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Au moment de sortir de la bâtisse brûlée, Creok avait émis ses propres soupçons quant à la possibilité de sauver les survivants d'Esseroth. A mesure que le garzok exprimait un peu plus les paramètres de la mission et l'impossibilité apparente de sauver qui que ce soit ici, Ziresh perdait encore un peu plus confiance en lui. Il s'en était bien rendu compte, déjà, quand il était encore prisonnier. Les cris s'étaient atténués, les marches s'étaient faites plus silencieuses et plus lointaines. Les survivants devaient être rares ici. Mais l'instant où il douta vraiment de lui tint en un coup d’œil. Ils s'étaient alors dirigés vers la très grande place où Ziresh, les héros et encore les habitants d'Esseroth s'étaient rassemblés, juste avant la bataille. Déjà ici, la quantité de corps gisants et de sang ayant rougi les pierres était impressionnante. En voyant tous ces mots, ce véritable génocide, il perdit espoir. Mais quand il regarda derrière la plaque d'égout, tout au fond, en bas de l'échelle, son cœur se serra et son souffle se coupa instantanément. Il eut seulement le temps de dire un mot avant de chuter de tomber sur son arrière train.
"Armelle..."
Ils ne se connaissaient pas. En tout cas, il ne la connaissait que depuis la veille. Et pourtant, ce décès le bouleversa. Armelle avait été la seule à lui donner de l'espoir parmi les aventuriers de Yuimen. Elle avait saisi son manque de confiance et lui avait fait comprendre qu'il devait assumer ses responsabilités. Il n'était pas nommé Loup d'argent et Porteur de lumière pour rien. On l'avait appelé ainsi, par ses hauts faits, parce qu'on lui faisait confiance... Mais voir la pauvre femme dénuée de toute vie, c'était comme annihiler l'espoir qu'elle lui avait apporté. Comme si ce soutien, cette force, n'avait plus d'importance, car tout s'écroulait autour d'eux.
"Merde... Merde, merde, merde !"
Ses pattes se serrèrent autour de la Hallebarde Protectrice, à tel point qu'il n'arrivait plus à la lâcher. Et bientôt, c'était ses abdominaux qui se contractaient, le forçant à se recroqueviller. Son souffle devint plus rapide et saccadé et il lui sembla même qu'alors qu'il s'effondrait, une ombre géante l'envahissait. C'était comme la sensation d'être dans son lit, mais d'être incapable de se lever et qu'une présence démoniaque l'observait. C'était cette sensation là mais en plus sombre, plus grande et plus oppressante. Comme si même son courage ne pouvait plus l'aider à se relever. Et le souvenir de la mort de Kâhra vint se rajouter à sa peine. Il se rappela tout son désespoir, le temps qu'il avait passé à marcher dans les Duchés des montagnes pour trouver la Citadelle endormie. Et alors, il n'avait que le souvenir de ses funérailles. Il sentait comme des funérailles dans sa tête, un convoi allant et venant, un tambour résonnant derrière ses oreilles et un esprit devenu gourd. Tout devenait difficile à mesure qu'il se souvenait. Même alors qu'il s'effondrait, il eut un sentiment étrange. Celui que l'on avait lorsque l'on chutait et qu'on voyait le sol se rapprocher de nous. Sauf qu'au lieu de durer une seconde, cette sensation durait encore et toujours.
C'était comme si l'illusion de sa victoire lui avait été retirée. Ce n'était pas un voile gris qui tombait devant ses yeux. C'était comme si un voile lui avait été justement retiré... Et qu'il voyait les choses telles qu'elles étaient. Seulement une fin inéluctable.
"Je... Je ne sais pas si je vais y arriver. Je ne sais pas... Je suis tétanisé... De la tétanie..."
Il se rappela encore Kâhra, sa fiancée. Elle, qui apprenait les rudiments de la guérison lui avait déjà parlé de ce que c'était. Les crises qui forçaient certaines personnes à ne plus pouvoir bouger. La "spasmophilie", la "tétanie". Ces domaines étaient bien lointains pour Ziresh, mais il se souvenait de ce qu'elle disait. Il n'y avait pas de véritable remède dans ces moments. En tout cas elle n'en connaissait pas. Respirer plus lentement aidait un peu... Mais il y avait une chose qui aidait certaines personnes. C'était l'espoir, le sentiment d'être accompagné. Instinctivement, avec une force qui lui donna l'impression de combattre un titan, il lâcha sa patte droite de la Hallebarde protectrice pour aller empoigner la Fleur de Lys, un de ses rares souvenirs de Kâhra. Cela ne vint pas immédiatement, mais il sentait ses sa respiration devenir plus douce, moins saccadée, et après une longue attente, il sentit que ses muscles se détendaient. Le plus difficile, seulement, fut de se relever en voyant encore le corps d'Armelle. Il n'avait pas essayé de cacher ses larmes. Mais alors qu'il se tenait petit à petit un peu plus debout, il arrivait à rendre les choses plus relatives. Il y avait quelques minutes, le monde s'effondrait autour de lui. Mais le soutien invisible de sa fiancée lui donnait la force de faire tout son possible. Il avait promis qu'il l'emmènerait sur l'île volante et il le ferait. Il lui avait aussi promis de devenir un véritable héros, et il le ferait. Et les héros ne peuvent jamais fuir.
"Je ne peux pas fuir, Creok." fit-il simplement.
Il regarda encore un instant le fond des égouts. Le seul regret qu'il avait, c'était qu'en restant ici, il ne pouvait pas au moins emmener Armelle loin de cette fange.
"Je n'ai pas le droit de fuir. Je dois aider les survivants ici et après... je me ferai prisonnier pour de bon. Ne t'inquiète pas pour ta récompense : si ce n'est pas moi qui te paie, il y a beaucoup de gens à Fan Ming qui sauront te récompenser. Et les habitants de cette ville peuvent aussi être susceptibles de t'être reconnaissant. Présente-toi en me nommant et tu n'auras pas de problèmes. Je retournerai assez vite dans la bâtisse où nous étions. Toi en revanche, tu as bien plus intérêt que moi à être loin d'ici avec les survivants."
Enfin, Ziresh se détourna de la plaque.
"J'imagine que tu partiras par ces égouts. Fait moi plaisir, si tu le peux, prends le corps de cette archère tout en bas. Dépose-le dans un temple, elle mérite mieux."
Puis il ouvrit la marche. Il ne pouvait pas simplement se résoudre à fuir, mais s'il attendait davantage, il n'aurait jamais l'occasion de sauver qui que ce soit.
"Si tu vois des troupes d'Oaxaca, je te laisse faire diversion. Autrement je reste avec toi. Si les survivants te voient seul, il ne te feront confiance que si tu leur expliques. Mais si je suis avec toi, ils comprendront directement qu'ils ont une chance. Ne perdons pas de temps maintenant, allons-y !"
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