Caabon opine du chef aux propos de la jeune elfe amnésique, tâchant de ne pas laisser transparaître sa déception. En savoir plus sur les liens entre ce Karsinar et les peuples du désert l’aurait sans doute aidé à mieux se représenter la situation et l’ordre des menaces. A défaut, il fera sans. Les souvenirs effacés viennent eux aussi se placer dans l’ordre de ses réflexions. Une elfe sans nom, laissée de côté, en sachant un peu mais pas trop sur les motivations d’un ennemi qu’elle seule connaît… Le wotongoh est enclin au doute, et passée la surprise de la rencontre et les premiers échanges, celui-ci est attisé par la situation en train de se construire. Et si cette jeune elfe n’est pas ce qu’elle prétend être, mais un agent de l’adversaire, laissé là à dessein pour noyauter un groupe d’aventuriers ? Quand bien même serait-elle extérieure à l’adversité, son amnésie résulte-t-elle d’un choc naturel, ou est-ce là le produit d’une magie subtile, dont il faut envisager d’autres effets plus pernicieux, comme le conditionnement à la trahison ? Le jeune homme a bien l’intention de conserver un œil sur cette inconnue sans nom, de poser quelques questions pour préciser ses soupçons, ou au contraire, les dissiper. Mais l’heure n’est pas encore aux questions, plutôt à l’action.
La décision de Maâra de préférer les souterrains au désert lui convient, d’autant que ses arguments sont d’une justesse incontestable. Au cœur du roc. Pour le coup, ils y sont. Et la réflexion sur l’état des bêtes se justifie tout autant. A ces remarques, Caabon répond également d’un hochement de tête approbatif.
Alors que tout semblait rentrer dans l’ordre, le plan établi, les décisions prises, une chose vient perturber la sérénité provisoire des aventuriers dans le tunnel. Le chemin par lequel Caabon, Martine, Jôs et Martin avaient pénétré dans les souterrains est maintenant fermé à toute retraite. Sur les marches, un peu plus haut que l’ensemble des protagonistes, une nouvelle créature a fait son apparition. Un fauve, lupin et félin à la fois, plus grand qu’un loup, presque un tigre, une menace très certainement. Le wotongoh n’a guère de doutes sur les intentions de la bête, il interprète son regard comme une menace, tout autant que les crocs dévoilés par les babines retroussées. Voilà que la menace vient du désert, un sinolgure, plutôt en forme, assez en apparence tout du moins pour tenter de les intimider.
(Si quelqu’un a fait passer les sinolgures par les souterrains, eh bien il s’est arrangé pour faire ressortir celui-là par une autre trappe, et le pousser sur nos arrières ensuite. Une bonne stratégie, plausible, la trappe par laquelle nous sommes entrés laisse à penser qu’il peut y en avoir d’autres ailleurs, devant lesquelles Jôs et moi aurions pu passer sans même nous en rendre compte si elles sont assez bien dissimulées sous le sable, ou par la magie…)
La pensée de tout ce qui aurait pu jaillir de pire que des araignées sous leurs pieds fait frémir Caabon. Cette réaction corporelle lui fait saisir l’absurdité de cet instant d’égarement dans ses pensées : plutôt que de songer aux causes et aux scénarios qui n’ont pas eu lieu, il devient nécessaire de faire face à la menace immédiate.
« Martine, si les choses tournent mal… Essaie d’utiliser une porte pour rejoindre la bibliothèque et voir avec Claudy si tu peux trouver des renforts. Emmène Martin et Fenouil avec toi s’il le faut, et ne vous mettez pas en danger. »
La réaction du phalange de Fenris inquiète le wotongoh. Le son et le mouvement de la chaine, les grognements, il craint que la bête ne prenne cela pour une provocation, un défi, une menace, plutôt qu’une invitation à fuir. Il aurait préféré un front plus tranquille, sur le qui-vive ; qu’importe, il faut composer avec les évènements au fur et à mesure qu’ils se présentent. La porte pourrait constituer une barrière supplémentaire, un obstacle au sinolgure, peut être assez pour laisser le temps de préparer un piège, ou de fuir par les souterrains : la largeur du tunnel pourrait, pour le coup, plutôt que desservir les aventuriers, permettre à l’un d’eux de tenir tête sans trop de peine à la bête énervée pour permettre la retraite des autres. Pour l’instant, la porte est un désavantage : le groupe est scindé, un de ses éléments exposé face à la bête, et Caabon ne voit pas comment il pourrait venir en aide à Jôs sans le gêner ou risquer de se prendre un coup de la chaîne qu’il manie ; de plus, il lui semble que toute tentative pour s’approcher pourrait précipiter l’attaque du fauve, au détriment de Fenouil, en première ligne, à un bond à peine de la bête.
Plutôt que de se laisser submerger par une forme de panique, il mobilise dans son corps les ressources pour le combat à venir, cherchant à saisir l’énergie circulant dans son organisme pour affronter la menace. Et de tenir dans son esprit cette flamme nécessaire de la sagesse de Rana, pour prendre les bonnes décisions. Face au sinolgure, ses scrupules sont plus importants que face aux araignées, la perspective de le tuer ne l’enchante guère, il aimerait faire autrement. Il aimerait que sa force ne soit pas aveugle, mais éclairée par une conscience lucide. Si ce sinolgure n’est pas la véritable menace, mais son instrument, il mérite peut-être de vivre. S’il n’est pas conscient des risques qu’il encoure, comme certaines bêtes qui parfois fuient plutôt que d’engager un combat à mort, il suffirait peut-être d’un instant pour dissiper en lui cet aveuglement de l’instinct de survie.
(Rana, donne moi la force de faire ce qui est sage, de défendre toutes ces vies, inspire moi de ton souffle, guide ma main, lève le voile qui pèse sur mes pensées, ton fidèle t’implore.)
Sombrelouves levées, détendu par cette prière, il attend l’issue du combat. Renonçant à donner une consigne qui ajouterait à la confusion – il a constaté que communiquer avec le Fenris peut s’avérer laborieux et source d’incompréhension – il se prépare à la réaction. Pour contrer la distance qui le sépare de la créature, de ses griffes et de ses crocs, le jeune homme compte avant tout sur cette manifestation de son ki qu’il avait su mettre en œuvre pour terrasser, de loin, une des araignées qui menaçaient alors Jôs. Il s’était déjà servi de cette force sur le navire qui l’emmenait en Nosvéris, avec des effets qui l’avaient impressionné. Dans le désert, sa manifestation a été différente. Sur le navire, il s’était retrouvé projeté à la mer, sauvé de justesse par un anneau consacré à Rana. Le souvenir de cet effet redoutable l’amène à se questionner sur les risques qu’il fait peser sur le gobelin et le Fenris : l’attaque aurait-elle des effets collatéraux indésirables sur les deux compagnons ?
Le wotongoh tranche la question avant qu’elle ne se pose véritablement : quand il faudra agir, il n’aura plus le temps de réfléchir. S’il faut blesser les deux autres aventuriers pour préserver les enfants et mettre hors d’état de nuire le sinolgure, il mobilisera tout son ki. Il s’est d’abord engagé envers Martine, et cet engagement s’est étendu à Martin. Les autres… Ils savaient à quoi ils s’engageaient.
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C'est par la sagesse qu'on bâtit une maison, par l'intelligence qu'on l'affermit ; par le savoir, on emplit ses greniers de tous les biens précieux et désirables. Proverbes, 24, 3-4
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