<-- SiratJe n’avais pas assez de mes deux yeux pour voir tout ce que les gens du marché offraient comme produit, des pains gros et petits, des fruits, des légumes, de la viande fraîche et séchée, des tapis, des poteries, des fourrures, des potions, des armes. Bref, tout ce qu’on pouvait s’imaginer se trouvait là.
Mes deux narines ne fournissaient de m’apporter des odeurs nouvelles et plus agréables les unes que les autres.
Que dire de mes oreilles, qui ne savaient de quel côté se tourner tellement elles étaient sollicitées.
Mais heureusement, j’avais tout mon temps. Bien rassasiée et reposée, je pouvais flâner à mon gré et laisser mes sens s’abreuver de ces nombreux stimuli.
Et c’est justement ce que l’on faisait moi et Sirat, ce dernier examinant des pièces d’armures, lorsqu’on surprit une conversation entre deux commerçants d’un certain âge. Le chauve aux yeux bleus expliquait à son collègue au ventre prédominant qu’une étrange maladie semblait se propager dans la cité blanche. La rumeur rapportée, d’un ami d’une de ses amis, racontait qu’une étrange folie s’emparait des gens et les amenait à faire des actes insensés pouvant aller du suicide jusqu’au meurtre.
Sirat me regarda d’un air grave, tout comme moi ces propos l’intriguaient au plus haut point.
N’en pouvant plus de faire mine de ne pas écouter, mais surtout piquée par la curiosité, Sirat ne put s’empêcher de prendre part à la conversation en demandant des précisions aux deux compères d’âge mur. Ils prirent d’abord un air offensé d’avoir été ainsi épiés, mais ils ne tardèrent pas à raconter avec gestes, verves et emphases les détails de leur histoire. Il s’agissait d’un homme tout à faire ordinaire qui s’en était pris à la femme de son frère. Elle n’avait pas bon caractère, mais tout de même la réaction de l’homme fut affreusement exagérée envers sa belle-sœur. À plusieurs, ils ont fini par immobiliser l’homme fou avant qu’il ne réussisse à étrangler la dame. Ils ont essayé des remèdes, mais rien de pouvait le guérir.
Hypnotisée par l’histoire, et ne voulant pas en perdre un mot, je me penchai un peu en avant si bien que je tombai de mon perchoir pour atterrir heureusement dans les bras de mon compagnon. Afin de ne pas manquer une bride de l’histoire, je ne pris pas la peine de remonter sur l’épaule de Sirat.
Et l’histoire ne s’arrêtait pas là, car le fils de la femme, donc le neveu du fou à lier, devint bizarre à son tour. Pris d’une rage meurtrière, les yeux rouges et la mine défaite, la nuit venue il arpentait les rues, frappait et martyrisait les passants. Il aurait aussi probablement violé à plusieurs reprises. Sa dernière prise fut un dénommé Phileas, un vieil homme qui en avait bavé avant de finir tranché tout comme son prédateur.
Lorsque les deux hommes eurent terminé leur histoire, en regardant tout autour de moi, je pus constater que nous n’étions pas seulement deux à les avoir écoutés, mais une bonne dizaine de bons gens. Un vieil homme aux cheveux gris clairsemés se tenant debout à l’aide d’une canne s'écria:
« Ça semble contagieux, cette maladie, il faut faire quelque chose pour éviter de mourir dans la fleur de l'âge !» Ce commentaire m’arracha tout de même un petit rire malgré la gravité de la situation, il n’y avait plus rien à craindre pour ce vieillard, ça faisait un bon moment que la jeunesse l’avait quitté.
Puis une femme obèse, au nez aquillin et aux lèvres trop minces, habillée richement s’exprima à ton tour :
« Puisqu’il n’y a pas de remèdes, on devrait enfermer tous les individus qui semblent un peu violents. Sinon, nous, les honnêtes gens, nous allons tous mourir !»Cette dernière remarque ne me plaisait guère et je décidai donc d’y ajouter mon petit grain de sel.
« Mais ce serait injuste, on risquerait ainsi d’enfermer des innocents ! »Les têtes se tournèrent alors vers moi et les gens m’observèrent comme si j’étais une bête de foire. Apparemment, ils venaient tout juste de constater ma présence parmi eux.
« Un farfadet ! » s’exclama une fillette aux nattes rousses.
« Exauce mon vœu » vociféra le petit garçon aux taches de rousseur qui ressemblait trop à la fillette pour être autre chose que son frère.
« Je vous offre deux cents yus pour ce petit farfadet » s’écria un grand homme à l’allure louche et à la longue barbe grise, en s'adressant à Sirat.
J’avais oublié que les lutins se faisaient rares à Kendra Kâr. Ceux qui y habitaient, tel M.Porsal s’assuraient de passer inaperçu. Si j’avais eu un peu plus de présence d’esprit, j’aurais joué le jeu et les aurais menacés de leur lancer un mauvais sort, mais j’étais trop apeurée pour imaginer un tel plan.
L’histoire des deux commerçants avait soudain perdu tout intérêt. J’étais à mon grand regret le nouveau centre d’attraction.
Toujours debout dans les grosses mains de mon grand ami, le coeur battant très vite, je me reculai et m’adossai contre son torse puis lui dit à voix basse.
« Sirat, j’ai peur de tous ces gens. »