Combien de temps dure ce baiser ? Des siècles, des années, des mois, des jours ou à peine quelques secondes ? Fenric est bien incapable de s’en souvenir trop perdu dans sa délectation gourmande. Toutefois, c’est bien lui qui interrompt aussi abruptement que violemment ce tendre moment de félicité lorsqu’une ombre passe sur son cœur. Le genre d’ombre qui vous glace d’effroi par une chaude soirée d’été. Une terreur sans nom nait en lui : la certitude que Phaïtos, lui-même, rode dans la nuit et qu’il ne compte pas repartir les mains vides au petit matin. Sans délicatesse, le shaakt repousse sa compagne.
« Fuyez, Matriarche ! Ne rester pas ici une seconde de plus ! »
Le ton sans être menaçant n’est ni suave ni prévenant. Il est cassant et impératif. La pauvre Campanule ouvre et ferme la bouche sans que le moindre son n’en sorte, perdue dans ses sentiments contradictoires.
(Pourquoi tant d’agressivité soudainement ? Pourquoi me repousser après ce baiser si passionné ?)
Voyant son immobilité et son incompréhension, il décide d’enfoncer le clou.
« Rentrez chez vous, fermez les portes et ne sortez pas avant le petit matin ! Ai-je été clair ? »
Cette fois, nulle opposition possible. Avant même de s’en être rendue compte, la sinarise prend ses jambes à son cou et fuit comme le vent mais sans un bruit. Un silence assourdissant s'installe, plus pesant que le grand Dragon Noir. Le temps passe lentement, chargé de menaces. Tournant sur lui-même, le Naak’Shaakty surveille les environs afin de pas être surpris ou pris à revers… Rien… Rien ne se passe…
(Me serais-je trompé ? Cela n’aurait été qu’une illusion ? … Non impossible. C’était trop net.)
Prenant son courage à deux mains, il décide de provoquer l’invisible et terrifiant ennemi.
« Montre-toi à présent. Nous sommes seuls… Tu es là pour moi, non ? »
« En effet, che suis là pour toi, Naak’Shaakty ! Pour t’écorchcher vif et te faire endurer les milles tourments d’une vie qui se brise… »
Ce n’est pas tant la menace qui glace le sang de l’elfe noir mais la voix légèrement trop aigue et chuintanteet pourtant si familière.
« Non ! Cela ne se peut ! Je t’ai vu mourir de mes yeux !!! »
« Et pourtant, mon cousin ! Che suis un peu différent mais ne t’y trompe pas : Sthyll est bien de retour… »
Un spectacle terrifiant commence dans la plaine jusqu’ici théâtre de douceur et de volupté : un humanoïde ailé descend lentement du ciel… Cependant, cet individu est un peu particulier : il ne porte aucun vêtement, sa peau d’un brun verdâtre reflète la lumière mate de la lune. Toutefois, ce qui frappe en premier l’observateur, c’est la présence de deux membres surnuméraires ainsi que d’un dard. Si les premiers prennent racine au niveau des épaules et se terminent par des pointes terrifiantes, la seconde semble être un prolongement de la colonne vertébrale.
« Oh suis-che bête ?Che suis tellement heureux de t’avoir retrouvé que ch’en oublie la politesse. Bonchour Fenric. Alors, on n’embrasse pas son cousin préféré ? »
Il n’existe pas de mot suffisant pour puissant pour décrire la terreur mortelle qui agite le cœur du shaakt. Sthyll, celui là même qu’il a pourchassé pendant près d’une année pour le faire brûler au cœur d’une maison en flamme a non seulement survécu mais semble plus dangereux que jamais.
« Tu ne t’y attendais pas n’est ce pas ? Tu me croyais fini, au fond d’une tombe de cendres pour l’éternité ! Mais, c’était sans compter sur Dame Résine : alors que mon âme furieuse arpentait le monde détruisant ce qu’elle pouvait, ch’entendis Sa voix. Elle m’appelait ! Souviens-toi, mon cousin, du prodigieux destin prophétisé… Il devait s’accomplir et elle me donna ma chance d’y parvenir. Ce corps bien qu’immonde est d’une puissance bien supérieur à l’ancien. Le croisement ultime du shaakt et de l’insecte, Sthyll et la nèpe !Me voici à présent. Admire ce que tu as fait de moi et tremble de rencontrer ma vengeance. »
Sortant de l’ombre dans laquelle il s’était scrupuleusement tenu jusqu’à présent, Sthyll dévoile enfin son visage. Enfin, face est un mot qui conviendrait mieux à l’ignominie de ce faciès. Un rostre prodigieux remplace le nez. Des yeux à facettes et des mandibules acérées achèvent de vous rendre la vue du personnage insupportable.
Sachant le combat à venir aussi inévitable que sauvage, Fenric, n’écoutant que son effroi et sa répugnance,se jette sur son adversaire sans attendre. Il lance son poing nu sur l’odieux masque insectoïde dans un direct furieux et violent…Et s’y fracasse les phalanges. Dans un rire aussi sadique que moqueur, l’hybride explique ce prodige.
« Voici tout l’intérêt d’un exosquelette, mon cousin. C’est comme porté une armure en permanence… Mais une armure qui ne pèse rien et qui guéri de surcroit »
Sur ces mots, l’abomination passe à l’offensive. Un crochet du gauche d’abord pour étourdir puis elle agrippe une tête et organise une violente rencontre entre son genou et le visage de sa victime. Dans le même temps, les deux appendices supérieurs viennent se planter dans le dos découvert. Des éclairs de douleur traversent le cerveau de Fenric colorant sa vision de trainées pourpres et bordeaux.
(Quelle vitesse ! Si tu veux t’en sortir mon petit Fen’, il va falloir t’y mettre plus sérieusement et prendre des risques.)
A chaque pulsation de souffrance, son cœur s’ampli de colère, de haine et de rêves de sadisme. Lentement, son esprit recrée le réflexe qui, par deux fois, fut salvateur… Dans un gémissement bestial, deux longues pattes d’obscurité pure apparaissent et frappent le mortel ennemi. Sa carapace de chitine est inutile face à ce que certains nomment l’haleine de Valshabarath. La magie délétère fait son œuvre et Sthyll souffre tellement qu’il est obligé de relâcher son étreinte. Pour le Naak’Shaakty, tout semble gagné… Et pourtant…
Malgré les spasmes qui agitent son corps perclus de tourments, la nèpe elfique ne cache pas son hilarité.
« Te voici déchà contraint à sortir ton arme suprême, mon cher cousin ? Ici, point de maison en flamme pour m’y plonger… »
Sur ces mots, il se lève et frappe. Pieds et poings, dard et genoux, tout est utilisé. Tel un chat retardant la mise à mort par simple jeu, le suppôt de Dame Résine inflige une foule d’égratignures, d’hématomes et autres estafilades à son parent.
Fenric est incapable de résister. Même lorsqu’il se débarrasse de l’entrave de ses sens, Sthyll le surclasse de la tête et des épaules. Plus vif, plus fort, imprévisible. Une terrible certitude nait dans le cœur du martyr : son heure a sonnée. Pour lui, tout est fini.
(Ô puissant Phaïtos, entends l’humble prière de celui qui viendra bientôt à toi ! Puisse ta venue me délivrer de ce supplice.)
(Te voici encore dans les ennuis Fen’ ? Il te surpasse sur tous les plans ? Ton corps n’est rien en comparaison du sien ? En quoi cela change-t-il de d’habitude ? Ton esprit a toujours été ta force ! Utilise là…)
Cet éclair de génie, le shaakt se l’attribue sans faire le lien avec ses nouvelles expériences.
« Sthyll ! Avant de m’achever, rappelle-moi pourquoi tout ceci à commencer… Pourquoi ces quatre jours de torture à Caix ? Pourquoi cette trahison ? Tu as toujours été celui que j’admirais : le meilleur bretteur, d’une endurance à nulle autre pareille, vif, rieur, … Pourquoi ? Rappelle-moi ! »
L’hybride interrompt son assaut non sans avoir terrassé son adversaire.
« Pourquoi ? Pourquoi ? Ne te souviens-tu donc pas de la devineresse ? Elle disait : « Celui à qui tout est promis est un obstacle pour l’Elu de la déesse sombre. C’est par les cris de souffrance du premier que le second pourra accomplir son destin et obtenir la puissance qui lui est destinée… » Il le fallait, Fenric ! Ton existence même me prive de ce qui m’est dû ! Je n’ai pas le choix : ta douleur est la clef de mon ascension. »
Les mots ont allumé dans les yeux de l’insectoïde une lueur de fanatisme. Dans un sourire ensanglanté, le vaincu poursuit son idée.
« Réfléchis à ceci, mon cousin. Si on envisage les choses sous un angle différent, tout peut changer. La Chienne d’Omyre est la déesse noire depuis peu. Valshabarath, par contre, est nommée ainsi depuis des siècles. Nous savons lequel de nous a été marqué par elle… Hé hé… Dans ton armée, tu étais promis à un bel avancement. Un avenir radieux s’ouvrait à toi : gloire, richesse, … Pense à ceci, mon cousin préféré… Et si, tu étais « Celui à qui tout est promis » et moi « l’Elu de la déesse sombre » ? »
Un coup tonnerre silencieux vient de frapper la plaine. Le sol s’ouvre sous les pieds de Sthyll. Son esprit est percuté de plein fouet par les implications astronomiques de cette possible vérité. Ses mandibules craquent les unes sur les autres tandis que ses yeux à facettes roulent en tout sens en quête d’une branche à laquelle se raccrocher.
Profitant de ce moment de profond désarroi, Fenric bondit sur ses pieds et fonce vers le buisson qui, il l’espère, le dissimulera à la vue de son terrible cousin. Ce dernier totalement surpris et largement pris de court s’élance à sa poursuite en vociférant.
« TRAITRE ! Semer dans mon âme le doute sur la devineresse, toi qui a touchours réfuté ses prévisions et recheté ses oracles ! Tu vas expier, foi de Sthyll ! »
Alors que l’épaisseur végétale salvatrice n’est plus qu’à quelques pas, l’hybride frappe d’un énorme coup de pied mi sauté, mi volant, le dos du fuyard. Ce dernier, entrainé par son élan, traverse la futaie et percute de plein fouet le frêne situé juste derrière dans un effroyable craquement. A cet instant, le temps se suspend pour le Naak’Shaakty. Le récipient de verre contenu dans son vêtement vient de voler en éclat et répand lentement son contenu. La nuit elle-même semble s’insinuer dans sa peau noire tandis qu’une douleur aigüe et totalement inédite vrille l’ensemble de son corps. Chaque nerf semble prendre un malin plaisir à signaler sa présence par des moyens divers allant de la brûlure à la sensation de déchirement en passant par le tiraillement et la crampe musculaire. Dans la même seconde, la Peur le submerge et l’emporte telle une lame de fond. Dans son esprit dansent les cauchemars qu’il redoute la nuit. Terrifié, en position fœtal, le corps pugiliste noir s’emprisonne à nouveau dans une crise tétanique. Chaque muscle se contracte et tout mouvement s’arrête.
(Par les huit Enfers ! Il ne faut pas qu’il me voit dans cet état ! S’il me trouve, il me fera à nouveau goûter à la caresse de sa lame chauffée au rouge ou pire… Ô Grande Valshabarath, entends la prière du Naak’Shaakty que tu as abandonné. Cache-moi à la vue de Sthyll et fais que Phaïtos l’inéluctable reparte les mains vides cette nuit ! Puisse le jour où ma main servira Ton dessein apparaitre bientôt.)
Sans la moindre raison logique, les ténèbres nocturnes se referment sur un être pétrifié de terreur et de fatigue.Elles l’entourent si étroitement qu’il n’est plus capable de distinguer la pointe de ses propres bottes.
C’est alors, et seulement alors, que l’instrument de Zewen reprend son cours. Découpant l’obstacle vert à l’aide d’une épée surgie d’on ne sait où, la nèpe elfique s’approche répandant l’épouvante dans le cœur du shaakt statufié. Pourtant, il s’arrête et, bien qu’ayant les yeux fixés sur son but, ne le voit pas.
« Il est inutile de te cacher, Fenric ! … Viens à moi ! »
Le silence et l’immobilité lui réponde.
« Très bien. Tu veux chouer à la souris ? Ch’ai de quoi te faire chancher d’avis… »
Psalmodiant dans sa langue chuintante, le soldat d’Omyre concentre sa magie. Dans le même temps, une fureur sans nom capable de faire se lever un mort naît dans le cœur de Fenric. Devant ses yeux, Père se meurt à nouveau. Rampant dans son propre sang aux pieds de l’ancien Sthyll hilare. S’il avait pu bouger le moindre muscle, Fenric aurait été debout tentant de déchiqueter cet ennemi tant de fois honni… Mais il ne le peut.
Après de longues minutes, la nèpe crache son aigreur d’avoir perdu sa proie et, dans un cri de dégoût, s’envole. Dans le buisson, malgré son incompréhension des choses venant de se produire, un paralytique sent son cœur se détendre et se laisse envahir par la douce lassitude du sommeil.
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Fenric le Naak'Shaakty de Caïx Imoros, shaakt, fanatique
Un tout grand merci à Itsvara pour son travail sur ma signature et mon avatar !
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