Longeant les murs blancs des rues de Tulorim en essayant de se fondre tant bien que mal dans la cohue urbaine, Baldur n'en restait pas moins alerte et vigilant, observant attentivement chaque visage de marchands et de passants, chaque mouvements de mains, chaque regard qui se posait inévitablement sur lui, avec ses cheveux trop longs et ses vêtements encore imprégnés de ces invincibles odeurs de sel et d'iode qui l'avaient accompagnées depuis son départ de Darhàm. Peut-être n'était-ce qu'une irrationnelle assomption de son imagination, peut-être n'était-ce qu'une facette de son caractère d'ours solitaire, peut-être n'était-ce que la chaleur étouffante qui imprégnait cette fin d'après-midi, mais Baldur avait l'intime conviction d'être observé et suivi... Tout avait commencé lorsqu'il avait quitté la taverne de Tulorim, grommelant et grimaçant, époussetant ses vêtements abîmés de la poussière citadine, lorsqu'il sentit se poser sur lui l'invisible oppression d'un regard... Maintenant qu'il vagabondait de rues en rues à la recherche de la forge, la menace de ce regard s'était amplifiée, et le rôdeur semblait reconnaître ce que son instinct sauvage lui murmurait, cette désagréable... paranoïaque... sinistre sensation de réaliser d'être devenue une proie, de passer de chasseur à chassé, de trouver un prédateur plus fort que soi.
Dans l'esprit de Baldur se formulait d'improbables hypothèses sur ce mystérieux poursuivant. Un simple coupeur de gorge attendant qu'il tourne dans la mauvaise ruelle ? Un espion des fanatiques noirs l'ayant repéré discutant avec Azdren et Irelia ? Un truand qui avait reconnu dans le petit sac de cuir pendant à la ceinture du rôdeur une bourse remplie de précieux Yus ? Bien sûr, il lui était toujours possible d'amorcer subitement une course rapide et effrénée, renverser les étals des marchands de poulets et de fruits pour provoquer la confusion et tourner brusquement dans la première cour venue en attendant, l'épée levée, que son poursuiveur le cherche... Mais un tel plan impliquerait d'effrayer la population et de faire comprendre à l'individu le talonnant que Baldur l'avait repéré. Baldur préféra suivre une stratégie plus discrète et efficace... Main gauche, camouflée par un pan de sa cape sombre reposant sur une épaule, prête à étreindre le fourreau de son épée pour que la main droite dégaine plus facilement ; Regard sombre et indifférent jetant de rares œillades derrière le dos ; Mouvements erratiques, allant d'un étal à l'autre, observant le plumage blanc des poules ou évaluant de la fraîcheur d'un œuf sans jamais rien acheter... Bref, se fondre doucement dans la masse jusqu'à ne faire plus qu'un avec la foule anonyme...
Mais toujours continuer son chemin, sans jamais baisser la garde... Ce n'était qu'une façade de normalité pour camoufler le fauve prêt à bondir et découper en tranches à la première hostilité...
C'est avec un profond soulagement que Baldur arriva enfin devant la forge de Larzuk, un bâtiment presque indifférencié des autres si ce n'est l'entêtante et âcre odeur de souffre et de charbon brûlé ainsi que le rythme régulier d'un marteau frappant contre une lame...
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Poussant la lourde porte en chêne sombre qui séparait la rue de la boutique d'armes er armures, Baldur fut accueilli par une puissante bouffée de chaleur sèche et étouffante qui rendait la canicule régnant sur Tulorim presque supportable en comparaison. Laissant échapper un grognement d'inconfort, le rôdeur jeta un œil distrait sur le reste de la forge, cherchant du regard son propriétaire, le dénommé Larzuk, pour finalement rencontrer une paire de petits yeux inquisiteurs et sérieux... Le forgeron, uniquement vêtu d'un paire de bottes noires de charbon, d'un pantalon usé et sale et d'un tablier de cuir noir de crasse et de cambouis, arrêta quelques instants son inlassable mouvement de frappe afin de saluer le visiteur du regard et recommencer son travail de forge dans un grommellement discret. Les muscles massifs et saillants de l'homme étaient trempés de sueur, mais l'homme ne semblait pas gêné outre mesure par l'abominable chaleur qui émanait de ses fours... L'habitude, sans doute...
Approchant silencieusement des râteliers d'armes installés contre les murs de la forge, Baldur lança un dernier regard discret à la fenêtre, espérant distinguer parmi la foule son énigmatique poursuivant... Chose difficile au vue de la compacte foule qui erraient dans les rues de Tulorim à cette heure avancée. Préférant mettre de côté ces pensées inquiétante, Baldur commença à inspecter avec attention cet étalage de lames toutes fraîchement forgées... Une vision qui, inconsciemment, le rendait heureux et à l'aise...
Dagues, coutelas, poignards, griffes, épées, lames de hache ou de hallebarde et même quelques cimeterres reposaient sur des présentoirs en bois, tous fait d'un même acier immaculé et brillant dans la lumière orangée de la forge. Témoignages du talent du maître à la forge, certaines lames étaient décorées d'entrelacs et de symboles étranges... Certes, ces armes étaient d'une exceptionnelle qualité, mais Baldur avait déjà une épée... Il avait besoin d'une arme à la fois discrète et menaçante, facile à dégainer et facile à utiliser...
Son regard et sa main se posèrent alors sur la garde d'une dague toute particulière installée avec ses consœurs dans une sorte de demi-tonnelet de présentation. Pièce unique fait d'un métal blanc éclatant, sa lame tranchante se prolonge en une garde fine en croissant de lune avant de continuer en une poignée plate faites d'acier recouvert de lanières de cuir sombres et chaudes. Pensif, Baldur faisait doucement pivoter la lame entre ses doigts, admirant les reflets orangés qui illuminaient la splendide lame, véritable démonstration de l'art de la forge... Esquissant un léger sourire de contentement, le rôdeur empoigna la lame et se dirigea vers Larzuk, toujours au travail, et demanda, presque indifférent :
"... On ne m'a donc pas menti sur le talent de Larzuk... C'est n'est plus un travail d'artisan, mais d'artiste de l'acier... Je souhaite vous acheter ce poignard mais j'ai aussi une demande un peu particulière à soumettre au génie de la forge..."
"… On dit qu'il existe un alliage elfique qui rend les armures à la fois souples, silencieuses et solides... Seriez-vous capable de me fabriquer une cotte de maille en un tel métal ? Une armure qui se doit d'être discrète, robuste et qui se fond dans les ombres de la nuit...?
"… J'aurai aussi besoin d'une meilleure paire de bottes, si possible renforcées de plaques souples au niveau des genoux et des chevilles mais qui restent suffisamment légères pour se déplacer sans bruits... "Cherchant quelques secondes dans sa besace, Baldur déposa sur le couvercle d'un tonneau une épaisse bourse d'or ainsi que la dague qu'il avait choisis. Avec un sourire, il attendit la réaction de l'homme... Il avait besoin d'une arme et d'une meilleure armure, et il avait besoin du talent de cet homme pour cela.
"... Que diriez-vous d'une cinquantaine de yus pour la dague, auquel je rajouterai une centaine pour la cotte de maille et les bottes... Et peut-être un peu plus s'il est possible de les réaliser avant que la nuit ne tombe..."