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Le début du voyage se passa sans encombre, à croire que la milice avait bien plus à faire à l'intérieur de la cité plutôt qu'en extérieur. La route pavée vers Bouhen débordait de trafic, et parfois, le groupe s'infiltrait dans une énorme masse difforme de chariots, de mules et de marchands, et en sortait en tentant de ne pas se perdre de vue. A la déception de Heartless, la femme woran était introuvable, elle avait décidé de ne pas les suivre. Tant pis, au moins il aura essayé. Mais néanmoins, ce voyage était empli d'une impression malsaine que Sirius ne décela pas immédiatement. On les observait, bizarrement, comme si on leur voulait du mal. Cette étrange sensation venait des autres passants, et surtout les commerçants. De tous bords et de toutes races, ils avaient tous la même expression méfiante à l'égard de ce petit groupe de vagabonds.
Le borgne pensa immédiatement à une sorte de paranoïa, une crainte des voleurs car après tout, ils en avaient tout l'air, de brigands. Certains les fixaient même dangereusement, comme si ils allaient bondir d'un seul coup pour les étrangler. Mais le plus étrange dans tout ça, c'était que ses compagnons étaient moins sensible à cette atmosphère pesante, peut-être parce qu'ils étaient plongés dans leurs discussions. Heartless avait des maux de têtes, même les animaux lui infligeaient ces yeux accusateurs, meurtriers. Il se rappela de la crise qu'il avait eue peu avant au milieu de la foule dans la Grand-Rue, il ressentait la même impression. Était-il en train de perdre la tête ?
- Sirius ? Sirius ? Sirius ? Tu vas bien ?
La voix de Mazhui semblait surgir de sourdes abîmes, il avait l'impression d'être un somnambule à peine éveillé, l'œil droit du borgne se dilata à son extrême pendant une moitié de seconde, pendant laquelle le visage de son acolyte lui sembla flou, méconnaissable. Pourtant, il en était sûr, il ne pouvait dormir debout, en marchant à travers toute cette foule.
- Hein ? Ouais, ça va...
- Tu semblais pourtant avoir un problème, ça ne te ressemble pas de faire la sourde oreille.
- Ts ! Parce qu'on s'connait ?
Sirius était fatigué, agacé par les remarques du barbu, mais il avait raison. Le silence qu'il venait de créer, il le rompit juste après, en reprenant son calme. Il voulut relancer la conversation, en commençant par un soupir qui en disait long.
- Pfff... Dis, Mazhui. D'où tu viens ?
- Moi ? C'est une longue histoire...
- Tu sais, on sera pas arrivés avant quatre ou cinq jours, on a tout l'temps pour causer.
L'homme sourit, il n'était pas courant qu'il parle de lui, il lui venait même parfois d'oublier ses origines. Mais après tout, il n'avait rien à cacher sur ce point là. Pensant pouvoir échapper à la lassitude de la marche, il répondit aux questions du borgne.
- Je viens d'Oranan, je suis Ynorien.
- Oranan ? J'y suis jamais allé, même pas en Ynorie. C'est comment là-bas ?
- C'est... calme. Ou du moins ça l'était, cela fait des années que je n'y ai pas remis les pieds.
- Pourquoi ?
- J'étais las d'y vivre. Et puis, j'avais le sentiment d'être né au mauvais endroit.
- Au mauvais endroit ?
- Exact. Tu sais, depuis leur plus tendre enfance, les petits Ynoriens sont souvent confrontés au même principe, inlassablement. Un principe qui me fait vomir, mais sur lequel repose encore cette société. Je n'ai jamais cherché à suivre ce principe.
- Lequel ?
L'Ynorien marqua un court temps de pause. Regardant au loin, plus loin que l'horizon, il sourit d'un sourire fade, entre l'apaisement et la grimace. Dans son esprit se mêlaient dégoût et nostalgie. Des souvenirs dont il se serait bien passé mais qu'il refusait d'abandonner, pour une raison qui lui échappait.
- .... L'honneur.
Heartless cru d'abord mal entendre, puis il se demanda pourquoi Mazhui avait évoqué un tel mot avec un ton aussi ironique. Mais le flot de ses pensées fut vite interrompu lorsqu'il se heurta accidentellement au dos de Nark qui avait marqué un temps d'arrêt, il semblait épuisé, il se tenait les jambes. Sa monture semblait lui manquer. De brèves formules d'excuse s'échangèrent, puis ils reprirent la route.
La nuit les surprit, elle était tombée subitement, à tel point qu'ils ne s'en rendirent compte qu'après avoir réalisé qu'ils ne tenaient plus sur leurs jambes. Le groupe sortit de la route et fit une halte dans un bois, non loin du chemin, pour éviter d'éventuels assauts de brigands, qui attendaient toujours que leurs proies s'égarent dans la forêt. Ils allumèrent un feu, grignotèrent des restes qu'ils avaient emportés avec eux puis ils s'endormirent à la belle étoile. Par précaution, ils avaient désigné parmi eux un volontaire pour monter la garde, ce fut Nark qui se présenta le premier, Heartless venait en second. Lorsque vint le tour du borgne, le bretteur du groupe le réveilla, mais Sirius n'était pas si enclin à s'extirper d'un si profond sommeil. Après une petite dispute sans envergure, le borgne se leva en grognant puis partit plus loin pour monter la garde, en prenant soin d'emmener son nouveau cimeterre et une couverture ( enfin plutôt un vieux rideau qui lui avait auparavant servi comme capuchon ).
Il s'installa près d'un maigre cours d'eau, un petit ruisseau qui s'écoulait doucement et se perdait dans l'obscurité entre les arbres du bois obscur. Le ciel arborait un croissant de lune plus brillant que jamais, et l'eau miroitait les reflets blancs de l'astre de la nuit. C'était presque comme si l'endroit était éclairé, et le ruissellement de l'eau n'était guère gênant, au contraire, ce bruit le préservait des hurlements des loups, de la froideur du vent, des milliers de bruits suspects qui provenaient des ténèbres. Heartless planta son cimeterre dans le sol, en face de la lune, et se regarda dans son reflet.
( Sirius Heartless... et après ? Peux-tu être fier de ce que tu as accompli jusque ici ? Non... t'as rien accompli, mais ça viendra. Tu te souviens ? Il y a longtemps, tu t'étais fait la promesse de ne pas quitter ce monde avant de l'avoir marqué au fer rouge, avant d'y déposer ton empreinte indélébile. Le premier qui se rendra compte de ton ascension sera probablement Gallion Thunderhead. Tu lui en veux ? Pourquoi n'arrives-tu pas à le haïr vraiment ? Il t'a blessé pourtant, il a entaillé ton estime de toi-même, qui t'es pourtant si chère. C'est parce qu'à travers son comportement inexplicable, tu te rends compte toi aussi de tes erreurs ? Lâche, égoïste, narcissique... tu voulais croire qu'un jour où l'autre, le monde t'appartiendrait. Gorilla t'a appris à regarder les choses en face, d'une certaine manière. Comme si une flèche te transperçait le cœur, toutes tes erreurs ont ressurgis devant tes yeux, et tu en es venu à te maudire toi-même. Tu as décidé de ne plus te déclarer ouvertement comme le chef d'un ordre que tu n'as pas encore engendré. Tu as compris que rien ne serait aussi simple. Tu n'as plus rien désormais, plus de navire, plus d'équip... Non... serais-tu déjà en train de récupérer de cette déplaisante expérience. Sans t'en rendre compte, tu t'es fait suivre de personnes aussi paumées que toi, des gens qui te ressemblent à leur manière. Alors... ce rêve idiot d'aventures et de conquête, de gloire et de piraterie romancée... tu ne l'as pas laissé derrière ? Non, comment aurais-tu pu ? C'est ça ou rien, tu ne veux pas, tu ne peux pas vivre d'une autre manière. La vengeance n'est qu'une excuse, un objectif secondaire. Tu veux toujours autant faire partie de ce monde sans pitié et sans conscience, n'est-ce pas. Héhéhé... rien n'a changé, hein ?)
- Pfff... Héhé... Rien n'a changé.
Plongée dans ses pensées, la silhouette inhabituellement calme et apaisée de Heartless se mit à rire. Englouti par les pensées sombres du la nuit, il continua à fixer l'éclat du petit ruisseau, repensant à ses futurs rêves de gloire.
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Dernière édition par Heartless le Jeu 14 Juin 2012 12:39, édité 1 fois.
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