Le vent siffle tandis que Lyïl fend l'air avec une grâce évidente. Je peux sentir que la colère et la haine, qui avaient émergé lorsque ces créatures teinte pêche étaient apparues, commencent à se dissiper. Je respire à plein poumons, percevant la senteur de la forêt alors que j'y dirige ma monture.
Il ne nous faut pas bien longtemps pour la survoler. Aussitôt les premiers arbres dépassés, je prends le risque d'appuyer légèrement les poings contre la nuque du harney. J'ai du mal à y croire, et pourtant Lyïl répond à mon geste en amorçant une descente sous les cimes. Voir ainsi les feuilles d'un vert vivant m'apporte une étrange sensation. J'ai bien sûr l'impression d'être nostalgique après ces treize années, mais je me sens surtout étranger à ces lieux. C'est vrai que cela ne doit pas être ma forêt natale.
Quoique ?
Je ne peux pas l'affirmer ni le réfuter. Je n'ai aucune idée de la localisation de ce stupide arbre aménagé, bagne pour mâles aldrydes, d'où j'ai été arraché. Mes sourcils se froncent légèrement à l'idée de faire une mauvaise rencontre avec une de ces emplumées gloussantes. Les chances ont beau être minces, elles ne sont pas à négliger.
(
De toutes manières, je ne suis plus le bête aldron aveugle et docile d'autrefois. Et je ne suis pas vraiment seul non plus.)
A cette pensée, je caresse le plumage noir bleuté de ma monture. En relevant les yeux, j'aperçois dans la masse sombre et verte un détail éveillant ma méfiance. Là, adossée à un épais rocher grisâtre, rond et moussu, une épaisse souche d'arbre se dresse. Quoi de plus naturel qu'un arbre mort en forêt ? Pas la peine d'y attarder les yeux, à moins que quelque chose de familier dépasse d'une déchirure de l'écorce. Je veux en avoir le coeur net.
Lyïl vire, évitant largement un arbre de belle taille et, sous mon ordre, amorce sa descente vers le tronc. Dès qu'il y pose les pattes, le bois laisse entendre un son peu agréable. Préférant ne pas prendre le risque de voir cette surface se briser si je descends brusquement, j'use de mes ailes pour me défaire du harney. Après l'avoir récompensé d'une baie, et sentant son regard bleuté sur moi, je me dirige prudemment vers l'ouverture. A proximité, je me pose sur la naissance d'une épaisse branche brisée. Immédiatement, mes yeux sombres se reportent sur ce détail qui m'a interpellé.
Là, flottant au gré du léger souffle d'air, je reconnais sans peine cet étrange tissu dont les akrillas aiment confectionner des tuniques. Méfiant, je tends l'oreille, à l'écoute du moindre bruit trahissant une menace. Hormis le froissement d'herbe produit par quelques grands animaux, et les sifflements de quelques menus volatiles, rien ne perturbe le silence naturel. Je n'hésite pas plus et l'amène à moi. Le morceau d'étoffe glisse et m'offre un spectacle peu attrayant.
La partie visible, relativement propre et lisse, contraste avec le reste. Il est couvert de poussière collée, d'esquilles de bois et de traces de liquide de vie. Posant la main libre contre le bord de l'ouverture, je m'y avance d'un pas. Au deuxième, je me stoppe net quand un brutal bruit de craquement émerge du sol, venant de sous ma botte. A travers le cuir, je perçois un objet, puis je vois, éparpillées tout autour de moi, quelques taches plus claires que le bois.
(
Un peu de patience, que mes yeux s'habituent.)
Peu à peu, l'endroit me parait plus net, et son contenu aussi. Mes yeux se plissent alors qu'un claquement de langue m'échappe. Traçant pratiquement une forme géométrique, de longues plumes claires sont éparpillées, parfois encore collées contre le bois par un fluide gluant. Soulevant ma botte, je me rends compte que j'ai posé le pied sur des ossements d'une taille sans doute similaire à celle des miens. Ils ont beau être éparpillés, lorsque j'aperçois ce que je pense être un crâne, proche d'un contenant de végétaux tressés, je n'ai plus de doutes.
Je marche sur le corps désassemblé, et dénué de chair, d'un aldryde. Ou plutôt d'une si j'en crois la facture de la tunique détruite. Sans plus de cérémonie, je m'avance, faisant éclater d'autres bouts d'os sous mes pieds. Je ne sais pas ce qu'il lui est arrivé, et je m'en fiche pas mal. Vu son apparence actuelle, cette femelle est morte il y a bien des années. Que je m'intéresse ou pas à ce qu'il s'est passé, cela ne la ramènera pas.
Encore heureux.
Repliant les ailes, je soulève le rabat du contenant usé. Mon sourcil gauche se lève à ce que j'y découvre. C'est une sorte de vêtement, rigide au toucher, d'une teinte entre gris et végétal. Lorsque je le soulève, je me rends compte qu'il s'agit d'une protection conçue pour être portée sur le torse, un plastron. Après l'avoir épousseté un peu, je constate qu'il a l'air d'être à ma taille. Tant mieux. Cet atroce vêtement de cuir, pratique pour cacher ma sarbacane, n'en reste pas moins dénué de tout intérêt protecteur.
Sans perdre de temps, je m'en pare. Le dessus de mes épaules et mon torse, jusqu'au bas des côtes, ne sont plus visibles. Par contre, une partie de mes abdominaux, de la blessure de mon flanc, ainsi que mon dos restent à découvert.
(
C'est toujours cela de gagné.)
Fouillant un peu plus avant, je trouve un tube, segment de tige de plante, soigneusement fermé. Lorsque j'en retire le couvercle, une odeur âcre en émerge, me faisant grimacer, mais me permettant d'en identifier immédiatement l'usage. C'est une réserve de fléchettes, cinq au total, sans doute enduites d'un produit style venin ou poison durable. Vu l'odeur, je n'ai aucun doute sur le fait que la substance est encore active.
Alors que je les glisse dans ma sacoche, mon regard sombre retombe sur le crâne, sans doute nettoyé par les insectes. Je n'ai pas la plus petite once de remords, même si les orbites vides semblent me fixer. Une certaine froideur s'empare de moi, à un tel point que mes mots sortent presque seuls.
"
Tout cela me sera plus utile qu'à toi."
Balayant rapidement l'endroit du regard, je jette sans égards le bout de tissu aldryde sur ce fragment de corps blanchi, et émerge de l'ouverture. Accueilli par un son chanté de Lyïl, je reprends place sur son dos, rajustant les sangles de mon plastron presque neuf. Autant continuer à couvert des arbres, même si j'ignore pour le moment où ce vol tranquille va nous mener.