Se rendant vite compte que parler n'avait aucun effet sur l'humeur de Lydia, Victoire finit par se taire, fermant simplement les yeux. La soldate paniquait, ce qui faisait peur à l'adolescente, le sang froid de Lydia lui paraissant si inébranlable qu'une telle attitude était pour le moins révélatrice de leurs chances de survie. Victoire se dit que si elle mourrait là, contre ce muret de vieille pierre, assise sur le chemin de terre, son cadavre resterait à pourrir, sans sépulture. Peut-être deviendrait-elle un spectre, un spectre de vengeance et de souffrance?
L'archère se saisit de son arc, aux aguets. Passivement, Victoire tendit l'oreille et, en effet, au bout d'une bonne vingtaine de secondes elle perçut elle aussi le son de plus en plus proche d'une charrette se rapprochant. Elle aurait été étonnée si l'apathie ne l'avait pas autant touchée, mais elle ne se posa aucune question, juste heureuse que le long calvaire soit sur le point de s'arrêter.
Quand le marchand de vin fut à leur niveau, Lydia alla négocier leur place à l'arrière, derrière l'unique mais imposante barrique. Elle fit finalement signe à Victoire de la rejoindre. La jeune fille se releva avec difficulté, ne parvenant à se mettre debout que par la force de l'espoir. Elle avança, passant devant le caravanier dont le regard plein de pitié s'arrêta sur sa frêle et fragile silhouette. Il avait l'air bourru, portant une barbe mal taillée et tirant nonchalamment sur la pipe logée au coin des lèvres, mais il n'avait pas l'air dangereux.
Victoire monta à l'arrière, s'installant à côté de Lydia qui déjà s'était allongée, reposant ses muscles endoloris. L'homme proposa un peu de nourriture, à savoir un crouton de vieux pains et des haricots. Lydia laissa Victoire se servir la première, ne délaissant pas même en cet instant le rôle de protectrice qui avait échu sur ses épaules.
La jeune fille la remercia silencieusement, mâchant péniblement quelques haricots qu'elle eut tout le mal du monde à avaler. Elle savait qu'il lui faudrait reprendre des forces, mais le simple fait de mâcher lui était pénible. Elle tendit finalement ce qu'elle n'avait pas mangé à Lydia, lui en laissant de fait une bonne partie, considérant la maigreur du repas.
Souriante, Lydia énonça avec satisfaction l'endroit où se rendait le marchand: le duché de Valorian. Victoire se figea, des sueurs froides passant le long de son échine. Non, ce n'était tout simplement pas possible, elles avaient marché vers l'Ouest, elle en était sûre... Soit il y avait erreur, soit... Ce serait-elle trompée? Elle n'avait en effet jamais trop fait attention au chemin, avançant simplement, vers la direction qu'elle croyait la bonne. Elle avait du mal à réfléchir, son cœur s'emballant, alors que les images de mort et de terreur revenaient en sa mémoire.
Valorian, le duché de Tristan. L'antre du monstre qui lui avait arraché les parcelles de son âme une la une, à cause de qui tout était arrivée. L'homme qui avait tué sa mère, son père, ses frères, Godefroy et par la faute de qui Beauclair n'était plus qu'à présent une proie des orques, un village brûlé dont les habitants pourrissaient dans les ruelles. Il était l'engeance du mal, le canal que le destin avait choisi pour briser sa vie. Il était la cristallisation de sa colère, de sa peur, de sa haine, de sa tristesse.
Son regard se porta à la chevalière, toujours à son annulaire droit. Des larmes commençaient à couler sur ses joues, des larmes chaudes, tandis que sa gorge s'était nouée. Lentement elle essaya d'ôter le bijoux de famille, la dernière preuve de son identité, se rendant cependant vite compte que sa main avait gonflé et que la bague ne partait pas.
Une nouvelle vague de panique la saisit. Elle posa alors ses yeux dans ceux de Lydia, montrant par là-même que ce n'étaient pas là des larmes de soulagement qui coulaient, mais des larmes d'horreur. Elle avait envie de sauter à la gorge de sa sauveuse, de l'étrangler de toutes ses forces en hurlant qu'elle s'était faite piégée, que c'était une traitresse. Mais après toutes ces épreuves, tout ce que la femme lui avait donné, sans contrepartie, Victoire était bien incapable de la haïr.
Les bras de la jeune fille s'ouvrirent, allant enserrer le cou de Lydia, dans une étreinte pleine d'émotion. C'était un geste simple, presque fraternel, mais si elle ne pouvait la haïr, alors elle avait besoin de lui faire confiance. Lydia était le dernier avatar de la foi en l'humain que possédait Victoire. Si elle se dérobait...
Dans tous les cas, elle ne pourrait le savoir qu'en se dévoilant, en prenant un risque, comme Lydia en avait pris depuis leur triste rencontre. C'est donc avec une voix pleine de douleur et de sincérité, une voix presque éteinte, juste à l'oreille de l'archère, que Victoire lui conta:
"Valorian a détruit ma famille..."
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