L'intervention de l'Exilé avait su éveiller en Hivann ses plus grands instincts de survie. Même lorsqu'il avait fuit la prison de Darkhàm, jamais il n'avait couru aussi vite. Il ne fallut qu'une fraction de seconde pour qu'il se jette à travers l'entrée de la salle, débouchant sur un couloir étonnamment bien plus éclairé qu'il ne l'aurait pensé. Il pris un très court instant pour lui-même, espérant pouvoir fermer la porte derrière lui, mais ce fut peine perdue : il n'y en avait pas. Il ne pouvait donc pas traverser directement la totalité du couloir, jusqu'à là où devaient très certainement se trouver les "quartiers" de la créature... ou au moins une autre salle que celles qui servaient à la torture, qui soit encore susceptible de contenir quelques uns de ses équipements.
L'objectif, à l'instant, était avant tout de réussir à se cacher quelque part, dans l'une des autres salles, avant de pouvoir avancer jusque là où le souhaitait. Mais il n'avait pas le temps de penser à cela plus longuement. Quelques secondes allaient suffire à ce que l'Exilé et ce qui restait d'Umordîl ne le rattrapent. Aussi, en ayant entamé sa course, il ne passa pas plus de portes. Il se contenta seulement d'entrer dans la première salle qu'il put atteindre... au moment même où il lui avait semblé entrapercevoir la longue jambe de son poursuivant informe, juste en train de franchir le seuil de la chambre de torture qu'il venait de quitter... Mais il put bénéficier d'une certaine chance qu'il n'avait pas eue plus tôt : en arrivant dans la salle, il aperçut une lourde porte, toujours attachées à ses gonds. Il eut bien heureusement le réflexe de la pousser avec autant de force qu'il le put. Cela ne suffit malheureusement : la main démesurément griffue du monstre avait passé l’entrebâillement pour empêcher la fermeture de la porte. Et à la grande surprise de Goont, qui imaginait en ce monstre une force plus axée sur la magie, il eut une peine considérable à garder sa position. Un instant, il crut même qu'il allait chuter, laissant irrémédiablement l'Exilé pénétrer la sombre salle pour en finir avec lui. Mais c'était sans compter sur le crochet qui l'avait sauvé un peu plus tôt.
"Dégage !" hurla-t-il sans pouvoir se contrôler davantage.
Et alors, dans un balancement de bras, le magicien planta son arme de fortune sur le dos de la main informe de son poursuivant. Il sentit alors la pointe traverser la chair pour aller racler la porte de fer, alors qu'un cri strident retentissait de l'autre côté. D'un coup, elle disparut alors, laissant l'opportunité au mage de pousser l'obstacle jusqu'au bout, et de faire bien heureusement coulisser un loquet qui allait rendre cet endroit infranchissable... Du moins pendant un moment. Mais alors qu'Hivann venait toujours de bénéficier d'un moment de répit, il entendit une complainte étrange. C'était l'Exilé, et la complainte était logique compte tenu de la blessure, mais c'était le contenu de ses paroles qui était étrange...
"MON ŒIL ! criait-il. Il m'a crevé l’œil ! Je vais t'étriper, mage ! Je vais tanner ta peau pour en faire tapis, sculpter tes os pour en faire des couverts et je vais me faire un régal de tes boyaux ! Et je vais te garder en vie le plus longtemps possible que tu profites de chaque seconde que je vais passer avec toi !"
Il y eut un moment de pause. Ces paroles étaient démesurées, mais elles n'étaient pas sans impact sur la peur du géomancien. Il ne pouvait pas l'expliquer, mais il était certain que l'Exilé allait réaliser chacune de ses menaces. Puis il reprit.
"Toi, tu vas garder la porte. Tu entends, mage ? Ton cher compagnon nain va rester là ! Tu te croyais malin, n'est-ce pas ? J'ai la clé de ce loquet ! Je n'ai plus qu'à aller la chercher ! Ce n'est qu'une question de temps avant que je n'ouvre cette porte et que je découpe ta peau grassouillette !"
Puis il s'éloigna. Goont entendit les pas traînés du monstre devenir plus léger, et l'ombre d'Umordîl vint se placer sous la porte, couvrant la lueur des torches du couloir. Et petit à petit, le vieil homme put voir ce qu'il craignait : la création d'une large flaque de sang qui s'étalait jusque sous lui. Il n'avait donc pas rêvé... Son ancien compagnon était bien en train de le traquer en marchant sur ses propres moignons. Il était dans un état de manipulation total. A l'intérieur, il devait souffrir atrocement... Mais il n'avait pas le temps de s’apitoyer sur le sort du nain. Sujima, sa fille, serait déçue, mais il devait toujours un moyen de rester avant tout en vie. Alors il s'avança un peu plus dans l'obscurité de la salle qu'il venait de transformer en sa propre cellule.
Il ne voyait que trop peu de choses dans l'ombre, mais si l'architecture était similaire à celle où il s'était réveillé, le contenu était différent. Pas de torture ici. Il y avait davantage de bêtes, avec quelques tables comportant des instruments chirurgicaux qui avaient l'air mieux entretenus que précédemment. Beaucoup de rats étaient enfermés dans des petites cages, dociles, et certains gisaient le corps ouvert sur certains tables. Il y avait même des bocaux remplis d'insectes. Que des parasites susceptibles de vivre ici bas, dans les ruines. En somme, il comprit très vite l'intention de l'Exilé.
"Il fait des expériences sur ce qu'il trouve... Les yuiméniens n'échappent pas à la règle..."
Beaucoup d'éléments de recherche au nom de la science, mais rien qui ne semble lui permettre de s'en sortir. Par d'armes, pas de potions aux effets salvateurs, par d'accès vers l'extérieur... Rien. Mais c'est alors qu'il vit une autre cage dans un coin de la salle. Beaucoup plus grosse que celles qui enfermaient les rats. Il pensait d'abord à une caisse de fortune qui renfermerait encore d'autres outils chirurgicaux... mais en s'approchant plus près, et en habituant ses yeux à l'obscurité, il y vit la présence d'un être des plus étonnants. La cage était beaucoup trop grande pour un rat, mais encore plus petite pour l'être qui l'habitait. Celui-ci remua un instant la queue, faiblement, puis leva le museau de son épaule pour laisser apparaître de yeux brillants qui traversaient les barreaux de son clapier.
"Par ma famille... Tu es un liykor ?"
L'être ne quitta pas son interlocuteur des yeux. Même dans l'ombre, Goont pouvait voir qu'il était fatigué. Il ne le voyait pas encore très bien, mais il savait qu'il devait avoir subi plus de tortures et d'expérimentations que n'importe quel autre détenu ici.
"Sommeil, gémit-il d'une voix faible et caverneuse. M'avez réveillé, rawf ! Besoin de dormir."
L'ynorien se désespéra. Ce loup probablement déviant était la seule aide dont il pouvait bénéficier. Mais il avait besoin plus que jamais de lui. Il avait toujours eu quelques préjugés contre cette race, y voyant une trop grande bestialité malgré la servitude des bratiens. Mais si jamais il devait s'en sortir avec lui, à l'instant, il lui en serait probablement reconnaissant à tel point qu'il changerait tout son jugement.
"Eh ! Liykor, j'ai besoin de toi !"
"Pars, rawf ! Ton affaire n'est pas la mienne."
"Qu'est-ce qu'il t'a fait, au juste, pour que tu restes ici ?"
Le loup resta silencieux. Goont chercha alors sans attendre un moyen d'ouvrir la cage. Il vit très vite un loquet tout en bas, mais il y avait plus étonnant encore... Les barreaux étaient particulièrement dessoudés. Il lui suffit de tirer légèrement en arrière pour en retirer trois, laissant amplement la place au vieux lupin pour passer.
"La porte n'est plus un obstacle."
"Arrête, c'est mal ! rawf !" faisait-il alors que les barreaux étaient retirés petit à petit.
"Tu aurais pu partir toi-même mais tu ne l'as pas fait. Pourquoi ?"
Le vieux loup se remit de nouveaux en boule, comme lorsque l'homme l'avait trouvé. Il grogna un instant pour lui, puis il jappa d'un air craintif.
"C'est sécuritaire ici. Si je ne sors pas, c'est sécuritaire."
"Tu vas te laisser faire ? Tu comprends ce qu'il te fait ?"
"Tant qu'il ne me voit pas hors de ma cage, c'est sécuritaire. Il se tint au silence pendant un moment, alors que Goont essayait encore de trouver un quelconque accès à l'extérieur. Puis le bratien reprit la parole. Les épines. Quand je ferme les yeux, les épines sont partout. Rawf. C'est abominable."
"Si tu restes ici, tu verras encore ces épines, quoiqu'elles t'aient fait."
"Je les hais. Les épines sont affreuses. Rawf. Elles sont comme les bêtes et ma tête comme un bocal. Je les sens gratter mes tempes. Elles grincent. Et c'est comme un brouillard."
Quelques minutes avant, Goont se désolait de ne pas avoir pu trouver une autre aide. Mais à mesure qu'il écoutait le bratien parler, il sentait une peine plus grande monter en lui. Il eut alors l'étrange sentiment de vouloir lui venir en aide, plus que de vouloir son aide. Bien entendu, il n'oubliait pas ses objectifs principaux : s'enfuir, trouver le fusil et partir des ruines.
"Tu ne peux pas rester ici, tu m'entends ? Si tu restes, les épines vont casser ton bocal."
"Je ne veux pas qu'elles cassent, rawf."
"Alors tu dois venir avec moi. On doit trouver un moyen de partir d'ici."
"Plus sécuritaire, ici ?"
"Non, ce n'est plus sécuritaire."
"Mais je ne peux pas... Rawf, les barreaux."
"Je viens de les enlever..."
Le loup leva encore le museau et se redressa cette fois-ci faiblement sur ses pattes. Il était encore dans une position animale, mais très doucement, il laissa passer sa truffe. Et quand il vit que ses joues dépassaient une certaine distance, il comprit qu'il n'y avait plus d'obstacle. Il sortir alors, hésitant avec les pattes, puis quand il fut entièrement dehors, il s'assit sur son arrière-train en fixant la cage. Il semblait qu'il ne comprenait pas comment cela lui avait été possible de sortir. Goont eut alors enfin l'occasion de mieux voir son compagnon d'infortune. C'était un loup brun, le pelage parsemé de quelques poils blancs. Mais à travers celui-ci, on pouvait encore voir de nombreuses cicatrices, relativement symétriques, d'intentions ostensiblement chirurgicales. Sur son crâne, notamment, les poils étaient rasés et l'on pouvait voir une découpe parfaitement droite, partant de l'arrière de la tête jusqu'au début du museau, passant entre les oreilles. Quoi que l'Exilé ait pu faire, il avait trafiqué l'esprit de ce pauvre bougre.
"Voilà, tu es sorti. Maintenant, tu connais une sortie ?"
"Il y a un garde de sang devant la porte."
"C'est Umordîl, il est manipulé."
"Il saigne beaucoup, rawf." fit-il en concluant d'un mouvement de la truffe vers le bas de la porte.
Le prisonnier alla marcher un peu autour de la salle, alors que Goont le suivait d'un air anxieux. Et heureusement, il ne fallut pas bien longtemps avant qu'il ne se manifeste.
"Il y a les potions, derrière les cendres."
"Quoi ?" demanda le mage, incrédule.
"Là."
Il aboya une dernière fois avant d'aller se dressa sur ses pattes arrières, reprenant une taille humaine. Il gratta un mur qu'il avait pourtant semblé à Goont de l'avoir déjà inspecté. Puis il finit par attraper un tout petit objet circulaire. Il tira faiblement, jusqu'à pouvoir faire coulisser un large tapis de poussière un peu plus haut. Il s'agissait de la poignée d'une espèce de vieux tiroir. Et en regardant à l'intérieur, sans y voir quoique ce soit, le liykor répéta ses paroles plus clairement.
"Là, je sens de la cendre. Il y a le feu des fois, mais derrière l'odeur, je sens les potions."
"Qu'est-ce que c'est que ça ?"
"Ça me revient, rawf. Des fois, il y met les rats morts. Puis il y a du feu. Mais des fois, je sens encore d'autres odeurs."
"C'est un four ?"
"Oui, voilà, rawf, un four. Mais un four pour tout."
"Un four nain je suppose... Il devait servir à l'incinération à l'époque, et maintenant, l'Exilé s'en sert pour tout. Tu dis que tu sens des potions ?"
"Oui. C'est en bas. Je crois que c'est tout tout en bas."
"Tu sens autre chose ? L'Exilé, tu le sens ?"
"Je sens ses traces. Il a été en bas il y a peu, mais plus maintenant, rawf."
D'un coup, Hivann afficha alors un visage tiraillé de peur. Il venait à l'instant de réaliser que l'Exilé était certainement sur le point de faire marche arrière pour ouvrir la porte. Cette salle tout en bas, avec les potions, était probablement celle où vivait essentiellement le monstre, où il cuisinait avec le four, où il rangeait ses fameuses clés... Et c'était aussi probablement là que devaient se trouver ses biens les plus importants. Peut-être même Goont allait-il pouvoir retrouver ses affaires. C'était dangereux, mais c'était pourtant le meilleur moyen pour eux de s'en sortir en vie.
"On doit y aller, c'est le seul moyen ! Il est déjà en route pour ouvrir la porte !"
"J'ai peur du feu, rawf."
Le corps du loup sembla se crisper sous la peur. Mais à sa propre surprise, Goont s'était sentit bien plus empathique qu'avec n'importe qui. Peut-être était-ce son animalité ou sa fragilité. Mais plutôt que de simplement partir seul dans cette cheminée qui allait l'emmener tout en bas, il attrapa les épaules du loup, le fixant dans les yeux.
"Quel est ton nom?"
"Je ne sais pas, rawf..."
"Alors je vais t'en donner un. Rawf, voilà. Écoute-moi, Rawf. J'ai besoin de toi. Je ne vais pas m'en sortir seul. Et je ne compte pas te laisser là, tu te ferais tuer. Il n'y a pas de feu en bas, seulement notre échappatoire. Alors vas-y et je te suis."
Le loup trembla encore un peu, mais il réussit à devenir un peu plus serein. Après encore une longue hésitation, il tira le tiroir en entier pour y plonger le museau. Encore une fois, il avait peur, mais poussé par la volonté de son compagnon, il se décida enfin à y balancer tout son corps. Un frottement métallique dévala tout le long de la cheminée mais atterrit heureusement pas très longtemps après la chute du pauvre liykor. Il jappa un instant, témoignant de sa survie, puis le mage y plongea lui aussi la tête.
"Je n'arrive pas à croire que je fais ça..."
Lui aussi hésita encore. Bien plus longtemps que Rawf, d'ailleurs. Mais après un moment, il se décida enfin à y aller. Ton gros corps bascula et fit fermer le tiroir derrière lui. Ses vêtements et sa peau frottaient contre la paroi de la cheminée, le brûlant avec la vitesse, mais enfin, il atterrit tout en bas... Sur la patte du loup qui, lui, était tombé sur les restes d'ossements de créatures et humains qui avaient probablement, autrefois, partagé sa cage et sa table d'opération. Et parmi ces éléments qui en faisait une vision d'horreur, un détail qui avait échappé au mage et à la victime. Une chose à laquelle ils n'avaient pas pensée en descendant.
La porte du four était fermée.
_________________ Multi de Ziresh et Jôs.
Ser Hivann Goont, Archer-Mage niveau 10.
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