Dehors tout avait repris sa place. Il y avait du soleil malgré quelques nuages blancs et la vie emplissait les rues. L'après-midi était déjà bien avancé, touchant presque à sa fin même. Plus de trace du monstre, comme s'il n'avait pas existé. C'était toujours ainsi, tous les malheurs finissaient par disparaître et personne ne s'en rendait plus compte.
Je cheminai dans les ruelles, seule pour une fois. J'avais presque perdu l'habitude d'être livrée à moi-même, et mine de rien je me sentais plus en sécurité avec Aglaeka à mes côtés. Même si j'avais rarement risqué de passer l'arme à gauche aussi souvent en un aussi court laps de temps...
Je croisais toute la faune oranienne: des nobles qui se croyaient important, le visage bouffi par l'opulence, des marchands arpentant les rues d'un pas pressé, des enfants qui piaillaient comme des moineaux en rut, des guerriers chauves tenant leur sabre sur le flanc, des prêtres en robe blanches, jaunes ou oranges, quelques mendiants et des femmes à la coiffure impeccable. Décidément on se sentait toujours étranger à déambuler autour de toute cette population si spéciale.
Je m'arrêtai un moment devant un petit étal duquel une fumée appétissante s'échappait. Un gros monsieur en robe bleue distribuait des brochettes de poisson et de viande à quelques travailleurs ayant terminé leure journée de labeur. Je m'installai sur un des petits tabourets de bois, passant commande à grand renfort de gestes et d'imitations. Je n'eus pas ce que j'avais commandé, mais je n'y perdis rien au change, une grosse et délicieuse crevette fumante pendouillant de son pic. Je m'y pris à plusieurs fois, mais finis par vaincre cette créature et l'engloutir dans mon délicat petit gosier féminin.
Une fois la ripaille avalée je repartis à l'aventure dans la soirée naissante. Mes pas me menèrent dans un quartier vivant, où des spectacles en plein air été donnés et où des artistes exposaient leur estampes, la plupart du temps à caractère érotique. Mon regard fut attiré par une petite scène sur laquelle une jeune femme se produisait. Elle était habillée d'un drapé rose clair, le visage totalement blanc et les cheveux noués dans un chignon des plus complexes. Elle tenait une petite ombrelle noire et blanche qu'elle bougeait lentement sous le son d'une musique assez lancinante. Elles faisaient des petits pas féminins, tournant parfois sur elle-même dans une chorégraphie étudiée et compliquée.
C'est alors qu'entra sur la scène un homme déguisé en singe, portant un masque brun ainsi qu'une grande barbe blanche et des cheveux dans un désordre calculé. Sa voix s'éleva, dans la langue locale mais en intensifiant chaque syllabe, entre le théâtre et le chant. Il s'approcha de la femme en levant les bras, celle-ci se reculant prestement alors que la musique s'accélérait.
Je sentis alors une présence à mes côtés, plus marquée que celle des autres spectateurs. D'ailleurs une voix s'éleva en langue commune, une voix très douce et sensuelle, emplie de mystère:
"Ce n'est pas une femme qui joue. C'est un homme, nous autres ne pouvons plus monter sur scène."
Je me retournai, posant les yeux sur une jeune demoiselle aux longs cheveux noirs, habillée d'une de ces belles robes traditionnelles de couleur rouge. Son visage était très fin et à la beauté rare, très pâle mais sans maquillage. Ses prunelles avaient la couleur de la nuit, ce qui lui allait très bien. Elle me fit un petit signe de tête que je rendis.
"La pièce s'intitule Kitsune to tengu, c'est une pièce locale du théâtre Kabuki. Le jeune homme joue une kitsune, goupil dans votre langue. La goupil a quitté les siens parce qu'elle est tombée amoureuse d'un jeune samurai. Malheureusement elle peut vivre plus de mille ans, et le samurai est mort de vieillesse. Elle vient donc prier sur la montagne le tengu pour qu'il fasse revenir son amour perdu. Mais le tengu ne peut pas, il est de ceux qui punissent les vaniteux, les orgueilleux et ceux qui transgressent les lois, il ne fait pas de miracle. La kitsune ne le supporte pas et décide de se laisser mourir... C'est vraiment triste vous ne trouvez pas?'
Je ne l'avais pas quittée des yeux, captivée par sa façon presque intime de raconter cette histoire. Et en effet sur scène le jeune homme aux traits très féminins chantait sur un air mélancolique. Je ne pus cependant pas garder mon attention bien loin de la jeune femme. Celle-ci sourit, se présentant alors:
"Mon nom est Akane. Cela veut dire rouge profond. -Je m'appelle Isulka. -Je vais devoir m'absenter hélas... Appréciez votre séjour Isulka. -Merci, bonne soirée à vous."
Elle s'inclina avant de se glisser avec aisance à travers le public. Je la vis rejoindre discrétement une ruelle derrière un bâtiment à étage. Alors que j'allai reporter mon attention sur la pièce je vis un homme plutôt costaud se diriger vers la même ruelle qu'Akane. Je sus que ce n'était pas mon imagination quand un deuxième s'y glissa après avoir bien vérifié qu'il n'était pas observé. Bien entendu il était armé.
Je jurai, hésitant une demi seconde avant de me diriger dans la direction des problèmes. Je bousculai quelques personnes, pour finalement atteindre l'entrée de la ruelle. Je pus apercevoir le deuxième homme, un gars fin et plutôt nerveux, partir sur la droite. Je le suivis, le son du théâtre se faisant plus lointain à présent. Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre que j'avais vu juste: Akane était dos au mur, les deux hommes souriant bêtement en tenant des lames plutôt aiguisées. Ils lui parlèrent dans leur langue, sans doute pour la menacer. Quand le grand costaud posa la main sur elle j'intervins:
"Laissez la demoiselle tranquille si vous voulez pas d'ennuis!"
Les deux hommes se retournèrent vers moi, s'échangeant alors quelques mots. Le plus petit émit un rire gras avant de me répondre, d'une voix nasillarde et désagréable:
"Casse toi. Pas ton problème. -Casse toi toi-même!" Répondis-je, en serrant mon bâton. La lumière que celui-ci émit fit reculer un instant les deux gus, leur faisant comprendre que c'était moi qui décidait ici.
Une douleur aiguë me saisit dans le dos, m'arrachant un cri de surprise étouffé. Je lâchai mon sceptre sous le coup, sentant la lame se retirer lentement de mes chairs. Le sol se rapprocha de moi brutalement tandis que je m'écroulai de tout mon long. Le visage sur le côté je vis des pieds passer devant moi en courant. Les deux gars s'enfuirent eux-aussi, nous laissant seules Akane et moi. La blessure était profonde, et probablement mortelle. Je ne sentais plus mes jambes, et déjà la peine s'atténuait. C'était mauvais signe, très mauvais signe. Aglaeka ne savait même pas que j'étais là, elle penserait sûrement que je l'avais abandonnée, alors que j'allais juste crever dans une ruelle sombre. Ironie du sort.
Je sentis une main sur mon épaule, puis une douleur lancinante mais très brève alors que l'on me retournait. Ce fut le visage d'Akane que je pus contempler. Elle m'observait, l'air sombre. Au moins je n'allai pas mourir en regardant le caniveau. Piètre consolation.
"Mais qu'est-ce qu'il vous a pris..."
J'essayai de parler mais aucun mot ne put sortir de ma bouche. De toute façon je ne savais pas ce qui m'avait pris, je ne m'étais jamais comporté en héroïne, et je détestais tous ces idiots qui veulent sauver la veuve et l'orphelin. Et pourtant c'est bien comme ça que j'avais agi, comme une stupide fille. C'était la faute d'Aglaeka, elle aurait fait pareil. Pauvre Aglaeka. Stupide vie.
"Ne vous en faîtes pas vous n'allez pas mourir."
"Ah oui tu crois ça?" répondis-je par la pensée. Comme si j'allai survivre à ça, même un guérisseur ne pourrait rien y faire. Je vis pourtant la jeune femme agiter la tête, alors que ses mains se posaient sur mes joues. Elle me regarda dans les yeux, puis vint glisser à mon oreille:
"Tu peux vivre Isulka. Tu as donné ta vie pour préserver ma vertu, et je te dois donc la vie. Si tu le veux je mettrai mon esprit en toi, et tu pourras te relever. Je ne peux hélas pas te sauver autrement, et cela m'affaiblira. Je suis encore trop jeune pour faire plus."
Une possession? Mais qui était cette fille... Et puis je n'avais pas trop envie de me faire posséder par les esprits locaux, j'avais bien vu ce qui est arrivé à cause de ce fichu inugami. Pas question de me faire avoir.
Akane passa sa main dans mes cheveux, et répondit comme si elle avait lu dans mes pensées:
"Je ne suis pas un inugami. Je suis une kitsune, et je te donne ma parole que mon esprit ne t'imposera pas sa volonté. Je te dois la vie, et je décide de payer ma dette ainsi. Moi Akane, je serai ta protectrice jusqu'à la mort. Je ne serai peut-être pas la plus grande des protectrices, je n'ai que cent ans, mais c'est tout ce que je peux faire. Acceptes tu?"
Un sourire, ou plutôt un rictus se greffa sur mon visage. Je murmurai un petit oui, ne comprenant pas vraiment tout ce qui en découlait. La jeune femme me sourit elle aussi, et je fis peu à peu son visage changer, prenant lentement et délicatement les traits d'un animal, d'un goupil comme elle l'avait si bien dit. Bientôt il ne resta d'Akane que ce renard, qui je le remarquai possédai non pas une mais deux queues. Ses queues se frottèrent d'ailleurs l'une contre l'autre, et je sentis une immense chaleur m'envahir, mes sens revenant et ma douleur réapparaissant en force. Je poussai un cri étouffé, mes yeux éblouis par une couleur rouge profond.
Puis plus rien.
|