Triste journée.
Le matin kendran était grisâtre, morne et pluvieux. Des goutes tombaient du ciel et ruisselaient dans les rues et ruelles, sur les ardoises des toits, produisant mille sons différents partout alentours. Gurth n’en avait cure, de cette pluie. Qu’il vente ou pleuve, rien ne devait arrêter la course du mal, celle qu’il menait depuis tant d’années. Il s’était juste protégé de l’ondée en relevant le capuchon noir de sa bure, sur le sommet de son crâne chauve. L’imposante masse noirâtre qu’il formait déambulait ainsi dans les rues, flanquée de deux autres silhouette, l’une musclée et massive, l’autre ridiculement petite, et ailée. C’est ainsi que le trio arriva sur le marché de Kendra Kâr.
L’endroit n’avait de marché que le nom. La place où il arriva était presque vide. Les rares échoppes qui s’étaient installées avaient grise mine, sous l’averse, et une trop faible clientèle stagnait là, badaudant sans plus de motivation à l’achat. C’était un bien triste marché, sans chapelets de saucisses, sans étals remplis de fruits et de légumes, sans crémier hurlant la fraicheur de ses fromages, pendant qu’un maraicher faisait gouter ses produits. Aucun poissonnier, boucher, brasseur, tanneur, fermier, éleveur, tailleur, vendeur. C’était un marché mort. Et Gurth déplora cela. D’une moue peu satisfaite, sous sa bure détrempée de laquelle dégoulinait le sang séché et accumulé pendant toutes ces années, et qui laissait maintenant une traînée rougeâtre partout où il allait, sous la pluie, il avança, immense tant par la taille que par l’embonpoint.
Il n’avait cure des deux gardes du corps qui le suivaient inlassablement, cette aldryde archère et ce barbare humain, fier de son arme énorme fixée dans son dos. De ses yeux clairs, sous ses sourcils épais, il repéra un endroit qui ne semblait pas délaissé par le monde. Un endroit qui ne le serait jamais vraiment, certainement : un bar ouvert. Un simple comptoir à moitié couvert, dont le patron servait à boire malgré le temps à deux personnes accoudées au tréteau de bois. Un paysan et une jeune femme. Il n’avait aucun intérêt à leur parler, sinon pour leur dire de lui laisser de la place. Et il ne le fit même pas : Crachant par terre, il alla s’assoir sur un tabouret libre, qui grinça sévèrement sous son poids, et s’adressa au barman sans la moindre amabilité.
« À boire ! Et ne me fais pas regretter les bières tuloraines. »
Le tenancier obtempéra en jetant un regard un peu apeuré vers le mastodonte encapuchonné qui venait de s’adresser à lui. Il lui servit une chopine d’ale bien fraiche, au col bien mousseux, dont Gurth s’empara sitôt qu’elle lui fut donnée, sans même demander si ses deux anges-gardiens avaient soif, eux aussi. Tout en buvant une première grande gorgée, noyant sa barbe de mousse sans la moindre considération pour les bonnes mœurs et la présentation, il posa son regard pâle et inquiétant sur les deux inconnus qui devisaient là, sous la pluie.
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Gurth Von Lasch - l'Ogre de TulorimJe hais les testaments et je hais les tombeaux ; Plutôt que d'implorer une larme du monde, Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde. (Baudelaire - Le mort joyeux)
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