Lentement, j'amène Lyïl à voler d'un côté du plateau rocheux, content de voir que les aldrydes se rassemblent instinctivement à l'opposé de ma position. La femelle à la fronde se tient toujours l'abdomen, et la couleur sanguine que j'aperçois me conforte sur mes capacités. À sa droite, la magicienne à l'aile cassée affiche des griffures notables sur toutes ses parcelles de peau à nu. Dommage qu'elles ne soient pas plus profondes, cela lui aurait laissé de belles cicatrices. Enfin, si elle reste en vie assez longtemps pour guérir, bien entendu. Pour ma part, je n'ai pas l'intention de lui laisser longuement ce privilège.
Mes yeux sombres glissent vers la silhouette du mâle masqué, qui entraine avec lui la future adulte en tenue florale. Il semble vouloir l'éloigner de moi, comme pour la protéger.
(
Vouloir sauver la vie de ses geôliers... Tu as perdu l'esprit, mâle... )
Je guide ma monture, la faisant se poser sur le minéral plat. Je prends garde à ne pas trop le rapprocher de cette étrange couronne de ronces, peu enclin à laisser le harney se blesser. Pendant un bref instant, je regarde l'une des plumes de la guerrière qui choit mollement dans l'air. Je redirige brutalement mon regard vers les emplumés présents, amusé de les voir sursauter à mon geste. Je ne sais pas encore ce que je vais faire d'eux, mais la flamme combattive allumée par la meneuse est loin d'être éteinte.
Face à moi, une voix féminine chargée d'un mélange de peur et de colère me demande les raisons de mes actes. Ignorant d'abord sa remarque, je vérifie la présence d'une fléchette dans ma sarbacane, l'en extirpe, l'examine pour m'assurer qu'elle filera correctement dans l'air, puis l'enfonce dans le tube d'un coup sec. J'accompagne ce geste d'un commentaire à la tonalité glaciale.
"
Devine."
Alors que je reporte mon attention sur le petit groupe, la future adulte émet un cri apeuré et décolle du rocher. Elle se rue dans la clairière sur ma gauche, cherchant visiblement à fuir. Levant mon arme, je prends le temps de la viser, tout en rassemblant mon énergie combattive. Elle jette un regard par-dessus son épaule tandis que j'aperçois du coin de l'oeil la femelle à la fronde préparer un tir. Soudain, la fuyarde fait volte-face, et tend les mains de part et d'autre d'elle. Aussi brutal qu'inattendu, un puissant souffle de vent balaye tout ce qui se trouve autour de sa forme.
(
Encore une garce magique ! )
J'ai à peine le temps d'y songer que ma monture, les autres aldrydes et moi sommes propulsés sur le côté. Je me retrouve désarçonné, apeuré par cette soudaine perte de contrôle. Mon coeur manque un battement quand je perçois l'inévitable se produire. Lyïl émet un chant de douleur au moment où tous les présents percutent l'anneau de ronces à ma droite. Les chairs s'enfoncent dans les pointes acérées alors que les rafales nous renversent dessus. Je serre les dents sous la sensation, percevant les multiples aiguilles percer le cuir de ma manche, de ma botte haute, érafler mon plastron et surtout égratigner mon aile. De longues secondes s'écoulent avant que le souffle magique ne s'apaise.
Je braque immédiatement mon regard sombre vers la femelle, mais celle-ci semble avoir profité de la confusion pour filer en douce. La douleur parcourt mon corps, mais mes protections semblent avoir atténué l'impact. Après m'être surpris de mon réflexe d'avoir gardé mon arme en main, je me défais de ce matelas inconfortable, pour voir mon harney faire de même. Ses plumes noires sont ébouriffées, et une trace sanguine glisse le long de sa joue. Fort heureusement, les ronces ne semblent pas l'avoir blessé outre mesure. L'oiseau secoue vivement sa tête huppée et agite les ailes. Mis à part un brin de peur, je ne pense pas qu'il en ressorte davantage atteint. Cet animal est plus résistant que je ne l'aurais cru.
Ce n'est pas vraiment le cas des aldrydes. L'attaquante à la fronde a été plaquée de toute sa taille contre les épines, et sa consœur magicienne semble avoir été projetée sur elle. Tandis que je vole d'un bond auprès de ma monture, tout en cherchant à reprendre mon calme et oublier les sensations pénibles, je comprends ne plus avoir besoin de me préoccuper de l'archère. Son corps est littéralement empalé. Ses ailes ont beau être agitées de soubresauts, lorsque son bras ensanglanté cherche à agripper la pointe qui lui transperce la gorge, je sais que sa fin est proche. La magicienne est quasiment indemne, mais elle regarde sa comparse en chouinant comme une larve. Je ne comprends pas pourquoi elle lui secoue les épaules. Ce n'est pas cela qui va empêcher son cœur de se vider par la gorge... Seul le mâle fait preuve d'un peu de dignité. Il semble avoir eu le temps de se placer de profil pour éviter le pire. Il n'est pas indemne pour autant. Une épine a arraché son masque, faisant couler un filet de fluide vital depuis sa pommette.
(
Par mes plumes ! Il faut vraiment s'attendre à tout avec ces horreurs vivantes. )
J'ai à peine fini d'y songer que la manipulatrice de glace tourne vers moi son visage enlaidit par les larmes. Quoique. Une femelle qui pleure parce qu'elle souffre est tout de même bien plus supportable à avoir dans son champ de vision qu'une imbécile rigolarde. Lentement, elle lève les mains en l'air et je peux sentir d'ici une baisse de la température. Je recule vers ma monture, attentif à ce qu'elle fait. Ce n'est qu'en constatant l'assombrissement des lieux que je me rends compte qu'elle a préparé un sort contre lequel je ne peux rien faire. Le mâle aux cheveux sombres se replie sur lui-même, comme sachant ce qui se prépare.
Je n'ai pas le temps de tenter quoi que ce soit qu'une soudaine pluie tombe sur nous. Quand l'une de ces gouttes explose à mes pieds, mon souffle se fait plus court.
(
Pas de l'eau ! De la glace ! )
D'un coup, plusieurs boules glacées se mettent à choir, heurtant les lieux et les présents. Le rythme de chute s'accroit au point qu'il m'est impossible de tout éviter. Mon casque dévie un projectile qui parvient à m'étourdir, mais je n'ai rien pour protéger mes ailes. Celle que je ne réussis pas à replier à temps est prise pour cible. Dans un craquement que j'aurais espéré ne jamais entendre, au moins un os de mon aile gauche cède sous le choc. Malgré moi, un son de douleur m'échappe, suivi par des grondements alors que d'autres projectiles de diverses tailles cognent les lieux. Derrière moi, Lyïl étend ses propres membres de plumes, me protégeant sans doute malgré lui de quelques boules glacées.
Alors que la tempête s'achève, de plus gros grêlons chutent. C'est avec incrédulité que je perçois le choc entre le bout de glace et la tête de l'oiseau sombre. Mon harney se secoue un instant et titube. Deux autres balles de glace chutent dans son dos, le renversant sur le plateau. Son aile manque de peu s'abattre sur moi. En une fraction de seconde, je revoie tout ce que j'ai traversé avec lui. La peur de le perdre me saisit au torse, rendant mon souffle court et mes membres valides tremblants.
"
Lyïl !"
Je me jette à ses côtés, laissant tomber ma sarbacane entre nous et grimaçant sous la douleur de mon aile blessée. Décontenancé, je le regarde sans savoir quoi faire. Je ne sais que me battre, pas soigner. Impuissant, je ne peux que caresser son plumage et palper maladroitement l'emplacement du choc. Est-ce que son crâne a toujours eu cette forme-là ? Il vient bien de respirer, non ? Est-ce que je peux utiliser une potion ? Mais un harney ne peut pas penser à boire le bon liquide... En dépit de la douleur qui me vrille, je penche ma spirale auditive au-dessus de son bec, cherchant à entendre son souffle. Gêné par mon casque, je l'ôte en toute hâte et me penche une nouvelle fois. Je crois percevoir une respiration rapide, mais est-ce la sienne ou la mienne ?
Perdu, je tourne mon regard vers les aldrydes encore en vie. La vue de la magicienne de glace, étrangement indemne malgré les retombées froides, m'emplit d'une colère glaciale. Mon souffle est trop chaotique pour que j'emploie mon arme, et cet imbécile de mâle décide en prime de se rapprocher d'elle. Si je pouvais la tuer, même à distance... Ma haine semble réanimer la force sombre qui patiente en moi. Je songe bientôt à cette magie noire que j'ai récemment absorbé et surtout à ce dont j'ai été témoin dans l'auberge. Une étrange main venue agripper le cou de l'humain.
Agenouillé auprès de mon oiseau, je commence à rassembler et faire circuler en moi l'énergie sombre. Peut-être parce que je ne bouge pas, le duo d'idiots s'enquiert de l'état de l'autre. La femelle pleure encore, essuyant son nez sans la moindre élégance. Tout en caressant le cou de mon volatile d'une main, je tente de rassembler ma magie dans l'autre. La chose n'est pas facile, déconcentré que je suis par les voix proches et l'absence de réaction de ma monture.
(
Je vais lui faire regretter de t'avoir blessé. Tu vas voir Lyïl... )
Je plisse les yeux, cherchant à visualiser l'énergie sans lumière en moi. Lentement, je la fais passer de la base de mes ailes à mon bras. Sa progression dans mon corps me procure une sensation glacée, mais pas celle liée à une chute de température. Non. Il s'agit là du froid du trépas. Fixant ma main, je parviens à faire danser de petites volutes sur ma peau bleutée. Motivé par cette nouvelle avancée, je jette un regard à mes adversaires. Maintenant que j'y fais attention, le visage du mâle a un aspect presque familier. J'en aurais presque perdu le fil de ce que je faisais si ma main caressant le plumage de ma monture ne s'était pas retrouvée poisseuse de son sang.
Ma mâchoire se crispe. Main tendue vers moi, je vois s'approcher la magicienne. Elle a l'air indécise quant à mon sort. Je lis de la colère dans son attitude, et les particules d'un blanc bleuté qui vibrent entre ses doigts ont un aspect menaçant. Orientant ma propre paume dans sa direction, j'essaie de faire apparaitre cette main noire mais seul un léger nuage brumeux répond à mon appel. Frustré, je recommence à manier ma magie.
(
Oh non, magie sombre. Hors de question que tu me joues un sale tour maintenant. )
Je l'amène de nouveau dans ma paume et cette fois-ci, j'ajoute un geste en direction de la femelle. Je crois voir une vibration perturber l'atmosphère ambiante, mais rien ne vient altérer la posture de la magicienne. En revanche, mon geste l'a apeuré, et elle réplique en projetant dans ma direction un courant glacé. Ma peau se hérisse tandis qu'un engourdissement certain s'insinue sous mon épiderme. Mes spirales auditives perçoivent des sons de sa part. Ses mots sans valeur, entrecoupés de reniflements et de larmes, m'apprennent qu'elle veut me ramener auprès d'une akrilla. Elle estime cette vieille peau seule apte à juger quoi faire de moi.
Une akrilla... Jugé par un troupeau de femelles plus imbéciles que leurs pieds. Vu que j'ai tué l'une de leurs guerrières, ai contribué au trépas et blessures d'autres aldrydes, leur verdict est connu d'avance. Au mieux, elles me tueront. Au pire, elles m'asserviront. Elles feront de moi un reproducteur ou me garderont enfermé pour être sûres que ne je leur nuise plus.
À cette perspective, ma rage de vivre reprend le dessus. La présence de ma monture étendue à mes côtés renforce mes sentiments. Oubliés la peur et la douleur. Seule la volonté de faire taire cette créature se manifeste. Plantant mon regard dans son être aussi sauvagement que si cela avait été une dague, je rassemble mon énergie noire. Elle est mon instrument. Le froid me paralysant en partie le corps, mon esprit n'en est paradoxalement que plus vif.
"
Boucle-la."
Mon muscle cardiaque pulse avec lenteur tandis que je canalise ma volonté de la tuer. Dans l'air se forme alors un nuage noir, prenant naissance dans ma main. Modelant cette énergie, je la lance droit vers la gorge à découvert de la femelle. Peu précis au premier abord, j'imagine la sensation de serrer sous mes propres doigts ce cou à l'aspect fragile et sa peau chaude se refroidir sous le toucher noir. Comme si mon bras s'était allongé, je perçois la poigne se renforcer. L'aldryde tente d'agripper le nuage puis sa gorge. D'autres larmes se forment, dévalant son visage qui affiche une peur presque paralysante. Bouche entrouverte, elle agite un bras et l'aile valide, ne parvenant visiblement plus à respirer.
Quand la douleur de mon membre de plumes me fait perdre ma concentration, cette imbécile tombe sur sa sale face au sol, sans connaissance. Parfait. Qu'elle reste là, à s'étouffer et crever comme la charogne qu'elle est !
Lentement, je reprends ma sarbacane en main, lissant toujours le plumage de ma monture. Est-ce un frémissement que j'ai perçu ? Lyïl respire si j'en crois le peu d'air que je sens glisser de son bec, et le soulèvement de son thorax.
Un bref son sur ma gauche me ramène à la silhouette du mâle, visiblement tombé sur son postérieur. Malgré moi, je lui lance un regard empli de pitié. À part quelques éraflures, il n'a pas l'air de souffrir de grand-chose comparé à moi. Et pourtant, c'est lui qui tremble le plus.
Minable.
Tentative d'apprentissage du sort d'obscurité "Main sombre"