Bien que j’avais tenté de le prévenir silencieusement, Sirat réagit trop vivement à l’apparition des serpents, si bien que deux de ces affreuses bestioles se jetèrent sur lui. J’aurais bien voulu l’aider, mais les trois autres restantes me dévisageaient et ne semblaient attendre qu’un petit geste de ma part pour m’attaquer.
J’étais armée, mais elles étaient trois et je ne pouvais en blesser plus d’une à la fois, ce qui laissait aux deux autres l’opportunité de riposter. Je devais donc rester aux aguets et attendre le moment propice. Puis, celle du centre, qui s’avérait d’ailleurs être du double de grosseur de ses congénères, ouvrit sa grande gueule, faisant jaillir sa visqueuse langue perfide. Sans hésitation, je lâchai mon trait dans sa direction. Ce dernier se ficha là où j’avais visé, en plein centre de sa bouche. Un son sourd, rauque et effrayant, sortit de sa bouche et la bête rendit l’âme sur le coup, ou du moins perdit conscience. Son effroyable cri d’agonie fut suffisamment terrible pour apparemment faire fuir son voisin de gauche alors que celui de droite s’avança rapidement vers moi en ondulant. Affolée, je mis deux flèches sur mon arbalète et les lançai simultanément. Elles pénétrèrent toutes les deux dans son corps, mais sans le tuer, pour le moment du moins. L’animal gravement blessé et probablement à l'agonie détala sans demander son reste.
Je regardai alors du côté de Sirat pour constater qu’il avait sans peine neutralisé ses deux adversaires. L’horrible tête verte de l’un deux gisait par terre séparée de son corps tout aussi hideux.
En l'espace de quelques minutes, moi et mon vaillant compagnon avions vaincus sans difficultés ces indésirables intruses qui avaient coupés court à notre discussion. Soucieuse de la poursuivre là où nous l’avions laissée, je rangeai mon arbalète et m’approchai de Sirat.
« Depuis ce matin je ne peux m’enlever cette ville de la tête et pourtant je n’en connais que le nom : Bouhen. »Mon sac sur l'épaule prête à plier bagage, j’hésitai un petit moment, puis regardai mon grand ami. Un peu plus tôt dans la journée, pendant que nous cassions la croûte, je lui avais parlé de ma famille et de la vie que nous menions tous ensemble, je lui avais même décrit l'ancêtre, le grand arbre qui avait beaucoup d'importance à mes yeux et à ceux de mes congénères. Cette fois cependant, je m’apprêtais à lui raconter un rêve, mon rêve, ce ramassis d’images produit dans notre sommeil et qui quelquefois révèle à notre insu les pensées les plus intimes et parfois insoupçonnées. Me sentant en sureté auprès de ce colosse au grand coeur, je décidai finalement de me confier à lui.
« Cette nuit j’ai fait un rêve étrange, mais paisible. J’étais chez moi et je me reposais près du grand chêne familial lorsqu’un homme dégageant un charisme désarmant s’approcha de moi. De grande taille, la peau sombre, des yeux d’or, sans oublier une grande cicatrice qui partait de son front à son menton. » Je m’arrêtai un petit moment, jaugeant l’enchanteur, j’étais sur le point de lui révéler le fait le plus invraisemblable de mon étrange, mais oh combien paisible songe. Le voir absorber par mes dires me donna le courage de poursuivre sans crainte de me faire juger.
« Sans prononcer un mot, il se pencha vers moi. Je n’éprouvais aucune peur, au contraire, un sentiment de bien être m’envahit. Du bout de son doigt, il traça de petites courbes sur mon front. Et c’est à ce moment là que je me suis réveillée, en pleine forme, sans aucune courbature. »Attentif à mes propos, sans m’interrompre, Sirat me tendit la main. Je répondis positivement à son invitation silencieuse en sautant agilement sur sa paume pour me rendre ensuite sur son épaule. Une fois là, je soulevai mes cheveux pour dégager mon front.
« Et regarde ce tatouage en forme de caméléon, je l’ai découvert ce matin en faisant ma toilette. Je t’assure qu’aucun tatouage n’ornait mon front avant aujourd'hui. Et tu sais, le plus bizarre ? C’est que ça ne m’inquiète pas du tout. »Sirat m’apprit alors que la description que je lui avais faite de l’homme de mes rêves, ressemblait à celle de Yuimen. Ainsi, me dit-il, il était tout approprié de se rendre à Bouhen, puisqu’il existait dans cette ville, d’après des rumeurs, un groupe de gens au service de ce dieu, et que les prêtres en faisant parties seraient à même de répondre à mes questions.
Je ne voulais pas contrarier mon ami et je le croyais sincère dans ses propos, mais je me demandais vraiment pourquoi un dieu s’insinuerait dans mon rêve, moi qui n’étais somme toute qu’une petite lutine tout à fait ordinaire.
Or, cette irrépressible envie, qui ne me quittait guère depuis ce matin, m’incitait de me rendre plutôt à l’ermitage de Bouhen et non au temple. Curieusement, je connaissais le chemin pour m’y rendre. Je ne fis pas part de cette information à Sirat, attendant pour cela le moment venu.
C’est ainsi que passa le reste de la journée, sans incident notoire, juste du bon temps à discuter entre amis dans un climat serein et dans un site enchanteur.
Alors que l’humoran marchait d’un bon pas, bien installée sur son épaule, je me contentais d’humer toutes les délicieuses odeurs florales qui parvenaient à mon nez, tout en admirant le paysages et les quelques animaux inoffensifs et curieux, qui nous observaient parcourir ce sentier de pierres.
Lorsque nous sentirent la fatigue nous envahir, nous décidâmes qu’il était grand temps de dormir. Je m’approchai doucement de Sirat qui venait de se coucher sur l’herbe à présent humide et grimpai sur son torse musclé.
« Tu permets que je dormes ici ? Je me sentirais plus en sécurité. »Sirat acquiessa à ma demande et je pris place en m’enveloppant dans ma cape.
Mais avant de fermer les yeux pour sombrer définitivement dans un profond sommeil, j’interpelai une dernière fois l’humoran.
« Dis Sirat, dans la grande salle du sablier, tu as affirmé me considérer comme un membre de ta famille. Je suis issue d’une grande famille unie, mais celle-ci me manque énormément. Si tu acceptais d’être comme mon grand frère, ça me ferait immensément plaisir. »J’avais dit ma dernière phrase toute d’une traite, de peur de manquer de courage et de l’avorter avant la fin. Une fois de plus Sirat me répondit positivement tout en esquissant un large sourire. Après lui avoir murmuré un petit merci tout timide, je fermai enfin les yeux et m'endormis aussitôt.
***
S’ensuivit une nuit sans rêve, sans souci, accompagnée des ronflements réguliers de Sirat, qui loin de me déranger dans mon sommeil me rassuraient. Cette nuit paisible se termina abruptement lorsque Sirat, alerte aux moindres bruits, se leva promptement, dégainant sa lame. Je n’eus que le temps de m’agripper à sa tunique de cuir afin de ne pas tomber.
Face à nous se trouvait un guerrier encapuchonné. Non intimidé, Sirat lui pria de baisser son arme. Sans agressivité, notre vis-à-vis obtempéra puis abaissa son capuchon révélant ainsi un très joli minois féminin qui ne sembla pas laisser insensible mon compagnon de route.
Elle me fit un petit sourire avant de s’adresser à Sirat qu’elle semblait connaître :
« Et bien mon ami, je ne croyais pas te rencontrer ici. Lorsque je t'ai vu ainsi étendu sur l'herbe, j'ai craint un moment le pire.»