précédent**dans une auberge proche du marché**
L'effervescence de notre dernière partie de cartes s'était peu à peu transformée en démence joviale. La troupe dont faisait partie les hommes à ma table s'était levée des tables et tous ont commencé à chanter, très vite rejoint par les habitués de l'auberge et les employés derrière le bar qui, s'appuyant sur leur expérience, savaient comment alimenter l'enjouement des hôtes et le rythme des chants et danses.
J'avais appris en copiant les autres participants les pas d'une gigue et dansais parmi eux comme si j'étais des leurs depuis toujours. 
Mais, en l'espace d'une seconde … je passais de l'euphorie à la panique.
Car bien évidemment, ce qui devait arriver arriva … il entra dans l'auberge sans que je l'aperçoive. Grisée par le vin et l'ambiance, j'avais quitté des yeux la porte d'entrée et ne m'étais pas rendu compte de sa présence.
Le temps d'un battement de cil, il était face à moi et dansait comme tout un chacun, son manteau plein de neige posé à même le sol un pas derrière lui. Le nez et les pommettes rougis par le froid, ses cheveux bien que protégés par une capuche étaient mouillés par endroit et lui collaient au visage. 
Son sourire était chaleureux mais il ne m'était pas destiné, ses yeux riaient mais ils restaient plissés lorsqu'ils passaient sur moi, j'avais l'impression qu'il était le dompteur du frisson qui me parcourait le dos. Je fis un rapide calcul et passai en revue les armes que j'avais encore sur moi, Menimienai que j'avais glissé dans ce gantelet vert émeraude trouvé dans mon sac ainsi que le Tessen attaché à ma ceinture comme un éventail banal. 
J'avais le pressentiment qu'un jeu allait débuter, d'une nature certes moins ludique que la partie de cartes mais plaisant. Bien que cet adjectif soit rarement associé aux mauvaises surprises de ce genre.
Je sursautai lorsque ses doigts touchèrent les miens et eus le plus grand mal à garder mon sourire intact vis-à-vis de la foule autour lorsqu'il les serra à m'en briser les os. Il gardait le silence, ses yeux de glace braqués sur moi, une légère moue au coin des lèvres que je lui connaissais mais dont je n'ai jamais perçu la teneur. Nous relevèrent nos mains au dessus de nos têtes et tournions autour comme les autres couples réunis par le hasard de la danse. 
- 
Tu aurais quand même pu te sécher avant de me rejoindre, ais-je alors entamé en chuchotant dans notre langue.
- 
T'es une vraie peste, on te l'a déjà dit ?- 
Toi … une paire de fois, mais j'étais pardonnée d'avance à l'époque. La danse nous éloigna et je plantais mes ongles dans la peau tendre du dos de sa main avant de me retirer. Il ne cilla pas et se contenta de déplier la manche de sa chemise pour cacher les marques, continuant à faire bonne figure comme je le faisais moi-même. Nous changions souvent de partenaires mais les pas étaient simples et je pris vite plus d'assurance et me sentais moins ballotée d'un danseur à l'autre. Morlet et moi continuions à nous toiser comme deux adversaires fielleux à la signature d'un traité de paix et chacune de nos retrouvailles était l'occasion d'un échange de mots toujours murmurés dans notre langue natale, de coups bas sans intention de faire très mal, bien que mon dos se souviendrait longtemps de sa rencontre avec le bord du comptoir. Je le soupçonnais de s'amuser de mes réponses évasives, aussi proches de la vérité que l'oiseau l'est d'un corail, ou peut être n'était-ce que moi qui replongeais dans mon univers d'avant avec un peu trop de candeur.  
Mais au-delà de la scène il y avait toujours cette ombre dissimulée derrière un lourd rideau, attendant son heure pour faire son entrée. 
Et ce bâtard d'elfe ne me laissa aucune chance, à croire que mes pensées s'écrivaient à même ma peau et qu'il lui suffisait de lire. 
Autour de nous, la folie s'était peu à peu modérée. Les chants et la musique improvisée s'étaient tus, les danseurs redevenus des joueurs de cartes bruyants, certains reprirent leur place devant la cheminée ou restaient debout en groupe entre les tables et les serveurs reprirent leur service. L'euphorie passa et j'avais hésité moins d'une seconde à ce que je devais faire à mon tour.
 Les jumeaux n'étaient toujours pas là, la foule s'était dispersée, il ne restait plus que lui et moi. Lui qui m'avait suivie et attendue, tapi comme un prédateur … moins d'une seconde pendant laquelle je restais les yeux dans le vide.
- 
Déjà fatiguée de jouer ? Chuchota-t-il en prenant mon bras pour m'entrainer à l'écart, juste avant de se rendre compte que la main au bout de ce bras tenait une arme.
- 
Qu'est-ce qui t'amène dans cette ville ? Demandais-je sur la défensive, tenant Menimienai  fermement alors qu'il empoignait mon poignet pour l'approcher de son torse, la pointe contre sa gorge. C'était sa force qui guidait mes mouvements et même en étant la seule à avoir sorti mon arme, je me sentais comme une poule prête à pondre un œuf carré. 
- 
Les affaires, et toi ?- 
Tourisme. Qu'est-ce que tu fous ici Morlet ?- 
Inquiète ? - 
Joues pas avec moi, tu m'as suivie depuis le temple et je veux savoir pourquoi.- 
Ma puce, est-ce que tu aurais peur de moi ?- 
Tu fais chier ! Grognais-je alors en perdant mon calme. 
Qu'est-ce que tu me veux ?- 
Ouuuh là, t'es drôlement à cran. Tu crois vraiment que la somme de toutes tes actions suffirait à ce que quelqu'un m'envoie m'occuper de toi ?Je restais bouche bée, non pas que le fait de comprendre mon insignifiance aux yeux du monde soit une déception, bien au contraire, mais ce fut surtout le degré de paranoïa atteint depuis mon retour qui me fit peur. Il me fallait régler ce problème du pourquoi de ma fuite au plus vite, sinon la moindre silhouette encapuchonnée aura des airs de chasseurs de primes. Nul doute que l'assassin resté à Oranan voulait ma mort, mais il ne viendrait jamais jusqu'à moi ni n'enverrait quelqu'un me chercher, il m'attendait et je ne craignais rien de lui en dehors des rues de ma ville natale, si chère à mon cœur. L'exil était suffisamment douloureux pour ne rien rajouter à cet état de fait.
- 
Alors pourquoi me suivre comme un voleur ? J'avais rangé mon arme sans m'en rendre compte.
- 
J'étais curieux. Quand je t'ai aperçue hier soir je n'en croyais pas mes yeux, la rumeur de ton départ vient à peine de dépasser les portes de la Maison Rouge. Que fais-tu dans cette ville ?Je ne croyais pas un mot de cette version et répondis avec autant d'honnêteté que lui.
- 
Je voulais changer d'air, voir le monde. L'appel de la nature.- 
A d'autres !- 
J'te retourne le compliment !! T'es curieux que quand ça peut te rapporter.- 
Mais ça pourrait justement. Des choses à cacher à tes patrons ? Quelqu'un sait que tu traines dans ce ... temple des plaisirs ?- 
Je suis partie avec leur accord, mentis-je encore tout en sachant cette fois que Keyoke avait fait le nécessaire après mon départ, 
pas besoin d'en savoir plus.- 
Ça reste à prouver.- 
Trouves-toi un passe temps plus lucratif. Qu'est-ce que tu sais du temple des plaisirs ? Demandais-je aussitôt pour changer de sujet.
- 
Il s’agit d’un Temple dédié à la Liberté de chacun à vivre pleinement sa vie et ses désirs. Répondis-t-il mécaniquement sans s'en cacher.
- 
Ça ressemble à une devise qu'on brode sur des mouchoirs. Combien tu paries que tous les employés de ce temple me répondront la même chose ?Il ne dit rien, me laissant avec un simple sourire plus énigmatique que jamais.
- Jeune fille, je vais devoir te laisser maintenant. Un patron de taverne ne vient pas à Kendra Kar que pour papoter avec de vieilles connaissances. Il me toisa une dernière fois et s'arrêta au niveau de ma poitrine. 
Reviens me voir quand tu passeras par Oranan, tu plairais à ma clientèle.- 
Tes ruminants ?!? merci mais non merci. Il s'autorisa un rire presque franc et repartit comme il était venu, me faisant comprendre d'un geste de la main avant de passer le rideau d'entrée qu'il gardait un œil sur moi. 
Venant d'un autre j'en aurais été flattée mais ce fut un autre frisson qui me parcourut l'échine. Il me faudrait plus qu'une pensée ou deux avant de me convaincre qu'il n'était pas là pour ma tête.