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C’est l’heure où les souffles rafraichissant du petit matin laissent place à l’air sain et réchauffé de rayons ensoleillés du milieu de la matinée. Sous les longues enjambées de Lune, lancé au grand galop sur les dalles autrefois blanches qui mènent à la grande capitale kendrane, le bruit cliquetant de ses sabots forme la musique de mon voyage qui commence. Et la bise qui se prend dans mes cheveux roux, bien plus courts que ceux que j’ai l’habitude de porter, les fait voleter nerveusement derrière mes fines oreilles pointues, aux nuances bleutées. Bleue, telle est toute ma peau, bien dissimulée sous le manteau de cuir fauve que j’ai enfilé pour quitter la ville. Et le vent glisse sur mon visage plus souplement encore qu’il ne l’aurait fait sur mon épiderme d’argent. Comme si la texture même de la peau de l’elfe bleue dont je revêts l’apparence était différente de celle à laquelle je suis accoutumé.
Mes yeux noirs se fixent sur les paysans et marchands que je dépasse ou que je croise sur cette voie fréquentée. Ils me regardent passer, incrédules, se demandant pourquoi une cavalière est si pressée de quitter Kendra Kâr.
Les longs empans de cuir de mon manteau claquent derrière moi au rythme de l’avancée de Lune sur ce chemin pavé, où la lumière est vive et claire, venant directement de l’astre solaire pour frapper de sa douce chaleur mon corps tiède au toucher, mais bouillonnant d’un désir ardent de mener à bien la mission qui m’a été confiée. Tant de personnes attendent de brillants exploits de ma part. Je ne suis plus seul, cette fois. Et je ne peux plus me permettre que ceux qui m’accompagnent périssent et se sacrifient pour ma sauvegarde. Je remarque l’ironie de chevaucher sous l’apparence de celle qui a donné sa vie pour préserver la mienne. Sur le même chemin que nous avions emprunté, voici une année. Nous marchions alors côte à côte, ne nous connaissant encore que trop peu. Elle, revêche et froide, et moi, enjoué mais respectueux de la distance qu’elle avait établie entre nous. Au début, du moins.
Alors que mon esprit vague dans mes souvenirs brumeux, mon regard aperçoit une fermette, non loin de la route, sur le bas-côté droit. Quelques silhouettes, au loin, attestent de la présence du groupe qui m’attend. À mesure que j’avance, je peux voir leurs traits se préciser : Salymïa est assise dans l’herbe aux côté de l’elfe grise dont j’ignore encore le prénom. Oryash, aussi surprenant qu’il soit, semble en grande discussion avec Duncan, le timide guerrier-érudit à l’honneur exacerbé. La peau-blanche semble avoir retrouvé son animal sauvage qui, farouche, est proche sans trop l’être. À l’entrée d’une grange, j’aperçois Lillith avec, non loin de lui, le petit mage de feu tout vêtu de rouge.
Très vite, j’arrive à leur hauteur, et je freine l’allure de mon destrier jusqu’à l’arrêter complètement. Je suis le dernier à arriver. C’en est presque honteux, de la part d’un meneur de troupe, si petite soit-elle. Comme pour rappeler à mon groupe l’identité de mon apparence, je dépose sur eux un sourire sûr, avant de descendre de mon cheval, pour lui accorder une petite pause. Ses rênes en main, je le mène jusqu’au bord de la route, où tous se rassemblent plus ou moins. Et d’une voix qui n’est pas mienne, mais celle de Sidë, je prends la parole afin que chacun m’entende.
« Me voilà ! Et dernier… dernière arrivée, il semble. Tout le monde est déjà là, c’est très bien, nous allons nous mettre rapidement en route, alors. Le temps que vous soyez tous équipés. Je vous conseille de garder vos manteaux jusqu’à l’embranchement qui nous mènera à Oranan, ça permettra de… »
Mais mon discours est interrompu par un vieillard vêtu d’une chemise à carreaux, sale, aux manches retroussées, et d’un vieux pantalon de cuir usé et terreux. Une fourche en main, il s’avance vers moi en braillant d’une voix éraillée et brisée. Sa face cramoisie et parsemée de rides profondes, et maculée d’une barbe de trois jours, s’agite tellement qu’on le croirait pris dans une transe colérique intense. Sans parler l’apparence noirâtre de ses gencives aux trop nombreuses dents manquantes. Seuls quelques chicots usés et difformes restent sur ces bandes de chair molles.
« Bande de zoulous, déguerpissez tout d’suite de ma ferme ! C’t’une propriété privée ici, ouste, et plus vite que ça. »
Je le regarde, perplexe, s’époumoner et agiter sa fourche dans tous les sens. Je lève une main pour apaiser le vieillard.
« Du calme, nous allions justement… »
Mais il me coupe une nouvelle fois la parole.
« Et j’vous d’mande votre avis, moi ? Ah ces jeunes de nos jours, z’ont plus aucun respect ! Et r’gardez ces faignasses qui traînent sur l’herbe au milieu de la journée, au lieu de se mettre au labeur ! »
Il pointe sa fourche vers Salymïa et compagnie, et je me renfrogne de son attitude. Voyant le dialogue impossible, je m’adresse à mes compagnons.
« Bon… On y va… »
Mais le paysan ne semble pas vouloir en rester là. Alors que j’esquisse un mouvement pour ramener Lune sur la route pavée, il me barre la route.
« Et où c’est que vous croyez aller comme ça, hein, mildiou ? »
Médusé, je le regarde avec des yeux stupéfaits. Il ne sait pas ce qu’il veut, cet homme ! Quelque peu énervé par son comportement, je m’insurge :
« Mais, c’est vous qui… »
« Y’a pas d’mais ! »
« Pourtant vous… »
« Peps ! »
« Je… »
« Tut ! »
À chacune de ses exclamations, il lève les bras aux ciels en me regardant d’un air menaçant. Bras ballants, je ne sais plus que faire pour me débarrasser de cet incongru personnage qui, dès le départ, brouille mes plans. Perdu, je regarde mes compagnons.
(Oh, bouscule-le, frappe-le, et s’il se plaint, tranche-lui la gorge. Il n’y a aucune raison pour qu’il t’empêche d’avancer.)
(Mais ce n’est qu’un pauvre bougre, il n’a rien fait de mal !)
Déconfit, je ne sais que faire face à cet olibrius.
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