La tension installée par cette improbable rencontre s’atténue avec la réaction de l’inconnu à mes propos. Il affirme pouvoir nous suivre sans causer de remous inutiles, qui lui nuiraient tant qu’à nous. Il se présente sous son vrai nom, Mathis, et ponctue même son discours sur une agréable note d’humour. Je soupire d’aise devant la résolution effective de cette situation. Lillith reprend enfin la parole et se présente à son tour à l’homme. Un tel changement d’attitude ne peux que me seoir. Et c’est la réaction d’Oryash, de retour du camp, qui me fait un nouveau pincement au cœur : elle évoque la possibilité de se débarrasser sans s’en soucier de ce trublion qu’elle ne semble pas apprécier, arguant que nous ne pouvons pas lui faire confiance. Je fronce les sourcils devant cette remarque déplacée, bien que peut-être fondée, et j’attrape au vol la couverture qu’elle me lance, avant de la rouler pour la ranger derrière la selle de Lune. Je rétorque à ses remarques, afin d’assurer la cohésion de ce groupe autant que ma place de leader de celui-ci, rebondissant un peu sur celles de l’elfe grise dont je ne connais toujours pas le nom :
« N’ais crainte, Oryash. Ma lame sera prompte à transpercer le premier qui montrera des signes de trahison. Mathis en est désormais averti, et je suis persuadé qu’il saura en prendre enseignement. »
Je laisse Duncan prouver le caractère cruel et sans pitié de Rewolf à Mathis, et m’accorde à eux lorsqu’ils annoncent qu’il est temps, désormais, de partir.
« En effet, nous n’avons que trop traîné ici. Reprenons la route à bonne allure. »
Une allure qui sera assez peu propice aux bavardages de la première partie du trajet. Je prends sans plus attendre la tête de la chevauchée, tout en donnant une ultime consigne aux Amants :
« Veillez à ne pas laisser Mathis hors de votre vue, ou à l’arrière du groupe. »
Simple précaution. Cet homme qui m’est encore inconnu n’a pas mon entière confiance, pour le moment. Il devra gagner celle-ci en prouvant sa bonne foi, les jours qui viennent. J’instaure un rythme au grand trot à la colonne que nous formons. La matinée a déjà avancé, et nous n’avons plus une minute à perdre si nous devons atteindre le point que je m’étais fixé comme objectif pour cette journée. Nous dirons bientôt adieu aux contrées du Royaume de Kendra Kâr pour nous fondre dans la République d’Ynorie, aux plaines et aux bois plus dangereux que ceux que nous arborons actuellement. Enfin, après être passés par la petite voie surprise que je réserve à mes comparses, connue de moi seul, si l’on excepte un vieil enchanteur allumé et passablement fou, dont je doute de la survie, depuis tout ce temps. Et Sidë, défunte, elle aussi.
Il est passé midi lorsque nous croisons sur notre route un cours d’eau assez important. Il n’est heureusement pas trop complexe à traverser à gué, même si les bottes souffrent de l’humidité. Les chevaux, eux, s’en trouvent ragaillardis, de ce coulis montagnard rafraichissant qui descend des neiges éternelles des montagnes surplombant la forêt, sur notre droite. Je ne peux qu’être soulagé de traverser cette rivière aussi aisément, quand je sais quelles difficultés elle avait posées, lors de ma première traversée. Mais celle-ci était bien plus haut, dans les monts, que notre position d’aujourd’hui. Je note ce renseignement plutôt utile pour me repérer. Il nous faut monter plus au nord, légèrement, afin de retrouver la piste que j’avais suivie, autrefois…
Je bifurque donc légèrement, quelques enjambées après la traversée humide, vers le nord-ouest. La pente est légèrement plus raide que celle que nous suivons depuis ce matin, mais sans trop de difficultés pour nos montures. Les arbres se raréfient à mesure que nous montons en altitude, mais nous restons toujours en forêt. Les rocs percent, de-ci de-là, le sol de la sylve montagnarde, dévoilant leurs mousses humides parsemée de feuilles anciennes. Je me laisse à m’imaginer chevauchant seul dans d’inconnues régions boisées, ivre de liberté, le vent fouettant mes joues et faisant bruisser mes longs cheveux d’ébène derrière ma nuque. L’air se rafraîchit, et j’en inspire de longues goulées tout en pressant les pas de Lune.
À la fin de la journée, alors que les lueurs diurnes laissent place à celles d’un crépuscule approchant, nous sommes sur une petite sente qui longe une falaise de roches grises acérées. La forêt sur notre gauche prend un air de lointain, car nous n’en voyons plus que les premiers arbres, et la canopée dense, comme infranchissable. Tout en ralentissant l’allure, je me tourne vers mes suivants, en affirmant :
« Soyons prudents, des gobelins peuplent cette région. Ne les attirons pas par le son de nos chevaux. Et espérez que leur campement se trouve toujours au même endroit… »
Il ne fait aucun doute qu’avec notre nombre, ces pleutres peaux-vertes se seraient plus vite carapatés qu’un bouloum face à une troupe de paysans ivres armés de torches, mais on n’est jamais trop prudent. Et puis, n’ayant vu le campement évoqué, j’ignore totalement sa taille exacte.
Heureusement, nous ne les croisons pas. Et lorsque je m’arrête, le soleil n’est plus qu’une ligne rougeoyante sur l’horizon lointain. Je mets pied à terre sans attendre…
« Ici. Nous nous arrêterons ici pour cette nuit. »
Au pied des montagnes, vers la galerie secrète que je leur ferai emprunter bientôt.
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