Une prière au temple de Rana A l’angle de la rue du temple de Rana et d’une rue orientée nord-sud, à l’ouest du temple, une forge a attiré l’attention de Caabon par le vacarme inhérent à sa fonction, et il s’est promis d’aller y faire un tour sitôt ses dévotions à la Déesse faites. Son entrevue avec le prêtre achevé, rechaussé, le Wotongoh se dirige donc vers l’origine du martellement de l’autre côté de la chaussée bien pavée.
Lieux de vente et de travail se confondent, et c’est non loin du brasier rougeoyant qu’un des apprentis entretien avec force de charbon et d’énergie dépensée à actionner l’énorme soufflet que les clients viennent négocier le prix de leurs achats avec le maître des lieux. La peau nue du torse de Gonk, qu’un tablier de cuir seul vient protéger des escarbilles et des étincelles, est comme le récit de son histoire, récit dont les mots seraient des cicatrices parcourant un parchemin encore vivant. Ces souvenirs des combats passés du barbare ne laissent planer aucun doute sur le risque qu’il y aurait à mécontenter le forgeron. Le temps et une forme de sagesse ayant poussé Gonk à se tourner vers une profession moins dangereuse pour ses jours, il n’en a pas pour autant oublié ses belles années, et les muscles qui roulent sous sa peau couturée, lorsque se lève et s’abat une lourde masse que la plupart des hommes de la cité ne pourraient soulever que péniblement à deux mains, sont encore ceux d’un homme plus que vigoureux.
Non sans guetter du coin de l’œil le colosse à l’ouvrage avec une manière d’admiration dans le regard, Caabon s’intéresse à la profusion d’armes proposées à la vente, sous la surveillance attentive d’un second apprenti chargé d’aiguiser, de polir et de faire reluire tout le métal façonné à sa portée. Tout ce qui est ici n’a pas été forgé par Gonk : ce que le chaland a à lui vendre, il le rachète, pour peu qu’il estime pouvoir faire une bonne affaire et revendre le bien par la suite avec une marge coquette. Naturellement, les années à manier les armes ont apporté au forgeron une connaissance autre que celle de celui qui les fabrique, aussi reconnaît-il l’épée à la piètre allure mais susceptible de rendre encore bien des services à un bretteur habile mais peu fortuné. Tout en se découvrant une passion pour la forge, Gonk a également révélé un sens des affaires que son intelligence et son élocution tudesques ne laissent pas transparaître, ce qui lui donne un avantage sur ceux qui ne le connaissent pas et essayent de le berner. Le Wotongoh n’est pas de ceux-là.
Son goût pour les armes n’est pas inné, il s’est révélé au cours de son voyage, et a été exacerbé par sa dernière mésaventure à Kendra Kâr. S’il doit continuer à voyager, ou tout du moins à évoluer dans la ville, il lui faudra peut-être se défendre. Mais que choisir ? Son éducation à Oranan n’a pas compris les arts martiaux du maniement du sabre, de l’arc ou de la lance. Ses seules armes véritables sont ses poings et ses pieds, son tuteur l’ayant longuement initié au combat à main nue.
(Un couteau alors ?... J’en ai déjà un, mais peut-être trouverai-je quelque chose de plus adapté à mes besoins… Une arme que je puisse manier dans le prolongement de mes membres… Cette petite dague ?... Non, je peine à la tenir dans ma main, cela doit être fait pour un être plus menu que moi, une femme peut-être… Et cette petite lance ?... Je ne me débrouille pas trop mal au bâton… Quoi que, je n’ai guère brillé avec les chiens… Mais si j’avais eu cette lance pour immédiatement leur planter quelques centimètres d’acier dans le corps… Non, pas une lance, c’est bien trop encombrant !... Comment ferais-je pour me balader en ville avec un tel instrument ? comment le dissimuler ? comment grimper aux arbres ainsi armé ?... Non, non, ce n’est pas une bonne idée… Mais quoi prendre ?... Ca ! oui, cela me semble bien !... ) Le choix de Caabon s’est arrêté sur une arme exotique comme il n’en a vu que sur quelques illustrations de traités sur les combats et les armes dans les régions connues. Les griffes ne sont pas aussi répandues que les épées ou les haches, mais représentent exactement ce que cherche le Wotongoh : un prolongement naturel de ses poings, qu’il puisse mobiliser en parallèle de ses connaissances en combat à main nue, tout en infligeant des dégâts plus ravageurs qu’avec ses phalanges. Quatre lames d’acier sombre, longues comme la paume de la main de leur futur propriétaires, étaient solidement fixées à un gantelet de cuir renforcé d’anneaux d’aciers, prévu pour s’adapter à une main droite, et discrètement creusée d’un sillon destiné de toute évidence à recueillir un poison et à faciliter son introduction dans les plaies. Cet ajout astucieux décide Caabon à acquérir ce bien singulier ; glissant son avant-bras dans le gantelet, il le trouve à sa taille. A sa demande, l’apprenti lui met de côté de l’article, et lui signifie qu’il faudra attendre que son maître ait achevé son ouvrage pour discuter du règlement. Caabon peu pressé, avise une brigandine de cuir présentée avec quelques autres pièces d’armure sur un grossier support de bois figurant le torse humain et les deux bras par une croix. Avec l’aide de l’apprenti, trop heureux de délaisser sa tâche lassante avec l’excuse commode de venir en aide à un client, le Wotongoh passe la pièce de cuir et juge de sa souplesse avec quelques mouvements d’étirement classique. Après avoir veillé que ses mouvements ne seront pas entravés, et qu’il pourra la passer, la lasser puis la retirer sans peine et sans assistance à l’avenir, il demande également au garçon de la réserver avec les griffes. Le temps de cet essayage a suffi à Gonk pour achever la lame sur son enclume ; libéré de sa tâche, il se tourne vers le client.
« Combien pour les griffes ? » « 750 yus. »
« Combien pour la brigandine ? » « 250 yus. Les deux à 1000 yus. »
« 800 yus ? » « 900 yus, pas moins, plus de négociations. »
« Bien, va pour 900 yus. » Caabon tire de sa bourse les pièces ayant la plus grande valeur et les dépose sur un coin de l’étal, soulagé de voir sa monnaie diminuer pour augmenter son capital, car il n’a cessé de craindre les vols depuis qu’il a eu l’inconscience de sortir avec une part aussi importante de ses économies. N’ayant pas de lingue de corps, il passe la brigandine sur sa chemise, et se promet de trouver un arrangement moins voyant. Plutôt que de passer tout de suite les griffes, il les conserve pour le voyage enveloppées dans un morceau de tissu fourni par le forgeron. Ce dernier, au moment où son client s’en va, lui adresse une remarque.
« Les griffes. Leur nom est Sombrelouves. Le nom d’une arme est… important. »
EDIT GM 6 : Intervention effectuéeL'ombre du proche passé
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C'est par la sagesse qu'on bâtit une maison, par l'intelligence qu'on l'affermit ;
par le savoir, on emplit ses greniers de tous les biens précieux et désirables.
Proverbes, 24, 3-4