<< Le port de TulorimEffectuant un demi-tour pour me retrouver face au gabier, je dois me mordre la lèvre inférieure pour ne pas m'esclaffer devant la tête qu'affiche ce dernier.
"Je ne m'attendais pas à te revoir de si tôt Rurik, ça c'est sûr !"Son tic de langage ne m'aide pas à contenir mon hilarité et mon ventre se contracte, laissant échapper un rire étouffé. Pour me donner contenance, je me penche et dépose mon léger paquetage sur le pont, mais c'est avec un visage mi-sérieux mi-rigolard que je me redresse.
"Alors quoi homme des montagnes ? Tulorim t'aurait-elle effrayée ?"La stupéfaction a laissé place à une certaine gaieté sur la figure d'Ishka. Bien qu'encore intrigué par ce retour imprévu, il semble heureux de me revoir à bord de la Perle Rouge.
"- Moi effrayé ? Allons ! Etonné serait un mot plus juste. Mais ta cité n'est pour rien dans ma réapparition. Elle m'a même fournie une réponse à mes recherches, et c'est celle-ci qui me fait revenir sur mes pas, vers Kendra-Kâr.
- Tu vas de nouveau passer une journée avec moi Rurik, ça c'est sûr. Tu m'en raconteras bien un peu plus sur toi, Phalange de Fenris !"Bien qu'il ait pris un ton et une attitude de reproche, je sens percer l'amusement dans la voix du marin. Je me contente d'un hochement de tête, car je me rends compte que l'activité sur le pont est devenue fébrile, la Perle Rouge est sur le point de partir. Ishka me jette un dernier regard complice avant de rejoindre son poste. Me voici de nouveau spectateur, assistant à l'appareillage du bateau. En moins de quinze jours, c'est mon troisième départ en mer, de quoi rattraper les vingt-sept années passées sur ce fichu plancher de gnolls, comme j'avais entendu dire l'un des marins de l'Amanda, sans savoir ce qu'était qu'un gnoll.
Alors que je m'accoude sur le bastingage, la voix du Capitaine vibre dans la douce brise qui accompagne cette fin d'après-midi.
(Tiens la journée est bien avancée en fin de compte...)Le fameux "Larguez les amarres !" résonne encore en moi, tandis que plus bas, sur l'appontement, les lamaneurs filent les aussières, libérant ainsi la Perle Rouge. Quittant Tulorim du regard, je me tourne vers l'intérieur de navire pour assister au ballet technique des hommes d'équipage durant le difficile exercice qu'est la sortie du port. En arrière plan, au côté du timonier, se dresse Aldora qui surveille ses hommes et hurle parfois un ordre bref, bien que ses quatre-vingt marins connaissent leur travail sur le bout de leurs doigts rugueux. Sur ma droite, une douzaine sont occupés à remonter les lourdes amarres, pendant que d'autres se mettent en place autour des poulies et des cabestans, prêts à hisser les voiles. Quelques uns grimpent dans les haubans et s'installent sur les vergues pour surveiller la montée des voiles sur les différents mâts, alors que déjà d'autres s'occupent de tendre les drisses. Je peux alors admirer toute la splendeur de cette création des hommes : les voiles montent doucement vers le ciel encore bleu, se gonflant sous la tendre caresse de Rana. La Perle Rouge quittant avec noblesse son point de mouillage, je laisse à mon tour mon lieu d'observation pour m'avancer vers la proue du navire. Même à quai, un navire semble empli de vie, mais que dire lorsque celui-ci est lâché dans le fief de Moura ! Sous mes pieds, je sens la coque respirer, de sa quille au haut du gréement. C'est là le dernier, mais non des moindres, membre de l'équipage d'Aldora. Et le Capitaine comme ses hommes, le savent. C'est une chose qui m'a étonné la première fois, mais après quelques jours passés en mer, je comprends mieux cette relation qu'ont les marins avec leur navire, cet ami qui les mène toujours plus loin.
De nouveau appuyé au garde-corps, je fouille du regard l'étendue bleue qui s'étire devant nous et disparaît au loin, me cachant par sa grande distance la ville qui est maintenant mon nouveau but. Je ne peux m'empêcher de lâcher un soupir amusé, bien que teinté d'exaspération, en pensant qu'hier matin encore Kendra-Kâr était à portée de mains. Mais le spectacle qui se présente alors sur ma gauche – à bâbord me reprendrait Ishka – me permet d'oublier bien vite ce contre-temps. La Perle Rouge laissant derrière elle les terres du continent d'Imiftil ouvre un large panorama sur la mer, et sur cette dernière l'astre solaire descend doucettement, allumant le haut des paisibles remous de lumières éclatantes. Absorbé par cette parade féerique je n'entends presque pas revenir Ishka.
"Et nous voilà r'parti Rurik, ça c'est sûr. Viens donc avec moi, au lieu de rester là le nez au vent ! Tu mangeras bien quelque chose en ma compagnie, j'ai un peu de temps libre. Après faudra qu'j'prenne mon quart, ça c'est sûr !"Il faut que le vieux gabier me parle de manger, pour que je me rende compte que je n'ai rien avalé de la journée. Bien que cela n'ait que peu d'incidence sur moi, habitué à parcourir les montagnes avec le minimum de provisions, je ne refuserai pas un bon repas après les émotions de ma journée. J'acquiesce donc à la proposition du marin et, récupérant mon baluchon, le suis vers l'écoutille menant au faux-pont. Nous descendons une volée de marche pour se retrouver dans une étroite coursive éclairée par quelques lanternes. Ishka m'entraîne au fond, là où les effluves sont autres que celles de l'endroit où sont amassés les marins au repos. Sans être grandement délicat, le fumet qui vient taquiner mon odorat est assez appétissant pour réveiller mon estomac, qui émet alors un sourd grondement. Ishka ne peut s'empêcher de rire.
"Voilà une chose que tu ne me cacheras pas Rurik, tu as faim ! Espérons que notre coq nous ai mijoté de bonnes choses ! – Et poursuivant à l'adresse du cuisinier qui se tient près des fourneaux de la Perle Rouge. –
Alors Quodhak, qu'est-ce que ton talent nous a développé ce soir ?"Quodhak est à l'inverse de l'image que nous pourrions avoir d'un cuisinier. De taille moyenne, il se distingue par sa constitution chétive qui pourrait donner à croire qu'il ne goûte jamais ce qu'il cuisine. Et pourtant, il est une des fiertés de la Perle Rouge, car rares sont les coqs qui se démènent autant pour servir des plats toujours variés à quatre-vingt personnes. Ishka m'avait expliqué ceci lors de ma première traversée en leur compagnie, alors que j'étais l'un des passagers autorisés exceptionnellement à manger avec les marins. Il faut savoir que les cinquante Yus incluent seulement le prix du voyage et que tout passager doit prévoir un repas sommaire s'il désire casser la graine durant le trajet. Quant à moi, une fois de plus, je vais avoir le plaisir de goûter aux mets de ce grand et maigre rouquin. De roux, il n'a que son bouc taillé de près, sa tête étant aussi "lisse que le cul d'une rosière" pour reprendre les mots d'Ishka. Une large flamme, du même éclat rougeoyant que les poils de Quodhak, s'échappe de la poêle de ce dernier, venant interrompre mes rêveries sur le bonhomme.
"- Porc, pommes de terre et choux au kari.
- Kari ? Une de tes inventions, ça c'est sûr !
- Pas du tout, c'est une préparation d'épices, dont la recette me vient d'un ami du peuple des dunes.
- Il m'étonne tous les jours celui-là. – Dit Ishka à mon encontre, puis se tournant de nouveau vers le cuisinier. –
Et bien, fais nous donc tester ça !"Ishka nous prépare deux tranchoirs de pains à défaut de métal, sur lesquels Quodhak nous pose un morceau de porc, accompagnés de son assortiment de légumes. Le tout a une étrange coloration jaunâtre. Mais depuis que j'ai quitté Faërlom, j'ai appris à passer outre l'aspect des nourritures autochtones pour mieux me fondre dans les nouveaux territoires visités. Jusqu'à présent je ne l'ai pas regretté, et le plat que me présente Ishka n'échappe pas à la règle. En plus du goût des aliments, une saveur extrêmement parfumée se dégage de l'ensemble. J'avale la première moitié sans prononcer un mot, puis m'accordant une pause, j'interroge Ishka.
"- Quel est donc ce peuple des dunes ?
- Sûrement tout l'inverse du tien Rurik, ça c'est sûr ! Ils vivent dans les déserts d'Imiftil, à l'Est et à l'Ouest.
- Désert ? Nous en avons aussi. Ce sont de grandes étendues de glace ou de neige où rien ne pousse, ni hommes, ni plantes.
- C'est la même chose pour eux... Sauf que c'est du sable à perte de vue là-bas, et un soleil à faire fondre tes glaces ! Enfin moi je connais pas, tu sais à part la mer... C'est mon désert, ça c'est sûr."Je ne réponds rien à la dernière phrase d'Ishka, essayant de m'imaginer quelle pouvait être cette étrange contrée où le sable allait sans l'eau et où le soleil aurait pu détruire Nosvéria...
"- Alors Rurik, pourquoi reviens-tu si vite à Kendra-Kâr ?
- Il me faut en apprendre plus... Avant de pouvoir poursuivre ma route.
- Tu ne me diras donc rien !
- Désolé Ishka, mais use donc d'un peu de patience, car si tu n'apprends rien aujourd'hui, ce sera peut-être demain.
- Alors va te coucher cabochard ! Nous nous verrons demain !"Ishka appuie ses derniers mots d'une tape amicale, puis me laissant là, il va rejoindre les autres matelots pour prendre son quart.
Je reste encore un peu assis près des fourneaux que Quodhak est en train de nettoyer, puis lui souhaitant une bonne nuit je marche jusqu'au coin où sont tendus plusieurs hamacs. Laissant mon sac à même le sol, je retire de mon dos mon bouclier pour le poser sur mes affaires et fais de même avec mon baudrier où pend une hache courte. Je m'allonge à même le sol, la tête sur mes biens, les hamacs sont trop petits pour moi. Il me semble que je reste étendu là pendant plusieurs heures, les yeux ouverts sur la nuit, sans pouvoir m'endormir. Je crois apercevoir, dans les ombres mouvantes autour de moi, les visages des miens. Deux reviennent sans cesse, ceux de mes frères morts au combat. Une idée absurde me traverse alors l'esprit, comme à chaque fois que je pense à eux. Et s'ils n'étaient pas morts ? Et si les orcs d'Oaxaca avaient fait des prisonniers ? Ylif et Woorig pouvaient-ils être parmi eux ? Vivants ? A force de pensées et d'espoir, je finis par sombrer dans un sommeil sans rêve, alors qu'au-dessus de moi l'obscurité laisse place au jour.
Les bruits alentours m'extraient lentement du calme de ma nuit. Sans ouvrir les yeux, je me souviens où je suis. Sous le pont de la Perle Rouge, qui fait voile vers Kendra-Kâr. Je m'accorde encore quelques minutes, étirant un par un mes membres engourdis par le repos. Puis entièrement réveillé, je saute sur mes jambes et rassemble mes affaires. Les matelots qui dorment encore autour de moi sont ceux qui cette nuit étaient sur le qui-vive. Ishka doit être parmi eux. Laissant là les âmes endormies, je gravis les marches de bois pour me retrouver sur le pont inondé de soleil. Plissant les yeux, je lève la tête vers le ciel pour me rendre compte que la journée est plus qu'entamée. Il ne doit rester que quelques heures de navigation, que je décide de mettre à profit pour pratiquer quelques exercices. Me rendant au gaillard d'avant, je me trouve une place entre les ancres et la cheminée d'où sort la fumée provenant de la coquerie de Quodhak. Là, je ferme un instant les yeux et me concentre sur ma respiration, puis doucement mon corps se met en mouvement, exécutant des gestes qui de loin pourraient passer pour une danse excentrique. Mais ce ne sont pour moi que des échauffements, qui me permettent de ressentir chaque parcelle de mon corps et de les réveiller une à une. Sentant mon corps réceptif, je saisis ma hache et poursuis les mêmes actions, qui tour à tour se transforment en attaques ou en parades, face à un adversaire imaginaire. Enfin, le corps suant, je m'assois à même le sol, les jambes croisées et, vidant mon esprit, je reste là sans bouger, me recueillant pour honorer Yuia.
"- Hum..."C'est un faible raclement de gorge qui me fait revenir à la réalité. Bien que mes yeux soient restés ouverts, je ne voyais plus, ayant quitté le pont de la Perle Rouge et le monde des vivants. Aussi suis-je surpris par l'animation qui règne alentour ! Les immenses murs de Kendra-Kâr se dressent devant moi et en bas le port bourdonne d'activité.
"- T'es incroyable, ça c'est sûr ! Le ramdam que nous avons fait en passant près de toi pour grimper aux haubans de misaine ne t'as pas dérangé ! Et moi qui hurlait au mousse de mieux ferler la voile, toi t'es resté là comme un roc.
- Pardonnes moi Ishka, je me sentais en sécurité ici, alors je me suis permis une méditation profonde.
- Oh pas de problème Rurik ! Mais j'aurai bien aimé causer un brin, ça c'est sûr ! Enfin, te voilà arrivé à Kendra-Kâr. J'espère que pour toi c'est la bonne cette fois... Ou nous t'attendons avant de faire de nouveau voile vers Tulorim ?"Ishka me sourit alors que je me relève et range mes affaires. Posant ma large main sur l'épaule du gabier je lui rends son sourire.
"- Qui sait ! Peut-être reviendrai-je bien vite vers Tulorim. Quoi qu'il en soit, nous nous reverrons homme de la mer !
- D'accord homme des montagnes, prends soin de toi mon ami."Je ne sais quoi répondre en entendant ce mot "ami" sonner à mon oreille. Je me contente d'un signe de tête et me dirige vers la passerelle qui a été posé entre le navire et l'appontement. Adressant un au revoir de la main au Capitaine, je descends tranquillement à terre, observant l'affairement des gens du port.
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