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~ Ohhhhh ! Du calme ! Du calme ! Ca va pas gamine ?
Lever un bras pour protéger ses yeux du soleil cuisant de midi parut tout d'abord insurmontable à la jeune femme emmitouflée dans le manteau de son défunt ami. Quelques secondes lui furent de même nécessaire pour se remettre dans son environnement. Elle sentait au creux de ses reines les racines de l'arbre contre lequel elle était appuyée, sous ses mains, l'herbe grasse du bas-côté de la route. Elle n'était plus en ville !
Une nuit était déjà passée alors qu'elle avait laissé derrière elle les portes de Kendra Kâr pour s'enfoncer en pleine nature sans avoir la plus élémentaire des connaissances de survie. Sa cheville endommagée par sa chute dans le domaine du marchand et son flanc entaillé par la dague d'un des hommes de mains du maître avaient rendues sa progression lente et malaisées, si bien qu'à la tombée de la nuit, bien que presque disparue, elle apercevait toujours les lumières de la ville à l'horizon.
Décidant sottement de continuer, elle avait recommencé à marcher, les ténèbres de la nature ne ressemblant en rien aux pauvres ombres de la ville. Ici il n'était pas question d'éclairages et de torches, la seule lumière provenait des études et projetait un faible voile bleuté sur les formes alentours. Ses yeux peinaient à discerner le chemin des champs alentours et plus d'une fois elle avait été tentée de bifurquer pour rejoindre les lumières d'une des fermes qu'elle apercevait au loin. Pourtant.. Elle avait continué, traînant sa jambe douloureuse, soutenant son flanc meurtri, elle avait continué à poser un pieds devant l'autre jusqu'à ne plus en pouvoir.
C'est au petit matin, alors que les premières lueurs dépassaient la cime des montagnes à l'est qu'elle avait fini par s'effondrer sur le sol longuement piétiné de la route et se traîner laborieusement vers l'arbre le plus proche, s'endormant contre le tronc sans autre forme de procès.
Et c'est ainsi, sans qu'elle est plus bougée que cela qu'une voix était venu interrompre son repos salvateur. L'homme qui lui adressait la parole, du haut du banc de cocher sa calèche, semblait lui adresser un regard plus inquiet que scrutateur, un véritable bienfait après les derniers événements.
~ On peut dire que j'ai connu mieux. Merci de vous inquiéter. ~ Tu vis dans le coin gamine ?
Retirant son bras de son front, elle commença à scruter l'homme en question. Le regard se révélait certes bienveillant, mais l'intrusion soudaine de cette question la fit monter aux créneaux de sa paranoïa. L'homme représentait pourtant une chance pour elle, si Evelyn parvenait à le convaincre de la prendre à son bord, elle pourrait avancer malgré son état et éventuellement bénéficier de ses provisions par la même affaire.
~ J'pourrions vous inventer une mensongerie parce que je la trouve bizarre vôtre question, mais je suis trop fatiguée. Non, je suis pas du coin.
Les traits burinés de l'homme s'étirèrent sur un large sourire qu'elle aperçut fugitivement à travers la broussaille barbue qui lui mangeait tout le bas du visage alors qu'il repositionnait son large chapeau. Loin d'être gras, son étrange interlocuteur se révélait à son image emmitouflé dans une large chasuble qui dissimulait bien des formes de son corps, on pouvait néanmoins supposer un voyageur expérimenté à la plissure devenue naturelle de ses yeux pour se protéger de la course solaire tout au long de la journée et aux larges bras musclés, au cuir tanné par la soleil, visiblement habitués à tenir les rênes d'un attelage.
~ Bon, bon... Si tu le prends comme ça je peux tout aussi m'en aller...
A peine ses mots sortis de sa bouche en partie édentée, la jeune femme tentait de l'arrêter en tendant un bras las et en poussant un cri.
~ Attendez ! Attendez... Je suis désolée ! Est-ce que.. ~ Est-ce que tu peux monter ? Vas-y gamine ! J'imaginons bien que tu restais pas là pour le plaisir de la vue !
Arrêtant de nouveau son attelage, l'homme se pencha par dessus le plat-bord et lui tendit un bras pour l'aider à se hisser à ses côtés. Se sentant littéralement soulevée de terre, la jeune femme ne put réprimer un petit cri de surprise, rapidement accueilli avec rire par l'homme avant qu'il ne l'installer, presque de force à ses côtés.
Le fessier endolori reposant à présent sur une planche de bois tout à fait lisse et le dos en appui contre le dossier du banc de conducteur, elle pouvait déjà sentir sa situation s'améliorer, alors que complètement immobile, elle recommençait à avancer en direction de son destin.
Un destin dicté et tissé par d'autres, car depuis quelques jours, elle sentait le contrôle de sa vie lentement lui échapper. Tout avait commencé avec Ghislain. Lui apprenant que le maître arrivait en ville, il s'était empressé de lui emplir la tête de toutes les merveilles qu'ils pourraient à présent accomplir alors que leur commanditaire allait entrer dans une phase d'expansion en ville. Bientôt ils seraient tout autant les rois de cette ville que les marchands actuellement, ils ne tarderaient pas à tous les mettre au pas, la loi de l'argent laisserait place au bon vouloir du maître et ses proches collaborateurs profiteraient du rayonnement de ce nouveau pouvoir. Mais pour cela, elle devrait d'abord impressionner cet homme mystérieux pour lequel elle opérait depuis quelques temps déjà. Elle devrait le surprendre pour son arrivée et quoi de mieux que de lui apporter une forme de contrôle sur certains marchands locaux ?
Seule, elle n'aurait pas eu l'idée de voler un livre de compte, mais Ghislain avait toujours été le cerveau de leur petit groupe et elle son fidèle exécutant. Aussi ne s'attendait-elle pas à ce que cela entraîne autant de catastrophes par la suite. Le plan semblait bon et simple à la fois, il s'était même en partie déroulé à l'image de leurs attentes. Du moins... Jusqu'à sa rencontre avec "l'homme du maître".
Enfouissant sa main dans manche droit, elle la monta par là suite à son visage pour en essuyer furtivement une larme venu poindre aux souvenirs de Ghislain. Evelyn comprenait aisément qu'elle s'était sauvée la vie à ce moment, elle remerciait d'autant plus Ghislain pour les nombreux enseignements qu'il lui avait prodigués au cours de leur courte vie commune, mais la plus important des leçons qu'il lui léguait avait été en rapport avec sa mort. Devant elle, nous sommes seuls et quelque soit le lien qui nous retienne aux autres, nous sommes ce qui compte le plus pour nous.
Après toutes ces années,Ghislain aurait pu faire le choix de l'aider à s'enfuir, de s'enfuir avec elle, mais il avait préféré s'attacher à sa position auprès du maître et sacrifier son amie. Bien que se sentant trahie, elle ne trouvait pas la force de lui en vouloir. Le jeune homme était beau parleur, audacieux, mais clairement pas téméraire. Son choix ne l'étonnait pas.
~ 'Peut pas dire que tu sois loquace gamine. Un soucis sur le coeur ?
Toujours emmitouflée dans le manteau de Ghislain, elle devait ressembler à une jeune fille effrayée dans sa couverture, tentant d'échapper au monstre. Mais l'homme avec qui elle partageait le banc n'avait rien d'un monstre. Dans un autre temps, elle aurait presque pu le trouver séduisant avec sa machoîre carrée qu'elle devinait sous sa pilosité abondante et le charisme calme et assuré qui émanait de cet étrange individu, mais elle avait passer l'âge de se marier, passer l'âge de commencer à fonder une famille. Une dizaine d'année peut-être, tout au plus la séparait de ses retrouvailles naturelles avec son dieu et une mission l'attendait.
~ Non, ne vous en faîtes pas. Vous transportez quoi à l'arrière ?
Son compagnon n'était pas dupe, mais il se prêta avec bonne volonté à sa tentative de changer de sujet. Tout en gardant un oeil sur la route qui s'étendait en une belle ligne droite devant eux, il quitta les rênes d'une main et passa le bras par dessus la tête de sa voisine pour venir relever le coin de la bâche qui occultait tout l'arrière de son véhicule.
Le tissu, rapidement relevé puis remis en place, dévoila une série de tonneaux marqués d'inscriptions qu'Evelyn aurait été bien en peine de décrypter. Saisissant l'air désemparé de la jeune femme du coin de l'oeil, le sourire de l'homme s'élargit un bref instant avant qu'il ne consente à lui expliquer.
~ Je travaille pour un brasseur. Bien que les nains fassent la plupart de leurs bières directement dans les duchés, certains se sont déplacés vers le sud pour nous faire profiter, à nous autres humains des bienfaits de leur breuvage.
Visiblement contenté de son petit effet de manche et de l'air d'importance dont il parvenait à se draper, l'homme ramena son attention vers la route.
Suite à sa tirade, son compagnon ne chercha plus à attirer son attention, la supposant visiblement peu encline au dialogue et plus à la déprime. Mais ses paroles avaient depuis un petit moment écarté la jeune femme de ses problèmes. L'homme lui fournissait certes un sauf-conduit vers les montagnes et un moyen de transport, mais il semblait également enclin à la discussion. Et si son travail allait de paire avec un appétit pour la boisson, alors il ne faudrait pas longtemps pour qu'il raconte ses histoires de voyage au coin du feu. Les chances que quelqu'un aille la chercher jusque chez les compagnons nains de son voisin étaient maigres, mais pas nulles et si son destin était de rejoindre ces fameux "lords nécromants", alors guider dans son sillage d'éventuels assaillants ne risquait pas de faciliter son acceptation dans cet étrange groupe.
Tout à ses pensées, le regard braqué devant elle, insensible à la beauté forestière du paysage défilant autour d'elle, elle ne saisit que trop tard le danger du roulis incessant de la route. Ce lent mouvement avait un effet somnolant sur elle, apaisant son esprit et l'aidant à trouver un repos plus réparateur que contre l'arbre qui lui avait servi de lit pour la nuit.
Soudain, une forte odeur rance vint lui agresser les narines. Se redressant d'un bon, elle sentit un léger poids lui descendre le long des bras alors qu'elle découvrait une couverture sur ses genoux. En levant les yeux, elle découvrit le ciel nocturne pour la seconde fois depuis qu'elle avait quitté Kendra Kâr.
~ Bien dormi ?
Cherchant des yeux son bienfaiteur encore anonyme, elle le trouva près d'un feu, à quelques pas d'elle, se découvrant elle-même non plus sur le banc de conducteur comme elle avait supposé à son réveil, mais bien par terre, à proximité de l'âtre chaleureux que l'homme avait visiblement conçu pour la soirée.
~ Je.. Oui, je crois. Combien de temps ai-je dormi ? ~ Plusieurs heures. Le soleil est couché depuis un petit moment.
Tout en se relevant doucement, elle découvrit sous elle le manteau de Ghislain, déployé pour la prévenir d'un contact direct avec l'herbe environnante. Bien que touchante, l'attention ne manqua pas d'amener plusieurs questions dans l'esprit de la jeune femme, inquiète de s'être ainsi faite manipuler physiquement sans rien avoir senti, elle serra les bras autour d'elle tout en frissonnant légèrement, se sentant atteinte dans son intimité. Tout à coup elle ne trouvait plus le sourire de l'homme si chaleureux. Toujours présent sur son visage derrière le barrage de poils, son regard dérivait lentement, déshabillant Evelyn d'un regard appréciateur.
La source du changement de comportement chez son compagnon ne tarda pas à lui sauter aux yeux, l'odeur qui l'avait éveillé semblait en effet émaner d'un tonneau fraîchement ouvert à côté de son "compagnon" de route. Ce dernier, visiblement toujours aussi prévenant, s'empressa de tremper un second broc de bois dans le liquide mordoré avant de lui tendre. Soucieuse de ne pas dévoiler son trouble, la jeune femme alla s'en saisir avant de s'asseoir à proximité du feu, non pas sans avoir remarquer le contact prolongé de leurs mains imposé par son sauveur.
Cherchant du regard un moyen de se protéger des yeux scrutateurs de son voisin, elle se retourna pour saisir la couverture qu'elle avait laissée sur le théâtre de son réveil, s'y enroulant avec application avant de nouveau se concentrer le liquide généreusement offert.
Sans peiner à monter le broc à ses lèvres, elle ne le fit néanmoins pas sans hésitation. Pour avoir vécu longtemps en ville, elle connaissait ces histoires d'hommes ayant soûlé leur "conquête" pour transformer des non en oui. Mais rien ne l'avait préparé à ce qui allait envahir sa bouche, pas même l'odeur ayant présidé à son réveil.
Du feu liquide qui dévalait sa gorge, elle ne pouvait concevoir d'image plus correspondante avec sa vision embuée de larmes et sa gorge prise d'une toux si violente que la moitié de ce qu'elle avait ingurgité finissait devant elle et sur sa couverture. Les joues enflammées de l'humiliation involontaire à laquelle elle s'était livré et tout en percevant du coin de l'oeil un mouvement furtif en sa direction, elle se releva précipitamment en dégainant la dague de Ghislain.
L'homme s'arrêta aussitôt, tenant visiblement quelque chose dans la main droite, dirigée vers elle. La pénombre et la position de l'homme ne pouvait lui permettre de découvrir ce qu'il avait en main, mais l'habitude que la jeune femme avait de ses compatriotes urbains ne pouvait lui permettre de douter. Le procès de l'homme était achevé et sans un remords, elle se jeta sur lui, dague en avant.
~ Att- .. !
Il ne put rien ajouter pour sa défense, bien qu'imposant, la frayeur et la force du saut avait permis à la jeune femme de le renverser sur le dos, les bras musculeux de l'homme qui avaient précédemment attiré son regard à présent occupés à tenter de maintenir la lame de l'arme loin de son coeur. Evelyn, le visage fermé et l'esprit persuadé de son bon droit se fendit d'un sourire cruel.
~ Allonnnns.. Laisse-toi faire... Je ne fais que te rendre la pareille...
Ses paroles sonnaient sur le ton du murmure, encourageant inconsciemment la jeune femme dans sa propre persuasion alors que la pointe de la dague avançait lentement vers la poitrine de son compagnon de route. Celui-ci, le regard vrillé sur le bout de métal flamboyant, lâchant le bras de la jeune femme d'une main, conscient que le temps jouait contre lui, le tendant pour tenter de saisir une bûche dans le feu qu'il avait allumé. Mais la jeune femme ne pouvait laisser passer cette chance d'en finir, pesant de tout son poids, elle profita de l'affaiblissement de la pression de l'homme pour finalement lui accorder le dernier cadeau d'une vie. S'effondrant dans ses bras, ses cheveux recouvrant son visage et occultant sa vision, elle n'aurait pas à subir le dernier regard que cet inconnu lui lancerait, s'abandonnant plutôt dans la jouissance de l'acte. Elle resta un long moment prostrée ainsi, allongée en partie sur le large torse de son bienfaiteur, les mains toujours accrochées au pommeau de la dague qui dépassait de sa poitrine, écoutant les gargouillis qu'il tentait de transformer en mots.
Finalement soulagée, elle quitta le manche de son arme pour se relever, un sourire s'épanouissant involontairement sur son visage, convaincue d'être dans son droit jusqu'à ce qu'elle aperçoive ce que contenait vraiment la main de l'homme... Un carré de tissu, un simple mouchoir..
Un torrent d'émotions la submergea dans l'instant, des questions sur la justesse de son acte, sur les indices qu'elle avait décelé, sur ses doutes de ne pas avoir par trop cherché chez lui des signes de traîtrise et avoir fini par les imaginer.
Elle quitta les environs du corps pour s'éloigner du feu, tombant à genoux à l'orée des ombres pour vider le contenu bileux de son estomac. Ce n'était pas l'acte en lui même qui la révulsait, ce n'était pas la première vie qu'elle prenait, mais il y avait toujours eu une raison, un danger pour elle, jamais elle n'avait tué sans provocation ou intérêt. Ce qui l'effrayait en cette soirée pourtant si calme, c'était le plaisir qu'elle avait pris à ôter la vie à cet homme, ce sentiment de puissance à ne pas être la proie des instincts bestiaux de son compagnon de route, quitte à céder aux siens. Cette mort ne lui avait rien enseigné qu'elle ne sache déjà, elle ne pouvait recommandé son âme à Phaïtos...
Ramassant rapidement ses affaires, elle grimpa sur le siège du conducteur et invita la mule grise à entamer la route. La mule de sa ... proie.. Elle ne pouvait se mentir à elle-même, elle avait prémédité le meurtre de cet homme, au moment même où elle l'avait rencontré, elle nourrissait le sombre projet de prendre sa place, seule sur ce banc.
Heureuse de quitter des environs aussi agités, la mule n'en renâcla pas moins à reprendre son douloureux emploi, déjà fourbue de sa journée. Elle n'hésita pourtant pas longtemps à reprendre sa vitesse de croisière après le premier claquement de rênes, son précédent propriétaire pouvait être aussi aimable qu'il le voulait avec les demoiselles sur la route, il n'en était pas moins prompt à traiter sévèrement un animal récalcitrant.
C'est ainsi, forte d'une nouvelle indépendance et des questions pleines la tête qu'Evelyn quitta les environs de son forfait, ne soupçonnant pas qu'elle se trouvait pourtant bien proche de sa destination. Poussée par son instinct à prendre à gauche au croisement suivant, la jeune femme sentit pour la seconde fois en peu de temps un frisson glacial lui parcourir l'échine, ne s'étonnant qu'à moitié de voir sa monture s'ébrouer alors qu'un air froid sifflait entre les arbres hauts qui parsemaient son nouvel environnement.
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Paroles - #008080 Récit - #404080
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