A son réveil, il n’était évidement pas là. Seules les vieilles gobelines emplissaient la pièce de leur discordant tricotage verbal pendant qu’elles filaient effectivement une laine grossière. Etrangement, Oona ne pouvait souffrir davantage la présence de ce cerbère tremblotant et dès qu'elle eut constaté la disparition de la majeure partie de son butin, elle s'enfuit, préférant la froide oppression de la cité à ce babillage poisseux. L'Aldryde ne s'inquiéta pas outre mesure de cette perte, elle se doutait que son hôte devait être derrière ça. Dès qu’elle fut dehors, l’exilée comprit son erreur.
Omyre était une merveille, une sublime sculpture dansant dans la pâleur de ce petit jour triste. La jeune femme se rendit soudain compte du caractère quasi sacré et intemporel qui envahissait chaque once carrée de cette capitale de l’horreur. Chaque seconde explosait avec une telle de violence qu’elle éclipsait toutes les précédentes avant de se faire elle-même happer dans ce tourbillon créatif et évanescent. La véritable nature de cette ville était bien dans le sublime de l’instant et la négation absolue de toutes références passées, présents ou futures. La cité oscillait avec délectation sur le fil du rasoir, utilisant ce balancement pour narguer le gouffre sans fond qui grondait juste en-dessous d’elle et qui parvenait péniblement à flairer sa proie, à laper ses humeurs. La beauté était dans l’instant unique de la création et l’abandon catastrophique de toutes formes de raison pour sombrer, tête échevelée la première, droit dans les abîmes de son propre esprit. Cette logique avait évidement poussé la ville entière vers les extrémités incandescentes de la décadence mais celle-ci avait pourtant relevé le défi quotidien de sublimer cette extase mortelle encore et encore. Sciant sciemment la souche de sa sublime assise jusqu’à qu’il ne reste plus rien que la communion beuglante des foules déchaînées. Et pour l’exilée c’était comme d’être à l’intérieur du crâne de chacune des milliers de victimes d’un génocide millénaire au moment de leur exécution. Tout était rapide, flou, intense, juste réel et sans fioriture, immense et insignifiant à la fois, long et court, c’était la dernière pulsation d’un cœur jeune fauché dans sa course. Maintenant qu’elle avait posé son fardeau dans cette cité, qu’elle en faisait partie, elle voyait les choses sous ce nouvel angle. Les masses ne grouillaient plus comme des montagnes d’asticots gonflés de pus, mais comme une foule d’individualités acculées aux pires extrémités dès la naissance et qui luttaient désespérément pour survivre un jour de plus, pour échouer à finaliser leur œuvre unique et personnelle. Et exploser au climax de leur vie dans des gerbes de camaïeux sombres pour ainsi se répandre, presque empoisonner leurs compatriotes haineux avec le venin de cette même ferveur nihiliste. Pour les noyer dans ses remouds langoureux. Cette exacerbation de l’ultime instant agitait Omyre dans son intégralité et sans cette frénésie la cité entière se serait effondrée comme le château de cartes rognées et pourries qu’elle était au final.
Rien n’avait sa place dans ce chaos car tous luttaient pour la perte de leur prochain et la satisfaction égoïste de leurs désirs insatiables. Toutes ces actions inutiles et atroces retardaient un peu plus la chute de la noire cité, pareil à un marionnettiste aimant qui craindrait de relâcher le dernier fil de sa poupée meurtrière. Une Ariane langoureuse et folle de son bestial geôlier qui aurait rechigné à attirer son sauveur de peur qu'il l'extrait à jamais de son doux enfer insulaire. Ainsi la réalité qui s’étendait devant Oona n’était qu’une somme aléatoire de points formant vaguement une trame incompréhensible, une tenture démentielle jamais finie, toujours décousue, lacérée, piétinée et déjà capturée par le noir chat d’une folle aiguille. La guerrière en prit lentement conscience et elle s’en émerveilla en solitaire dans les dédales puants de la grande catin vérolée, ne rechignant jamais à aller fouiner dans les plus obscurs recoins en quête de ce qu’elle n’aurait jamais dû voir.
Un froid inhabituel vint souffler sa bise, chaque jour davantage, sur cette toile toujours fraîche et fit trembler le petit oiseau blanc sur son perchoir. L’hiver naissant amplifiait encore les scènes chaotiques en figeant chaque émotion, chaque sentiment dans son étreinte de glace pour ensuite les renvoyer violemment droit à l’intérieur des esprits des badauds. Ces derniers se relevaient alors, hagards, dangereusement perdus et soudain conscients de l’inanité de leur existence. Dans l’heure, ils mourraient souvent d’avoir contemplé l’envers cruel du décor. Comme il lui était arrivé des dizaines de fois, se fut un battement d’aile belliqueux qui fit se redresser le petit ange, mais la bête qu’elle vit en se retournant la fit frémir bien plus que les bourrasques acérées. L’affidé de Thimoros était un monstre de plus de trois fois sa taille, un macabre seigneur des cieux qui toisait chaque être vivant de ses trois yeux sinistres et hautains. Le vent qui souffla de plus bel ourla le plumage à la base de son cou offrant à ce roi des charniers une crinière légitime. Pris d’une soudaine excitation, ce dernier battit des ailes et croassa comme un dément avant de s’évanouir dans une envoutante tornade de plumes noires. L’instant d’après l’Aldryde vit une forme humaine émerger de cette noirceur et bientôt ce fut une jeune femme au teint diaphane qui se tint devant elle. Celle-ci était serrée dans une somptueuse robe de plumes jais et de perles du même éclat qui l’enveloppait comme un délicat suaire de nuit. Ses cheveux, montés en un chignon faussement négligé, tombaient délicatement pareil à la croupe de coq en parade. Une délicate résille striait enfin son visage de poupée nacrée soulignant au passage les immondes cicatrices qui barraient chacun de ses yeux du sourcil à la pommette, tranchant sans pitié à travers ses paupières pareil à un gigantesque iris maintenant à jamais ses vrais yeux ouverts. Elle s’inclina dans une révérence princière avant de parler d’une voix délicate empreinte d’un fort accent :
« - Serait-ce donc le petit oiseau de malheur qui a si fortement bousculé mes plans ? D’avoir tué ce fou de Gakmar fut comme d’ôter le marche pied devant mon carrosse, le sais-tu petite punaise ?
Ce nom douloureux rappela à la jeune femme que nombres de ses blessures n’étaient pas encore refermées et qu’elle venait peut-être de tomber dans un nouveau piège. Les paroles de cette humaine, bien que lourdes de menaces n’en n’avaient pas la sonorité, elle semblait s’exprimer normalement en détachant chacun des mots comme l’aurait aussi fait l’Aldryde. Toutes deux parlaient une langue étrangère et comptaient bien masquer derrière ce faux handicap leurs vraies intentions.
- Soit, je ne devrais pas être aussi peste, je ne me suis pas même présentée. Je suis Dame Ubilinsk, peut-être le vieux mage aura-t-il susurré mon nom dans ses divagations ?
Oona fit non de la tête, mais elle se rappelait bien avoir entendu ce titre de la bouche même du traître qu’elle avait dû sacrifier pour parvenir à ses fins. Un instant, l’exilée perdit pied face à l’étendue de la noirceur qui tachait chacun de ses souvenirs. Vraiment intriguée, son interlocutrice passa de longs moments à détailler ce drôle de volatille avant de reprendre.
- Peu importe. Elle claqua délicatement la langue, jouant la petite fille agacée avant de reprendre. Je tenais juste à mettre un visage sur cette folle rumeur et rencontrer celle qui, soit-disant, m’avait devancée dans mon entreprise et qui a remis le fameux artefact entre les mains de feu mon détestable collaborateur. Il semble bien que ce présent lui fut au final fatal, comme il aurait pu l’être pour moi d’ailleurs. Les nécromants ne sont pas très partageurs. Quoi qu’il en soit ce fut un plaisir de soliloquer en ta présence, je ne pouvais croire qu’une si misérable créature ait précipité la chute du meilleur d’entre nous mais maintenant je serai plus attentive aux bruits d’alcôve.
Oona coupa court à une nouvelle et assurément ultime révérence alors que les pièces du puzzle tournaient furieusement dans son esprit pour former une image. Elle hasarda :
- Je vous ai sauvé de vous-même en quelque sorte ?
Son interlocutrice la couva d’un regard de harpie regrettant soudain sa progéniture.
- A supposer que je fus aussi sotte et emportée que mon camarade, il est possible que votre intervention, à défaut de me rendre plus influente et de restaurer l’honneur et la puissance de notre guilde, est rallongée mon espérance de vie. Acte des plus sadiques, s’il en est, dans cette infâme cité, n’est-ce pas ?
- Si l’envie me prend un jour de rallonger mon agonie sur ces terres, je saurai à qui demander dans ce cas.
Cette fois-ci elle sourit franchement, ses scarifications se teintant d'un rouge profond, puis acquiesça.
- Si mes fidèles volatiles ne vous dévorent pas, peut-être entendront-ils certaines de vos complaintes.»
Comme devant un empereur, elle se courba et recula de trois pas avant de chuter dans le vide et quand Oona s’approcha pour regarder en contrebas, seules quelques plumes tourbillonnaient dans les effluves écœurants de la ruelle.
D’autres effluves piquants et suaves, des senteurs d’un autre monde la réveillèrent quelques jours plus tard et, émergeant de son tiroir, elle vit l’assassin assit sur le bord de la fenêtre, courbé sous le poids d’une pipe allumée. A chaque rougeoiement du foyer, les cristaux prisonniers perdaient de leur symétrie pour disparaître en des volutes lourdes et paresseuses qui s’enroulaient autour des moindres aspérités de son nez puis stagnaient longtemps sous son gigantesque chapeau. Semblable à un précipité alcoolisé, la fumée, elle, refusait de se dissoudre vers le haut, elle gardait sa matière ferme, capiteuse, presque physique pour mieux enivrer le gobelin. Les rougeurs provoquées par ses inspirations hiératiques lui dessinaient à chaque fois des masques terrifiants de démons des fournaises. Ses gigantesques yeux de kobolds n’étaient plus que des fentes sombres, où nulle étincelle de vie de vibrait plus. L’âme qui habitait ce corps avait déserté vers une contrée onirique pour reprendre son souffle loin des cauchemars de la ville noire. Lorsque la guerrière se posa devant l’assassin, il ne la vit tout simplement pas, tirant machinalement sur sa pipe, absorbé par une drogue dont les simples résidus faisaient froncer les sourcils de la jeune femme. Au bout d’un moment il se tourna et regarda à travers elle comme s’il ne pouvait discerner que le chemin qui avait amené cette curieuse créature ici, comme si elle n’était malheureusement qu’une ombre de plus dansant sur sa tombe. Le gobelin cilla et, se rendant compte de cette nouvelle présence, expira bruyamment comme pour la saluer, puis fouilla dans les poches de sa veste hors d’âge pour en sortir un petit trésor. Au creux de sa paluche calleuse d’avoir trop répandue la mort, il y avait quatre hexagones d’or, autant de carrés de fer, une perle et une curieuse tige rouge. Il fit glisser les deux derniers objets dans sa paume transformant le peu de lumière ambiante en légers reflets. Sa voix s’échappa comme un fantôme hors de sa crypte :
« - Mon changeur n’avait que peu d’or, comme d’habitude. Il m’a refilé ce beau morceau de corail royal et une perle de la Cote des Larmes en échange. Le corail est brut mais c’est une bonne affaire. En tout cas ça sera moins voyant.
Avant qu’il ne remette tout dans le petit sac de feuille, Oona eut le temps d’observer en détail son nouveau butin. Chacune des quatre pièces d’or étaient strictement identiques, leurs arêtes se découpant avec la même rigueur, un de leur coté était frappé des symboles d’Omyre alors que l’autre d’une unique rune qui, bien qu’inconnue à la jeune femme illettrée, imposait sa signification brute au premier coup d’œil. Mais ce qui la captiva fut avant tout ce corail aux multiples teintes de rouge. Il ressemblait à une giclée de sang, une traînée d’humeur vitale qui aurait coagulé en une succession de petites bulles pour finalement former cet amas à l’aspect velouté. Quant à la perle, la jeune femme reconnut en sa pureté sphérique et dans son noir presque laqué, la minuscule planète qui allait bientôt graviter autour du soleil d’ambre. La vibrante clarté de l’un ne se fatiguant jamais de s’abîmer dans les méandres obscurs de l’autre. Le tueur dit enfin, avant d’éjecter les restes calcinés de sa pipe d’une tape rapide sur le rebord de la fenêtre :
- Je me suis fait avoir cette nuit. Je reste ici jusqu’à ce soir. A ce moment, j’aurai des choses à te montrer. »
Ce qu’il lui montra et ce dont il s’évertua de l’imprégner durant quelques semaines, c’était la véritable Omyre, celle des rues qui ne désemplissent jamais, celle de la sueur, de la chair, des foules pressées et compressées. Celle des haleines chargées, de l’alcool frelaté éclusé par tonneaux entiers, des cris de joie et des hurlements de terreur, des rixes soudaines et violentes où la mort s’invitait alors à chaque coin de rue. Bref, le Surin, ainsi que la rumeur avait surnommé cet assassin invisible et implacable, l’invita dans son monde. Il fréquentait particulièrement un quartier de la porte est, un bouge gluant où venait échouer toutes les races braillardes, lâches et exaspérantes de gobelin qu’Omyre avait pu engendrer en des millénaires de fornication consanguine. Personne ne savait véritablement qui il était, et à vrai dire personne ne voulait le savoir du moment qu’il payât bien et qu’il fut un joueur hors pair. Et de ses deux vertus, il était pourvu. En effet, le Surin n’était qu’un nom, une rumeur, presque une fierté pour ce peuple si veule, un titre qui circulait et atterrissait parfois dans l’oreille d’un commanditaire. A ce moment là une foule obscure d’intermédiaires transmettait des messages à droite à gauche jusqu’à ce que l’assassin fût au courant puis égorge violemment la moitié des intermédiaires pour empêcher l’autre moitié de tenter des recoupements hasardeux et ainsi découvrir sa véritable identité. Ainsi évoluait-il depuis des années, à couvert, derrière des dizaines de tentures, protégé par des nœuds de mensonges tendus à l’extrême par la force de la frayeur que son nom inspirait. Pour ses congénères, cet individu à l’énorme chapeau, parieur et buveur n’était qu’un second couteau, une petite frappe au service de ce fantôme sanguinaire. Ce qu’il lui montra donc, c’est l’atmosphère lourde des centaines de troquets, tout au plus des tonneaux vides servant de tables en attendant que plus de tonneaux ne se vident, qui serpentaient dans les ruelles et à l’intérieur des bâtiments comme une cirrhose festive. Là, il était souvent le roi, ses réflexes de tueur et sa connaissance du milieu lui assurait la réussite à coup sûr. Dès que la silhouette de son chapeau se découpait au milieu des brumes toxiques, les plus fragiles arnaqueurs remballaient leur prétendu jeu de hasard pour aller escroquer ailleurs. Pour les plus imprudents ou les plus téméraires, la mise à mort était rapide et douloureuse.
Dès le premier soir, le Surin montra à l’Aldryde, qui avait cessé de prêter attention à tous les regards braqués sur elle, l’étendue de son talent. Devant eux, entre les dizaines de têtes pouilleuses et les épaules osseuses, se déroulait une partie de bonneteau tenu par un jeune gobelin à qui il manquait déjà l’annulaire de chaque main et qui maniait avec dextérité trois petites coupelles retournées sous lesquelles il faisait disparaître une bille de terre. Le but était bien évidemment de retrouver la petite sphère et d’empocher la mise. Au début, les premiers joueurs gagnaient de petites sommes, car ces parieurs étaient des complices qui faisaient grand bruit de leur gain pour appâter le chaland et qui disparaissaient subrepticement dès que le vent tournait. Bien plus que la dextérité du jeune gobelin, s’était avant tout sa capacité à exciter les joueurs, à leur donner envie de rejouer qui était déterminante. Plus il les plumait, plus il devait les faire revenir, titiller leur ego, les humilier, s’énerver même parfois pour les hameçonner sans pitié et leur faire cracher toute leur monnaie. Cela nécessitait une très bonne connaissance des comportements de ses congénères, un savoir quasi instinctif, animal, des limites à ne pas dépasser et celle qu’il fallait franchir pour y entraîner sa proie. L’assassin observait un moment la scène, jaugeant la dextérité et la gouaille du tenancier, puis commençait à jouer son propre jeu. Il désorganisait véritablement les relations mises en place pour qu’elles se recentrent toutes au final vers lui et qu’il empoche la totalité des gains. Il aidait autant les autres joueurs en leur révélant la véritable localisation de la bille, qu’il les incitait, la seconde d’après, à mal jouer, à perdre et à revenir pour perdre encore plus. Tant et si bien, qu’il finissait presque par contrôler les faits et gestes des joueurs par de savants mélanges, de bluff, de menaces, de silences et d’erreurs exactement dosées. Car ce qui l’intéressait était de se remplir les poches dès le début de la soirée pour jouer à des jeux beaucoup plus intéressants, des jeux auxquels il n’était pas sûr de gagner.
Des soirs durant, Oona, observa ce manège avec fascination et cette fièvre mystique qui s’emparait de ces joueurs de bas-étages, s'insinua en elle. Son instinct s’affuta jusqu’à ce qu’elle finisse par ressentir lequel des pigeons allait s’emporter et parier avec rage, lequel nécessitait quelques caresses avant de se faire battre à plat de couture. Dans ces atmosphères surchauffées et grasses, de petites fortunes se faisaient et se défaisaient sous l’effet d’un habile tour de passe-passe, d’un coup de bluff magistral ou selon les caprices d’un lancer de dés. Ici plus qu’ailleurs battait le cœur éternel de la ville car peu importait l’issue de la soirée, enrichis ou appauvris, tous avaient accouru à cette grand’messe sardonique pour communier dans la débauche. Leurs esprits névrosés avaient dégringolé ensemble et même leur corps famélique s’étaient mêlés l’espace d’un instant pour engendrer la vie et la mort avec autant de violence. Pour survivre à Omyre il fallait s’oublier, se perdre chaque jour davantage pour finalement croiser la mort et l’inviter à valser aux sons des orgues déchaînés crachant le souffre infernal par chacune de leurs gueules de rouille. L’Aldryde se sentait dangereusement proche de toute cette racaille et même s’il elle s’abstenait, préférant faire ses propres paris sur l’issue des différents jeux, la ritournelle diabolique l’entraînait loin dans les nuits infinies de la cité noire. Le Surin disparaissait au bout de quelques temps dans des alcôves secrètes ou dans des sous-sols bien gardés pour s’adonner à des jeux bien plus dangereux, laissant l’exilée seule au milieu des soirées tumultueuses. Pour beaucoup de gobelins, notamment ceux qui l’avaient affronté aux cartes ou à l’épée, elle était tout aussi bien un oiseau de mauvaise augure, une calamité volante, qu’un porte-bonheur qu’il fallait amadouer pour en récolter la bonne fortune. Quoi qu’il en soit les parieurs la laissèrent tranquille et elle n’avait qu’à éviter les vents de saoule les plus féroces pour ne pas avoir à dégainer. Voguant de bar en bar, parfois elle-même éméchée, la jeune femme découvrait tous les soirs de nouveaux jeux ne cessant d’approfondir sa connaissance du sadisme de cette race d’esclave. Tout un panel de tortures savamment maîtrisées était à la disposition des plus pervers et c’était presque sous l’impulsion d’une mauvaise habitude, sans véritable envie et sans la moindre trace de compassion, qu’ils étanchaient leur soif de douleur en s’appliquant à dominer les esprits les plus faibles.
L’un de leurs jeux favoris, il ne se passait pas une soirée sans qu’une dizaine de jeunots y passent, était un supplice très simple et qui reflétait bien le raffinement sadique de leurs mœurs. Leur souffre-douleur était attaché à une chaise et mis face à une arbalète chargée, la gâchette de cette dernière étant reliée à trois cordelettes. Deux autres gobelins, appelés respectivement le gardien et la puce entraient alors en scène dans une atmosphère soudain silencieuse et tendue, tout le bar ayant les yeux rivés sur cette joute psychologique. Le gardien se tenait assis derrière l’arbalète, juste devant les trois cordelettes et affichait un immobilisme de statue, son visage se parant d’un masque solennelle. Au même moment, la puce commençait à tourner autour du malheureux prisonnier avec une lame ou bien, pour les plus habiles, avec pour seule arme une langue affutée apte à triturer sans ménagement les cervelles pour en extraire la volatile quintessence de la peur, un parfum exquis que son flaire ne manquait jamais de dénicher. Celui-ci faisait monter dans le captif la peur de cette mort imminente, les souffrances qu’il allait endurer s’il ne l’écoutait pas. En effet, il lui disait qu’il était le seul à pouvoir le faire choisir la bonne cordelette, celle qui n’était pas réellement reliée à l’arme. En face, le gardien, serein, fixait le prisonnier, ne faisant de gestes que pour lui indiquer, à la dérobée, une autre option, un autre choix à priori salvateur. En réalité, les trois cordelettes n’étaient que les torons d’une même corde et tirer sur l’une revenait à tirer sur les trois en même temps car les gagnants étaient les deux tortionnaires et plus particulièrement celui qui arrivait à contrer le jeu de l’autre.
A chaque minute la tension montait sous les assauts infinis de la puce, sous la pression de centaines d’yeux avides braqués sur le prisonnier suant et haletant ne sachant plus à qui se fier. Il regardait à droite, à gauche, les pupilles dilatées par la peur et soudain son bourreau réapparaissait devant lui avec sa dague qu’il agitait devant ses yeux comme une vipère d’argent. Il n’entendait même plus ce qu’il disait, la panique obstruait ses oreilles et encombrait son esprit, il voulait juste quitter cet endroit, cette ville dans laquelle il avait été si heureux de rentrer ce matin. Il suppliait, il bavait, il pleurait qu’on le laissât sans aller ! Et son bourreau lui indiquait alors une sortie, la numéro deux, celle du milieu, c’était logique selon lui ! Il devait l’écouter ! Mais au moment où il ouvrait la bouche l’autre gobelin qui n’avait pas bougé d’un pouce montrait discrètement ses trois doigts dressés. Que devait-il faire ? Il ne savait plus !
Un bon spectacle durait une demi-heure alors qu’un très bon spectacle, celui qui ravirait l’assistance et dont on parlerait pendant des semaines avant qu’il ne soit éclipsé par une nouvelle débauche de perversité, pouvait durer plus d’une heure, au bout de laquelle le souffre-douleur finissait dans un état de stress tel qu’un simple cri aurait fait exploser son cœur. Mais la délivrance arrivait à chaque fois et c’est dans une clameur animale, un hurlement de meute infernale, que le carreau fendait l’air en sifflant pour se figer dans la poitrine de l’imprudent et enfin le libérer. Puis les discussions emplissaient de nouveau l’atmosphère comme des orages incandescents souvent zébrés d’éclairs de colère et tonnant la haine à tout va. La puce et le gardien partageaient alors un verre ou bien se l’écrasaient au coin de la gueule histoire de bien ponctuer la dernière réplique de leur spectacle d’un coup bas revanchard. Cette sinistre engeance démoniaque reprenait ses paris, ses jeux, ses combats de rats, de chiens, de serpents même, dans le seul but de pouvoir dominer tout ce qui était à leur portée.
Dès son réveil, Oona constatait souvent la disparition de son logeur et ne pouvant supporter l’inquiétante et muette présence des trois sorcières, elle quittait les lieux pour errer ça et là, pour espionner sans envie, pour noyer sa mélancolie dans les marées crasseuses. Parfois au cours d’une journée outrageusement pluvieuse, lorsque des torrents d’immondices envahissaient les rues pour aller se précipiter dans les égouts et les caves surpeuplées, le kobold enseignait à la jeune femme toutes les ficelles du bonneteau en reproduisant de véritables parties et en endossant à merveille des rôles différents. Cela avait été sa première et unique école, celle de la rue et du hasard, du racket et de la violence, celle des fortunes éphémères. Ce qu’il lui apprenait, c’était bien plus que l’art et la manière de bluffer, c’était avant tout une technique pour deviner les gestes de son adversaire, une science qui permettait de ressentir les mouvements de son ennemi avant qu’il ne dégaine et frappe. Le tueur lui enseignait l’art du combat et cela non pas par la force de son minuscule corps, mais avec la rapidité d’un esprit qui se devait d’anticiper pour survivre. Tous deux étaient de petite taille, lui-même étant légèrement plus court qu’un gobelin, et pour survivre ils se devaient d’élaborer des stratégies les plus éloignées possibles d’un combat loyal. Ils devaient découvrir les points faibles de l’adversaire et s’y engouffrer sans pitié pour terrasser ce monde de géants brutaux qui les entourait et menaçait à tout instant de les écraser sans aucun égard. Durant ces courts moments de répit, le Surin fumait son étrange pipe et se laissait aller à une forme de conversation décousue. Le Songe qu’il fumait ces jours là, le propulsait dans des souvenirs qu’il narrait alors avec d’infinis détails. Sans jamais vraiment expliquer la vraie nature de cette décoction, il lui arrivait de justifier son addiction par le fait qu’elle lui permettait surtout de résister au Chant des Harpies. Ce même cri qui avait labouré les esprits lors de la Nuit des Supplices pour y semer les graines d’un chaos pur, il devait l’affronter chaque jour un peu plus car, mêlé à la rumeur constante des chœurs de ses innombrables victimes, il faisait écho aux premières litanies de carnage. Ceux qui comme lui avaient arpenté des sentiers où l’obscurité devenait physique, où même le souvenir de la lumière avait disparu se voyaient accordés par les plus sombres autorités une place d’honneur dans la loge de ce monstrueux théâtre où défilaient les cantatrices les plus envoutantes. Après ces quelques paroles, suivaient de longs silences méditatifs rompus parfois par la voix fluette de l’Aldryde, par le récit de ses mésaventures. Aucuns des deux ne faisaient de commentaire, les mots succédaient au silence sans ordre précis.
En revanche, Oona eut tout le loisir d’éprouver l’analogie du jeu et du combat enseignée par le tueur lorsque son petit manège de début de soirée ne plaisait pas aux escrocs de passage. Ces derniers entendaient bien récupérer leur profit coûte que coûte et à trois contre un, jamais moins, en attaquant de dos, les petites frappes entouraient l’assassin et la guerrière de leur gueule cassées, édentées, vérolées, mutilées où se peignaient des sourires de brutes sadiques. Oona et son compagnon fendaient alors la foule pour diviser leur assaillant et là où la guerrière profitait du moindre recoin dans les charpentes douteuses pour se cacher, fondre et frapper les parties sensibles, l’assassin, lui, disparaissait dans la foule bientôt suivi de ses assaillants. La guerrière se sentait nettement plus à son aise dans ce genre de situation depuis qu’elle connaissait un peu mieux ses adversaires et les complexes mécanismes de leur esprit ravagé. Elle n’hésitait pas à changer les distances, à rompre sa garde pour attirer son ennemi, à feinter un coup de taille pour ensuite prendre l’avantage à contre-pied. Un coup d’écharde méchamment donné dans un œil ou dans la gencive et déjà la balance penchait de son coté, il ne lui restait plus qu’à se faire plus imposante, en refusant le respect à son adversaire par des attaques périlleuses qui atteignait directement son moral. Quant au Surin, les choses se déroulaient sans que personne ne se rende compte de rien car une fois que lui et ses poursuivants avaient pénétré la foule dense, il était le seul à en ressortir. Déjà les corps des voyous dépouillés de leur bien par les autres clients étaient prestement jeter à la rue pour nourrir les nuées voraces. L’Aldryde ne tuait pas ses ennemis car il lui était difficile de délivrer le coup final, en revanche le nombre de gobelins étant devenus borgnes ou aveugles, ou bien ayant perdus tout ou une partie de leurs oreilles ou de leur nez s’accrut considérablement dans le quartier. Nul doute que ce désavantage les précipiterait droit au pied de l’échelle sociale de la sinistre capitale avec de la fange grouillante jusqu’au ventre et le dos mis en charpie par les fouets assoiffés de leur nouveau maître.
Un soir pourtant, le kobold s’abstint de plumer ou de corriger les indélicats, il semblait soucieux aux yeux de la jeune femme. En effet, dès la première rixe, il empoigna un des gobelins maltraité par l’Aldryde et ordonna qu’ils rentrent sur le champ. Sans qu’Oona na sache pourquoi, il semblait vouloir ramener cette petite racaille dans leur cachette mais dès qu’ils furent arrivés et qu’il l’eut pendu par les mains, il s’expliqua en se saisissant d’une dague effilée :
« - Pour continuer à progresser il faut continuer à apprendre. Alors regarde bien ce que je vais te montrer.
Il se tenait à coté de son cousin de race et ponctuait ses paroles de la pointe de son arme sur le corps tremblant. Bien vite le prisonnier comprit qu’il ne ressortirait pas d’ici vivant, ce qui ne l’empêcha pas de se plaindre.
- Tu connais certains points faibles comme les yeux, le nez, les oreilles, etc. Mais voici des endroits que tu te dois de connaître et que tu pourras expérimenter plus tard. Tout d’abord et pour stopper ces cris de pourceau, on peut frapper ici. De l’arrière entre les cotes basses et de manière perpendiculaire. Ce qu’il fit et soudain le volume des suppliques chuta pour ne plus être qu’un chuintement désagréable. De cette manière tu perces le poumon, qui se dilate et empêche une respiration normale. La victime meurt en une dizaine de minutes dans d’atroces souffrances.
Il fit pivoter le gobelin comme un morceau de viande sur une étale et continua son exposé sans éprouver la moindre gêne.
- Ici et ici, dit-il en pointant de chaque coté de l’abdomen, se trouvent les reins et au-dessus, là, le foie. Un coup bien porté dans les reins entraîne une mort plus douce, alors qu’une déchirure dans le foie est des plus traîtres car les humeurs se mélangent et empoisonnent le sang. Il frappa trois fois avec la célérité de son art, arrachant quelques plaintes quasi sourdes à son mannequin.
Il ôta son chapeau, passa sa main dans ses cheveux gris hirsutes, puis releva ses manches et continua sur le même ton professoral :
- Le coté gauche est celui de la vie, c’est là que se trouve le cœur mais aussi beaucoup de points sensibles. Il trancha d’un coup vif et apparemment peu douloureux à la base de l’aine gauche et sous l’aisselle du même coté, le sang coula immédiatement et abondamment. Tu vois ? Ensuite il y a, bien évidement, le cœur, mais il faut beaucoup de dextérité pour le trouver du premier coup, personnellement je préfère frapper à un endroit qui ne laisse aucune chance. Ici, fit-il en tournant à nouveau la loque sanguinolente, ici entre la troisième et la quatrième lombaire, un coup oblique et franc tue immédiatement, sans cri ni souffrance.
Il s’exécuta et les restes de tension maintenant le corps du prisonnier s’évanouirent bientôt, le sang lui-même cessa de couler. S’essuyant les mains, il confia à l’Aldryde qu’il lui avait fallut dépecer nombre de ses victimes avant de commencer à comprendre les mécanismes qui entrainaient la mort. Mais à mesure que l’odeur cuivrée se rependait dans la pièce, que la bave rougeâtre s’étirait depuis la lèvre crevassée de la victime jusqu’au sol poussiéreux, la guerrière éprouva un début de gêne. Elle avait déjà participé à des mises-à-mort beaucoup plus violentes mais jamais avec un tel dédain pour son adversaire, jamais avec autant de précision qui faisait passer cet acte barbare pour une chorégraphie sublime. La jeune femme comprit soudain qu’elle ne pourrait jamais exercer la même profession que ce sinistre individu, elle était une tueuse par nécessité et si par mégarde il advenait qu’elle hisse son combat au rang d’art alors cela serait le fruit du hasard et non du plaisir. Si elle dominait ses adversaires au combat ce n’était nullement pour les humilier comme les gobelins se plaisaient à le faire. Non, si elle combattait s’était pour se prouver à elle seule qu’elle vivait et les tombes qui paveraient à coup sûr son chemin seraient fleurie, entretenues, commémorées. L’exilée ne voulait pas que ses empreintes soient autant de charniers à ciel ouvert, confis de membres nécrosés, dressés et suppliants vers un ciel éternellement gris. Du moins c’est ce qu’elle se promit devant la dépouille pitoyable de cette petite raclure. Sentant son malaise, le kobold décrocha la victime et la balança sans ménagement dans l’escalier où elle roula comme de la viande saoule. Lorsqu’il passa devant elle, Oona sentit un mélange de dédain et de menaces dans ses immenses yeux argent, mais il se dirigea vers la table sur laquelle les vieilles momies lui apportèrent son souper. Le repas englouti, il alla vers la fenêtre comme à son habitude et dit :
« - Je veux que tu fasses deux choses pour moi. Après tout … il se ravisa un instant et reprit. Tu devras voler une bague et ouvrir une fenêtre. »
Puis il partit dans une longue explication sur les évènements qui allaient se dérouler le lendemain, l’une de ses journées qui allaient rester gravées à jamais dans la mémoire de l’exilée sans qu’elle ne puisse non plus jamais en saisir pleinement le sens complet, un rêve éveillé et brutal, un songe d’Omyre.
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Et sur moi si la joie est parfois descendue Elle semblait errer sur un monde détruit.Oona
Dernière édition par Chak' le Mer 16 Sep 2009 21:24, édité 8 fois.
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