Transfert aérien.
L’Ogre était entré dans la machine volante des Sindeldi avec un brin d’appréhension. Pas de la peur, mais la quasi certitude que ce voyage finirait mal, d’une manière ou d’une autre. Le grand escogriffe qui le suivait toujours avec sa demi-portion ailée ne désirait visiblement pas se prononcer plus avant sur le voyage, et Gurth lui jeta un regard sinistre, sans rien lui dire, avant d’aller plus avant dans la salle interne de l’aynore. Les sièges présents là n’étaient en rien calibrés pour sa carrure imposante : les accoudoirs laissaient tout juste les humains baraqués passer leurs hanches, plus solides et robustes que celles des constructeurs de ces rafiots aériens. Mais son derrière à lui ne rentrait pas là dedans. Et si tant était qu’il forçait les accoudoirs, le siège ne supporterait certainement pas le choc de la masse graisseuse s’écrasant sur ses petits coussinets confortables.
Le luxe et le raffinement avaient cette chose odieuse qui rappelait les critères de sélection et de beauté des hautes sociétés. Les belles dames étaient pâles et minces, à la poitrine rehaussée et aux hanches mises en valeurs par des robes à froufrous. Les hommes, eux, étaient soit des éphèbes légèrement efféminés aux allures de poètes maudits, cheveux longs et noirs habits, ou alors des preux chevaliers en armure ou en velours, à la barbe courte et bien taillée et au regard vaillant. Gurth ne possédait aucun de ces deux profils, et il était donc rare de voir des individus de son genre peupler les soirées mondaines. Ces sièges ne faisaient que le lui rappeler, et les bons vieux tabourets d’auberge bien robustes lui manquaient… Il grogna en faisant volte face, laissant ses deux gardes du corps prendre place. Lui, il avait mieux à faire.
Dans de larges enjambées, il monta à l’étage supérieur du navire volant, sur le pont extérieur. Les bruyantes machines magiques se mettaient en route, alors que l’air vint frapper son visage épais. Le décollage était imminent, et il posa un dernier regard sur la terre qui l’avait vu naître : Tulorim, sa nation, sa ville, ses racines. La cité où il avait passé toute sa vie, jusqu’ici. Mais il ne ressentait pas de tristesse à la quitter. Il savait pertinemment que le mal n’avait pas de frontière, ni de limites. Tulorim était son berceau, mais il avait bien d’autres lieux à conquérir. Il était juste fier d’avoir vécu là toutes ces années. Et fier d’être toujours resté fidèle à ses idéaux démoniaques.
Alors que l’Aynore s’élevait, en même temps que son estomac, sa respiration se bloqua. La sensation était étrange, et désagréable. Pas une torture, car elle n’était pas douloureuse, mais se sentir ainsi levé de terre était particulièrement surprenante. Le vol n’était pas fait pour les humains, sinon ils auraient été pourvus d’ailes. Et cette vieille rengaine se fixa dans l’esprit de Gurth, qui agrippa le bastingage avec ses battoirs… Un membre d’équipage qui passait par là, sans doute un mécanicien du navire, à en juger par ses habits souillés de suie, s’arrêta et lui adressa la parole d’une voix avenante.
« Ça va monsieur ? C’est votre premier vol ? »
De la politesse, de la gentillesse. Gurth en était écœuré, de la part de ce peuple qui faisait les choux gras des potins pour sa fierté mal placée. Il n’avait aucune envie que l’on prête la moindre attention à son état, ou à ses humeurs. Gardant son regard fixé sur la ville de Tulorim qui s’éloignait de plus en plus, tout en bas, il grogna à nouveau pour toute réponse. Le sindel renchérit.
« Ça fait toujours bizarre, la première fois… Mais ne vous inquiétez pas, on arrive toujours en un seul morceau ! Tiens à ce propos, pourquoi vous rendez-vous à Kendra Kâr ? »
Après la politesse, voilà qu’il se mettait à ressasser des banalités avenantes et prévenantes. L’agacement de Gurth était perceptible sur son visage, et enfin il détourna les yeux de sa contrée d’origine pour les darder vers son interlocuteur détestable avec une expression assassine.
« Oh non pas que ça me regarde, mais c’est surprenant par les temps qui courent. On raconte que là-bas, le peuple est en train de mourir de faim ! Une histoire de récoltes pourries, ou saccagées, j’sais pas trop. C’est certainement criminel, si vous voulez mon avis… Enfin bref du coup, il n’y a plus énormément de monde qui se rend là-bas, et c’est pas bon pour les affaires. »
Intéressant. Sans même avoir posé une question, Gurth venait d’apprendre la raison vraisemblable de son voyage vers Kendra Kâr : la famine. Les gens de là-bas étaient en train de crever la gueule ouverte. Cette perspective le réjouit, juste avant que son regard ne s’assombrisse une nouvelle fois : si la disette était de mise, qu’allait-il donc pouvoir se mettre sous la dent ? Ses dents émirent un grincement sinistre, et le sindel, visiblement mal à l’aise de ce silence perdurant, conclut là la discussion.
« Bon ben… je vous laisse, j’ai à faire. »
Il s’éloigna en regardant Gurth de travers. Un Gurth qui souriait maintenant de manière inquiétante et sournoise. Si les gens mourraient de faim, ça signifiait la présence occurrente de cadavres frais. Non seulement, il aurait de la viande à foison pour ses fringales gargantuesques, mais en plus il aurait de la matière première sur l’art qu’il voulait développer : celui de la nécromancie. Son premier essai, peu concluant, dans le cimetière de Tulorim n’était que les prémices de ses futurs pouvoirs. Il le savait. Les Dieux sombres avaient agi ainsi en pleine conscience.
Et cette idée, il la voua à ces mêmes sombres divinités, qui traçaient sa route et répandaient la haine et la mort par sa main. Main qui plongea à cet instant dans son sac pour saisir deux des fluides qu’il avait achetés, quelques instants auparavant, sur le marché. Cette fois, il n’y avait pas de petite fille à tuer et à dévorer. Pas de tombe à profaner, ni d’ossements à briser. Il devrait se débrouiller par la seule force de son esprit et de sa ferveur religieuse pour supporter l’effet du fluide noir. Il en déboucha le dessus, et les fluides se mirent à danser hors de leur contenant. Une bulle sombre mouvante aux reflets mordorés tournoyait devant son visage. Et sa voix ténébreuse et abstruse marmonna quelque prière envers les Dieux de l’Ombre.
« Sombres créateurs du chaos et du trépas, acceptez qu’une parcelle de votre grand pouvoir me revienne, et parcoure mes veines en votre nom. Que la colère des défunts s’accumule dans mon esprit pour maîtriser ce don que vous m’offrez. Par le sang et l’os, par la chair et l’âme je me fais votre, à jamais… »
Et sans prévenir, alors qu’il prononçait le dernier mot de sa tirade, la boule se mua en fines gouttelettes qui percèrent sans lui faire de dégâts les pores de la peau de son visage. Sa tête fut projetée en arrière, et sa nuque se cambra avec violence, alors qu’un cri rauque sortait de sa gorge. Un cri jouissif et douloureux, tel était l’effet du pouvoir de l’ombre sur lui. Ses pupilles, ses yeux devinrent entièrement noirs l’espace d’un instant, alors que ses ongles s’enfonçaient douloureusement dans le bois du navire elfe.
Puis tout redevint normal… L’aynore survolait la mer depuis quelques temps déjà, et il alla s’appuyer contre la paroi derrière lui. Là, il attendit. Il attendit que la machine elfe amorce sa lente descente. Et très vite, ils en furent à l’atterrissage, sur un vaste champ d’embarquement, à proximité de la Cité Blanche. Isaac et sa compagne ne tarderaient pas. Lui, il serait déjà sur terre…
Et dès que la passerelle fut accessible, il s’y précipita avec de larges pas résonnants sur le bois. Son sourire mauvais ne l’avait pas quitté, et les quelques membres d’équipage qui le voyaient le regardaient d’un air inquiet… Et ils avaient raison.
L’ogre avait volé vers sa destinée Et par l’ombre et la mort, elle serait guidée.
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Gurth Von Lasch - l'Ogre de TulorimJe hais les testaments et je hais les tombeaux ; Plutôt que d'implorer une larme du monde, Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde. (Baudelaire - Le mort joyeux)
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