La partie commençait mal. On avait lancé les dés une première fois, pour une première partie, et cela ne se déroulait pas bien. Suivant des règles que seuls les gobelins et quelques mercenaires connaissent, le jeu avançait à son rythme, mais les divers revers de fortune qu’infligeait l’adversaire de Zwoerd à son score lui fit rapidement perdre sa bonne humeur. Les séries de lancés de dés se suivaient et se ressemblaient, et le public ne contenait pas son angoisse. En effet, les autres Sekteg pariaient également sur les lancés, prenant parti, tout au long du jeu de dés, pour l’un ou l’autre des joueurs principaux, qui s’évertuaient à inventer de nouvelles règles et à rivaliser de mauvaises foi lorsque le score penchait du mauvais côté des joueurs, c’est-à-dire de l’adversaire.
Lorsque l’égalité s’établit entre les joueurs, Zwoerd avait perdu beaucoup dans la dernière manche, et il se sentait perdre toutes chances de victoire. Jouant toujours, il essayait cependant de retirer ses pièces du jeu et ainsi abandonner la partie en cours afin de ne pas risquer sacrifier tout son capital. Bien sûr, son adversaire, ce grand et sec gobelin bleuâtre que Zwoerd apprit à détester pendant cette partie, ne voulait rien savoir. Il était fébrile, il était sûr de gagner, persuadé que les difficultés de Zwoerd allaient s’aggraver et qu’il allait remporter les dix yus. L’arrogance de Wosnf, car tel était son nom, continuait d’angoisser notre héros, qui se montrait de plus en plus insistance pour retirer son or. On en vint à se griffer, à crier et à essayer d’impressionner l’autre avec les cris suraigus que l’on connaît aux gobelins mâles.
Bientôt, la tendance s’inversa, Zwoerd reprit l’ascendant et contenance. Il jouait de plus en plus vite, gagnant coup sur coup, au grand dam de Wosnf et sous les cris excités du public de peaux-vertes. Ce fut à son adversaire bleuâtre de paniquer et d’essayer reprendre ses gains. C’est ainsi que l’on faisait chez les Sektegs. Lorsqu’enfin Zwoerd remporta la partie, Wosnf hésita à offrir la mise au vainqueur. On l’agonit d’insultes et notre protagoniste alla même jusqu’à lui jeter des morceaux de terre qui traînaient à ses pieds, tentant même de griffer les bras du pauvre perdant, ce qui excita la soif de sang de toute la coterie.
Enfin, Wosnf donna la somme à son adversaire. Bien sûr, ses dents étaient compressées, et son regard lourd de menaces. Le gobelin prit tout de même la somme, n’hésitant pas à se vanter. Alors qu’il déposait ses gains dans sa bourse, Wosnf, d’un geste maladroit provoqué par la colère, frappa d’un coup de bâton son crâne. Zwoerd tomba sur le sol crasseux et humide, sonné, tandis que le bleuâtre, uniquement retenu par sa faible conscience, se contentait de le blesser avec toutes sortes de formules peu gracieuses au sujet de sa mère.
Trop sûr de son coup, l’infâme bleuâtre commença à son tour à se gargariser, continuant à traiter Zwoerd de tricheur et sa mère de garce sans nom. C’était sans compter sur la rage de ce dernier, qui, soudainement, se releva et bondit, la lame au clair, sur son adversaire. Avant même qu’il ne comprenne ce qui lui arrivait, Wosnf encaissa un coup de poignard dans le bas du dos. La lame, avide de sang, s’enfonça sans difficulté et avec une rapidité fulgurant, transperçant les haillons et les chairs du malheureux, qui poussa un cri de surprise et de douleur, incapable de réagir efficacement. Avant qu’il ne puisse esquisser le moindre mouvement, Zwoerd s’était déjà agrippé à lui, tentant à nouveau de planter son arme dans les côtes de sa victime, de le mordre à l’épaule avec ses dents pointues. Une lutte rapide s’engagea entre les deux gobelins, le premier essayant de se dégager de l’emprise délétère du traître, le second d’infliger le plus de blessures à l’autre. L’étrange balais ne dura qu’une poignée de secondes, mais les gestes étaient sauvages, désespérés. Ils se secouaient en tous sens, leurs bras gesticulaient, leur gueule exhalaient des cris à vous percer les tympans.
Enfin, Wosnf réussit à renverser son bourreau et prendre la fuite. De nouveau à terre, Zwoerd, la lame ensanglantée, les yeux brillants, sauta sur ses pattes et le poursuivit sans lui laisser une seconde une seconde de répit. Avant même que sa proie n’atteigne la sortie, il lui saisit la jambe qu’il mordit de toutes ses forces, de toutes ses petites dents aiguisées. La réaction fut immédiate, et notre héros reçut en pleine mâchoire un violent coup de patte qui lui fit lâcher prise. Lorsqu’il s’en remit, Wosnf avait déjà pris quelques secondes d’avance dans les labyrinthiques souterrains kendrans.
Le sang qui coulait de son nez rendait fou de haine Zwoerd, mais il savait parfaitement où allait se réfugier son adversaire. Malgré sa douleur à la tête, son esprit tournait à pleine vapeur, et, tandis qu’il poursuivait le boiteux, ses manigances implacables planifiaient les pires suppositions. Le silence sépulcral des égouts était à chaque seconde brisé par la course folle des deux petites créatures. La poursuite, épuisant les énergies des deux êtres, traîna en longueur. Le bleuâtre n’arrivait pas à semer son adversaire, lequel mangeait trop doucement l’avance qu’avait pris Wosnf. Bientôt, les boyaux cessèrent de faire résonner les pas brusques des combattants. Les ténèbres n’offraient plus aucune information à Zwoerd. Le bleuâtre était à présent indécelable, mais il était également immobile. Sûrement trop blessé à la jambe, il avait préféré se terrer dans quelques tas d’ordures plutôt que de prendre le risque d’être rattrapé par son poursuivant et la lame de son couteau.
C’était sans compter sur la haine que lui portait à présent Zwoerd, et sur la détermination que ce sentiment avait fait naître en lui. N’abandonnant pas si facilement sa vengeance, il renifla le sol, cherchant un indice, peut-être un peu du sang frais que la jambe du bleuâtre avait abandonné pendant la poursuite. Aux aguets, reniflant toujours, il ne tarda pas à déceler un peu de ce liquide honni et à suivre la piste qu’il formait. Le dos courbé, les deux mains aux sols, il marchait comme un singe. Lentement, il pistait l’adversaire, le sang réchauffé, le couteau à la main. La ligne noire et discontinue se tortillait, formait des arabesques, bifurquait en de larges arcs de cercle, se mélangeait parfois à un quelconque fluide croupissant des égouts. Zwoerd en oublia tout le reste, suivant, comme ensorcelé, le balais sanglant, présumant que sa proie avait déjà accepté sa défaite, qu’elle s’était écroulée sur un tas de merdes où elle attendait le coup fatal. Grand-tort lui prit ! A la croisée de deux tunnels, Wosnf avait recouvré empire sur lui-même. Son sang froid revenu, il avait pu raisonner et avait compris que la bataille était trop mal engagée pour qu’il la gagne frontalement. Il s’était donc caché dans l’ombre d’un couloir et attendait, patient, le bâton levé, que la sale gueule de Zwoerd apparaisse. Alors il lui écraserait sa maigre arme en plein sur le crâne, le tuant instantanément.
Lorsque Zwoerd atteignit le carrefour où se tapissait Wosnf, il reçut un coup terrible sur le dos. Le bleuâtre, sûr que son adversaire arriverait debout, droit comme un i, prêt à recevoir son cadeau dans la position la plus favorable, n’avait pas envisagé de le voir à quatre pattes, et lorsqu’il comprit que cette chose qui avançait dans le couloir était son ennemi, il prit panique et frappa à l’aveugle, perdant d’un coup contrôle de soi et maîtrise. La bastonnade commença aussitôt, et une pluie de coups de bâton mit alors Zwoerd à terre, qui glapit comme un chiot qu’on réprimande. Se protégeant dans un premier temps la tête, il ne tarda cependant pas à rouler sur lui-même, se rapprochant des jambes de Wosnf et réduisant l’intensité des coups. Son couteau mordit sans difficulté le pied du bleuâtre, qui cessa de frapper, happé par la douleur. La dague commença un macabre va-et-vient dans les jambes du pauvre gobelin, qui sentit ses tibias se faire transpercer et ses doigts se détacher de son pied. Envahi par la peur, il tenta de reculer, mais l’emprise de Zwoerd le fit trébucher, offrant ainsi tout son corps aux morsures du poignard, qui s’empressa de remonter jusqu’au ventre pour dévorer son estomac.
Les cris du bleuâtre se transformèrent en pleurs, mais ses griffures, à mesure que Zwoerd remontait sur tout son corps, étaient toujours plus profondes, lacérant ses haillons et atteignant parfois son cou, sa nuque et le bas de son visage. Collés l’un à l’autre, le poignard n’était plus d’aucune utilité. Son possesseur l’abandonna sur la hanche de son adversaire, qu’il commença à mordre à la gorge, à griffer à la gueule. L’affrontement était sauvage, terrifiant, entre ces deux gobelins redevenus de simples bêtes furieuses. Tous les coups étaient portés, surtout les plus bas, mais la victoire fut acquise à Zwoerd lorsque ce dernier réussit, à l’aide de ses doigts griffus, à transpercer l’œil droit du malheureux, dont le sang coulait comme d’un volcan, brûlant et noir comme la bile. Incapable de faire quoi que ce soit, Wosnf, absolument terrifié, implora la pitié de son assassin, levant les mains au ciel, en signe de soumission. Sourd à ses cris pitoyables, Zwoerd continua son œuvre, et bientôt toutes ses griffes fondirent sur la gorge vulnérable du misérable, qu’elles fouaillèrent avec un entrain sinistre. Il tenta à nouveau de se protéger, avant de pleurer et d’implorer merci, puis se défendit à nouveau. Ce manège dura encore un peu, bien que la résistance du bleuâtre faiblissait à mesure que son sang coulait de sa gorge, de son ventre, de son visage dévastés.
Lorsque sa voix mourut dans sa gorge, et lorsqu’il laissa retomber ses longs bras de singe, Zwoerd, les dents couvertes d’hémoglobine, les griffes encrassées des chairs de Wosnf, un rictus ignoble collé aux lèvres, fut satisfait. Martelant la poitrine du mort avec son poignard, il libéra sa hargne sur le perdant avant de tomber entièrement sur le cadavre, épuisé. Malgré son souffle haletant et sa fatigue, un rire rauque et franc naquit au fin fond de sa gorge et vint mourir dans l’immensité des égouts de Kendra Kâr.
_________________ Zwoerd, Sekteg, Voleur
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