver leur place. Du moins c'est ce que s'imaginait l'Aldryde, tout en restant absolument froide à ces critères de beautés. En effet comme tout ce qui avait un rapport avec son tortionnaire, elle haïssait cette tente et tout ce qui la composait, elle avait un dégoût profond pour les étagères ornées de têtes de lion qui vomissaient quantité de parchemins, elle méprisait singulièrement le fauteuil, qui aurait fait pâlir plus d'un trône, dans lequel se vautrait le mage, mais surtout elle haïssait plus que tout sa cage et ses entraves. L'exilée ne les supportait plus car malgré leur fonction avilissante, celles-ci étaient pourtant belles dans leur ligne pure, leur rotondité simple. Et pour s'y être fatigué des heures durant, elle savait qu'il était tout simplement impossible de les abimer et donc de les détruire. Elle finit par en conclure que ce serpent annelé était en fait une projection de l'esprit de son créateur réagissant au moindre de ses caprices et toujours prompt à la maltraiter.
Elle s'était effondrée, comme à l'accoutumée, en sueur, allongée sur le flanc à la manière d'une biche abattue en plein saut, sa chevelure rousse coulant au rythme de sa respiration. Lorsque son coeur retourna à la normale, c'est-à-dire au bout de longues et douloureuses minutes, elle se redressa lentement et d'un geste las rejeta sa tignasse emmêlée. Il n'avait rien remarqué, il marmonnait toujours dans son coin à la lueur d'une lampe magique, perdu dans ses délires paranoïaques. Oona se redressa un peu, chancelante, et rencontra au sommet les étoiles d'un vertige coutumier. Immobile, la jeune femme fixa d'un regard mauvais le dos du fauteuil capitonné d'un vieux cuir bordeaux. Elle ne voyait véritablement du mage que sa tête chauve souvent prise de tic nerveux, s'agitant sous l'effet d'un remoud de son âme torturée. Certaine qu'il allait l'oublier pour le reste de la journée, si ce n'est pour plusieurs jours, elle retourna vers sa cellule à contre-coeur. Oona aurait volontiers voler jusqu'au gardien pour l'étrangler avec ses chaines, pour lui arracher la gorge de ses mains, pour le rouer de coups jusqu'à que ses propres poings saignent, mais elle savait qu'arrivée à quelques pas, même par derrière, le mage la sentirait et la punirait en conséquence. Une seule fois elle s'y était risquée après une auscultation encore plus dégradante qu'à l'accoutumée pendant laquelle elle avait dû faire appel à toutes ses forces pour ne pas vomir de dégoût. Elle aurait été violée avec sauvagerie que cela n'aurait pas été différent. Débordante de rage bouillonnante, elle s'était emparée d'un des instruments de torture pour lui planter dans la gorge, hélas, le métal appartenait au domaine du mage et ce dernier lui avait fait payé très cher son insurrection. Pendant près d'une semaine elle avait été incapable de bouger, le simple fait de respirer lui avait été une torture de plus.
Dans sa petite prison rouillée, à peine plus grande qu'une cage à oiseau, devant le minuscule gobelet d'eau, elle s'arrêta. Elle s'en tenait à bonne distance pour ne pas y apercevoir son reflet car d'une certaine manière, l'eau lui était devenue difficilement supportable. L'Aldryde pensait que cet élément ne convenait plus à son nouvel être, il était porteur de bien trop de souvenirs et faisait remonter des moments bien trop heureux en elle. A quoi pouvait lui servir la mémoire d'une pluie d'été, une véritable douche chaude qui vous invitait à rester dessous et à se tremper dans sa douce chaleur ? Penser aux ballets aériens qu'elle donnait avec ses amis au-dessus des lacs paisibles, lui serait-il d'une quelconque aide ici même, au milieu de cette plaine vitrifiée par la douleur qu'était devenu son quotidien ? Oona avait décidé depuis longtemps que la réponse serait négative parce que tout cela avait été enfoui, compressé dans sa forteresse intérieure. Elle avait pesé de tout le poids de son chagrin pour rentrer son ancienne vie dans un si petit espace mais maintenant elle se savait plus forte.
Pour laver son visage de souillon baigné de sueur, elle mit sa main en coupelle et récupéra moins d'une goutte d'eau quand à mi parcours elle changea d'avis décidant de boire le liquide au goût de fer. Elle ferma les yeux. Un petit lac se forma à la commissure gauche, il gonfla comme une grosse larme et sous l'effet de la déglutition éclata en un petit ruisseau. Se frayant un chemin au bas de la joue, le ruisselet se chargea d'alluvions crasseux et alcalins, résidus de nombreuses heures de peine, pour ensuite accélérer prodigieusement le long du cou gracile de la jeune femme puis fut bientôt avalé par un morceau de tissu avide. Assimilant ce nouvel élément, les fibres mises à mal par tant de mauvais traitements se courbèrent légèrement comme en proie à un spasme ou sous l'effet d'un mauvais charme. La source du ruisseau s'étant tarie, le lit s'étant évaporé sous l'effet de la chaleur corporelle, le reste de la guenille tint bon et se redressa, diffusant la substance trop pure dans le reste de la trame. Des vêtements de l'Aldryde il ne restait à dire vrai rien, tout au plus quelques lambeaux mal réajustés pour couvrir son inimité. Geste totalement inutile face à la voracité perverse de son geôlier, mais geste qui la rassurait un peu. C'est ainsi qu'à défaut de vêtements, elle laissait la crasse, la poussière et la rouille lui construire une nouvelle protection.
Elle fit un pas en avant et vit dans la surface encore troublée, apparaître un visage fin, très fin, trop fin. Il n'était pas émacié au point de faire ressortir chaque os de sa face, mais des semaines d'emprisonnement avaient laissé des traces : ses pommettes rondes d'enfant sauvage avaient disparu, plus rien n'entravait l'ovalité strict de son visage. Privées de soleil ses taches de rousseurs, son masque d'espièglerie, avaient elles aussi disparu ou bien avaient tourné à un noir inquiétant sur sa peau diaphane. Mais ce qui la troublait le plus, et qui la fit aussitôt tourner la tête, était ses yeux. Ses belles amandes qui avaient fait beaucoup d'envieuses étaient devenues deux fentes obliques, des cicatrices fruits des griffes de la colère, ouvrant sur un vide abyssal. Enfin, sa bouche ne méritait même plus un commentaire tant on aurait douté de sa présence, la guerrière se demandait d'ailleurs si elle aurait un jour la force de parler encore une fois, ou même si elle en aurait l'occasion.
La seconde raison qui lui faisait redouter tant l'eau et la toilette et qui faisait du coup passer ses réflexions sur l'armure de souillure pour moins importante qu'un trait d'esprit, relevait encore une fois de l'homme assis dans son fauteuil de roi, répondant à voix haute aux murmures de son âme malade. Oona ne comprenait pas tout ce qui se passait à l'intérieur de la tente et elle ne pouvait qu'imaginer le monde dehors, cependant elle avait compris que même à l'extérieur le mage était démoniaque et qu'il avait dû se faire pléthore d'ennemis. Il rentrait souvent en colère et dévastait parfois une partie de son logis pour passer ses nerfs. Mais un jour il était rentré empli d'une fureur que rien ne semblait pouvoir apaiser, tout son être était courroucé, il aurait pu dévaster la région entière et ne sentir soulagement. Quand son regard injecté de haine s'était posé sur l'Aldryde elle avait su que sa dernière était venue.
A peine l'idée qu'il aurait pu passer ses nerfs sur sa minuscule prisonnière lui avait effleuré l'esprit que les chaînes aux pieds de celle-ci se mirent à vibrer d'excitation. Plus il s'était approché, plus Oona avait senti irradié du métal glacé des vagues de plaisir sadique. Le tortionnaire l'avait tiré hors de sa cage avec tant de violence qu'elle avait cru y perdre une jambe. Puis, il s'était appliqué à lui faire subir toute la panoplie de souffrances qu'elle avait déjà expérimenté. Mais cela ne fut pas suffisant. Devant la détermination de la jeune femme à ne pas réagir, à ne pas même se débattre, sa fureur était montée d'un cran et se furent aussitôt les montants de la tente qui avaient vibré au diapason de sa rage. L'homme avait alors cherché dans son esprit pervers un nouveau moyen de décharger son malaise intérieur sur sa prisonnière quand subitement son regard s'était fixé sur une grande carafe de cristal. Immédiatement, il avait soulevé Oona, qui avait peiné à se maintenir droite après tant d'exactions et l'avait lentement fait descendre dans la pleine carafe.
Elle n'avait pas compris ce qu'il avait derrière la tête, l'objet était plutôt inusité, délaissé dans un coin de la table, le mage préférant abuser de substances plus fortes et plus stimulantes pour se désaltérer. En quelques inquiétantes secondes, elle avait eu de l'eau jusqu'à la taille et avait alors cessé de battre des ailes. La carafe était un très bel objet, soufflée dans un cristal de première qualité et ciselée avec d'infinis précautions, même l'anse était un chef-d'oeuvre en soi. Tout en argent, elle venait épouser les parois et remplir son rôle par le biais de très délicates arabesques de métal enserrant le haut de l'objet. Et soudain l'Aldryde avait compris. Il avait voulu la noyer. C'était la seule torture qu'il ne lui avait pas encore infligé. Prise d'un début de panique elle avait voulu remonter, mais la paroi avait été trop lisse et ses forces au combien trop diminuées. Voyant qu'elle avait compris, le mage avait tiré violemment par la pensée sur ses entraves de sorte que l'eau lui arrivât brusquement jusqu'au cou.
A ce moment là elle avait été véritablement envahie par la panique. Elle avait battu des pieds, des mains, des ailes sans autre résultat que de diffuser un peu plus sa saleté dans le liquide, mais toujours on l'avait descendu. Son cou avait été tendu à l'extrême alors qu'elle était difficilement parvenue à aspirer les dernières goulées d'air. Soudain, on l'avait tiré d'un coup sec juste sous le niveau de l'eau. Oona avait fini par tellement bien le connaître, son geôlier, surtout dans ces moments là, qu'elle avait une vision anormalement claire des buts que celui-ci poursuivait. La tirer jusqu'au fond ne lui aurait pas procuré le même plaisir que de la voir suffoquer juste à la frontière entre la vie et la mort. Un instant elle s'était dégoûtée, qu'avait-elle été en train de faire alors qu'on eût voulu la tuer ? Elle avait pensé à son bourreau, comme son bourreau, pour un peu elle l'aurait aidé dans sa tâche. Sentir ainsi la trace de la souillure en elle, la savoir tellement tenace qu'elle ne parviendrait jamais à s'en débarrasser, l'avait plongé dans un désarroi tel que même la rage, sa fière alliée, s'était éclipsée devant cette présence maligne.
Une pulsion de vie, un réflexe de conservation avait pourtant continué à l'animer pendant ses réflexions et si le mage n'avait pas maintenu la carafe en place d'un doigt noueux, elle l'aurait à coup sûr renversée. Même cet unique doigt qui l'avait presque désigné dans son agonie, elle en avait mesuré tout le sens, il avait été là pour la rabaisser encore et toujours. Tous ses efforts, même les plus désespérés, n'avaient pu espérer ébranler le trône de son geôlier. La brûlure de l'asphyxie en elle était devenue de plus en plus forte, son corps lui avait réclamé de l'air, l'autre substance de la vie après l'eau et elle avait dû lutter contre lui pour ne pas ouvrir grande la bouche et signer son arrêt de mort. Rassemblant toutes ses forces Oona avait frappé l'invisible paroi de sa cheville entravée, mais l'environnement aqueux avait réduit ses efforts à néant. Le petit ange suffoquait, il n'avait pu en supporter davantage, il avait alors étiré son petit corps pour atteindre l'autre monde, pour respirer à nouveau, vivre une seconde de plus, mais rien n'y avait fait, le sentiment d'urgence avait grandi en elle si vite qu'il avait envahi toutes ses pensées. C'est alors que, déformés par ses propres remouds, l'Aldryde avait vu l'image son tortionnaire, sa joie, son extase de pouvoir se sentir si fort.
N'en pouvant plus la prisonnière avait cédé à ses instincts et avait aspiré un peu du liquide, mais cela n'avait pas eu l'effet escompté. Elle avait alors toussé pour l'expulser pour reprendre une impossible respiration. Au moment où l'eau avait pénétré ses poumons, son tortionnaire l'avait extirpé de son bocal pour la laisser choir lourdement. Le choc avait été suffisant pour ne pas la laisser sombrer dans l'inconscient et la faire recracher toute son eau. La pauvre créature avait haleté bruyamment, crachant et toussant, peinant autant à retrouver ses esprits que sa respiration. N'avait-elle pas entrevu l'amour de sa vie au moment où l'eau s'infiltrait en elle ?
Là, devant le gobelet d'eau douteuse, elle en était moins sûre mais à ce moment elle aurait parié l'avoir vu dans sa prison de glace et peut-être même entendu sa voix. En regardant une nouvelle fois vers le miroir aqueux, elle frissonna et préféra aller s'allonger dans le coin le plus sombre de sa cage. Là elle attendrait d'être à nouveau utilisée, dominée et humiliée sans autre choix que le suicide, la mort solitaire.
Son geôlier était de moins en moins présent, c'est donc seule qu'elle passait des jours, peut-être des semaines dans sa cage fermée dont seul le mage pouvait en ouvrir la herse. Oona passait se temps à se reposer, à s'ausculter et à masser ses plaies innombrables. Le fait qu'elle ne rêvait plus était la seule chose qui la préoccupât durant ses longues journées solitaires. Une vieille légende aldryde racontait en effet que les rêves étaient en fait un don de leurs ancêtres. Durant la journée, les esprits de ces derniers suivaient leur joyeuse descendance et recueillaient les envies, les aspirations et même les secrets où qu'ils naissent ; pour, au crépuscule, les assembler en des aventures fabuleuses qui iraient illuminer la nuit de leurs enfants. Ainsi à défaut de les border et de leur raconter des histoires avant qu'ils ne s'endorment, les ancêtres veillaient pour toujours sur les jeunes. Etait-elle si loin de chez elle, que personne, pas même un esprit, ne puisse venir recueillir sa peine et la transformer en joie ? Même de lui, elle ne rêvait plus. C'est seulement à la dérobée, simulant un hasard, qu'elle caressait parfois son seul trésor, la petite plume de son amant maintenue cachée aux yeux de tous.
Lorsque la prisonnière vit apparaître son geôlier courroucé, elle trembla un instant de peur qu'elle ne devienne encore le défouloir à sa haine, mais celui-ci se calma de lui-même et se mit à arpenter de long en large la tente en parlant très fort. Au bout d'un moment il la prit même à parti en la pointant du doigt ou du menton. Oona préférait garder le silence et l'immobilité face à ce qu'elle imaginait être une nouvelle ruse, les préliminaires à une nouvelle séance de torture. Alors la grille s'ouvrit par le miracle habituel et elle sortit docilement, ses lourdes entraves raclant le sol d'un tintinnabulement sinistre, puis se plaça bien droite devant lui.
« - Maître Gakmar ! » fut le son qui sortit de l'horrible bouche, deux ourlets parcheminés, du magicien, si détendue à l'instant alors que la prisonnière l'avait vu écumante de désir sadique. Comme elle ne réagissait pas, il se pencha vers elle et émit de nouveau ces étranges sons gutturaux. La guerrière sentait poindre la colère au fond de sa voix et elle comprit que cela était un nouveau jeu dont elle devait découvrir les règles très rapidement sous peine de subir son courroux. Elle avait dû hésiter trop longtemps au goût du mage car un serpent de métal s'éveilla entre ses jambes et lui fouetta violemment la poitrine. Elle comprit qu'elle devait réagir vite et prononça quelques sons du bout des lèvres, chose qu'elle ne se rappelait pas avait faite depuis fort longtemps. Stimuler ainsi sa gorge, la faire vibrer d'un souffle inconnu, la stupéfia. Un coup sec sur ses chaînes lui intima l'ordre de recommencer, ce qu'elle fit de sa voix fluette. Le maître fronça les sourcils, se redressa et pointa un index cerclé d'or vers lui même, des sons identiques aux précédents sortirent de ses lèvres. Sons qui s'échappèrent ensuite de la minuscule bouche de l'Aldryde : elle avait compris.
Pendant les jours qui suivirent et même une partie des nuits, le mage Gakmar, déclamait des suites de mots toujours plus longues en pointant leur signification aux quatre coins de la tente. Oona, elle, les répétait plus ou moins aisément. Elle n'avait le droit de se tromper qu'une seule fois, si elle renouvelait son erreur, elle était flagellée ou violemment projetée contre sa cage. Une fois sa diction correcte au goût de son sinistre professeur, elle devait articuler correctement le nom de l'objet qu'il pointait, là encore une seconde erreur n'était pas permise. La prisonnière avait depuis longtemps perdu la notion des jours et ce nouveau défi ne fit qu'accélérer le processus car bien que ses nuits étaient privées de rêve, elles étaient désormais hantées par des mots innombrables. Elle se surpris souvent, lors d'un réveil brusque avec les restes d'un mot sur le bout des lèvres alors qu'il venait tout juste de prendre forme dans sa gorge. Ainsi, en plus de son corps, car il arrivait fréquemment qu'elle doive voler en stationnaire en prononçant à bout de souffle des centaines de mots ; son esprit était vrillé par la fatigue. Ce n'était pas un apprentissage, c'était une manière de plus pour son geôlier de s'introduire en elle, de la dominer totalement, entièrement, mais, malgré cela elle ne lui lâchait rien de plus que des sons, une ribambelle de sujets, de verbes, de noms et de pronoms tous plus ignobles à ses délicates oreilles. Comment pouvait-on imaginer pareil borborygme pour communiquer ? Les couleurs, le soleil et le bonheur perdaient toute leur force par la biais de cette mastication barbare pour être recrachés, presque vomis, en un amas de consonnes brutales et pataudes se marchant les unes sur les autres.
Le bourrage de crâne donna pourtant des résultats car au bout d'un interminable moment l'Aldryde comprenait intuitivement les divagations du mage et les ordres qu'il aboyait à ses sbires orques à l'extérieur. Elle écoutait tout et tout le temps, désormais avide de s'approprier de nouveaux mots, aussi laids soient-ils, et ainsi elle espérait échapper à une nouvelle séance de récitation. Petit à petit, le monde autour d'elle n'était plus seulement morne et cruel car elle était capable d'en nommer toutes les nuances, de les étiqueter de plus en plus précisément pour en faire jaillir une nouvelle vérité. Désormais c'etait elle, l'exilée volontaire, la triste prisonnière bafouée et humiliée qui gouvernait son monde. Les mots étaient pareils à son épée, rangée dans un coin de sa cellule, fins et précis, lui procurant une nouvelle force pour affronter les embûches de l'enfer quotidien. Même en son fort intérieur, la rage céda un peu de son omnipotence à cette nouvelle foule bruyante, consciente qu'elle pouvait être utile à ses rêves de vengeance et de meurtre.
Un matin ce ne fut plus une liste de mots dont elle dut se souvenir mais bel et bien d'ordres :
« Je suis las de devoir m'occuper de toi, tu vas avoir le privilège désormais de me rendre la monnaie de ma pièce. »
Le magicien marqua un temps de pause le temps que l'information devienne claire dans l'esprit de celle qu'il considérait comme une privilégiée. Cette dernière fut d'abord stupéfaite qu'on s'adressât à elle, stupéfaite que la communication fut possible avec ce monstre de perversité. Se faire ainsi capturer par le verbe était beaucoup moins douloureux que de subir des coups, mais en même temps cela requérait d'eux une certaine forme d'union qu'Oona n'avait pas fini de haïr. Elle se rendit alors compte, qu'elle était devenue une handicapée, incapable de voir le monde autrement que par les yeux de la colère et cela l'énerva encore plus. Elle se força au calme pour comprendre les ordres qui allaient bientôt suivre car secrètement la guerrière espérait beaucoup de cette nouvelle opportunité.
« Les petites brimades que je t'ai fait subir ne seront rien comparées à ce que tu pourrais subir si tu échoues. Auparavant tu n'étais que de la vermine, aujourd'hui je t'offre, bien naïvement peut-être, la possibilité de devenir un moucheron utile, un véritable mouchard. »
Visiblement satisfait de son trait d'esprit, il continua son monologue sur le ton d'un noble s'adressant à l'homme courbé dans la boue qui lui offrirait son dos pour enfourcher plus aisément la monture seigneuriale.
« Rumar, l'orque qui me sert d'émissaire auprès de la fange de ce camp ... Oui, celui-là même que tu as déjà vu ! Bref, il joue double jeu avec moi, je le sais depuis longtemps, mais je ne sais en revanche pas en faveur de qui, de plus je suis sûr qu'il y en a d'autres, des traitres. Trouves-les ! Quelle autre explication pourrait-il y avoir aux échecs d'un esprit aussi brillant que le mien ? Aucun, bien sûr ! On m'espionne, on me trompe ! Mais comment discerner un rat dans une fosse grouillante ? En y envoyant une puce savante bien évidement ! Vas maintenant ! Mais si tu n'es pas présente dans ta cage à chaque aube, tu mourras. Telle est ta mission et ta sentence ! »
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Et sur moi si la joie est parfois descendue Elle semblait errer sur un monde détruit.Oona
Dernière édition par Chak' le Ven 3 Avr 2009 14:59, édité 2 fois.
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