La Quête de la PaixLa Soumission des Résineux
Le discours de Goetius fit son effet sur le vieil homme, qui abdiqua en s'effondrant en larmes et en souillant son pantalon. Il était pathétique.
Pour appuyer son bluff, il n'écarta même pas la fourche de l'endeuillé. Il le laissa à son désespoir, au plus profond du gouffre, dans la poussière, en position fœtale, entouré par les cadavres de ses proches. Tout ce qui était sa vie n'existait plus. Il n'existait plus. Il n'était plus humain. Il était esclave.
Pendant que l'herboriste prenait pleine conscience de son nouveau statut, le nécromant rentra dans la cabane. C'était une habitation pauvre, constituée de seulement deux grandes pièces. La première que l'on rencontrait en ouvrant la porte était une sorte de grand fatras d'outils de jardinage, de cuisine et d'alchimie mal organisé autour d'une seule grande table et d'une petite marmite dans un foyer éteint. L'herboriste en herbe ne devait ici guère produire plus que des potions de virilité ou des onguents cicatrisants. Si ces recettes étaient si prisées, il ne vivrait pas dans un tel gourbi. Rien de bien intéressant donc. Goetius en savait quelque chose après avoir vécu dans une ferme seul pendant des années, le petit potager qu'ils entretenaient suffisait à peine à les sustenter. Ils devaient ici plus survivre qu'autre chose et le couple vieillissant n'aurait rapidement plus eu la condition pour s'en occuper convenablement. Il passa ensuite à l'autre salle, beaucoup plus petite, qui se révélait être une chambre bien piteuse. L'unique couche qui s'y trouvait n'était autre qu'une peau de bête posée à même le sol et pour toute couverture n'était que des morceaux d'étoffes cousus ensemble. Elle semblait bien légère pour les hivers qui devaient se dérouler ici. Il nota que la salle n'avait pas de fenêtre. La lumière se contentait de passer à travers les interstices des murs en bois sénescents.
Le nécromant espérait trouver un endroit où se reposer jusqu'à la tombée de la nuit, il l'avait trouvé. Son nouveau serviteur n'avait pas bougé d'un poil, resté catatonique à terre. Il alla le trouver et lui dit :
"Enterrez les morts avant qu'ils n'attirent les corbeaux. Lorsque ce sera fait, vous me préparerez un bouillon."Voyant qu'il ne réagissait pas, il insista en haussant la voix :
"M'avez-vous entendu, ou ai-je besoin de répéter ce qui a déjà été dit tout à l'heure ?""Non. Non. J'obéis. J'obéis.", bafouilla l'esclave qui ne contenait pas ses pleurs. Il se leva alors mollement, le dos courbé, écrasé par le poids de son chagrin, le regard vers le sol et récupéra la pelle avec une telle faiblesse qu'on aurait pu croire qu'elle pesait l'équivalent d'un arbre.
Il le regarda se diriger lentement vers un coin de terre non loin où il commença à creuser sans conviction. L'on pouvait voir que sa main lui faisait toujours mal. Goetius n'aimait pas avoir à contrôler des mortels. Ils étaient trop imprévisibles. Il fallait toujours être derrière leurs dos. Ils mettaient de la mauvaise volonté à la tâche. Celui-ci ne dérogeait pas à la règle.
Le nécromant, peu désireux de s'attarder dessus, préféra rentrer à nouveau dans la cabane. Après le repas, il dormirait. Mais il n'était pas question de faire confiance à l'herboriste. Il l'enfermerait dans la chambre durant son sommeil et lui dormirait dans la salle principale. Il s'attela donc à disposer un espace dans l'atelier et y ramena la peau de bête et la couverture pour constituer sa couche.
Enfin, l'ynorien finit par rentrer dans la cabane. Il regarda les changements qu'avait opéré Goetius avec dépit. Son propre foyer ne lui appartenait plus. Il regarda son maître avec la mine basse. Le vieil homme avait les yeux rouges d'avoir trop pleuré et un visage blême à se demander s'il était toujours de ce monde. Ses mains étaient pleines de terre. Il transpirait. Et il puait. Il portait toujours son pantalon souillé et, tout las de la vie qu'il était, n'avait pas pris peine de l'en nettoyer.
"Si vous ne pouvez pas prendre soin de conserver les substances nauséabondes qui constituent votre corps à l'intérieur de celui-ci, tâchez au moins de ne pas me les faire sentir. Débarrassez-vous de ces défroques et enfilez des vêtements propres."Fallait-il tout lui dire, à cet imbécile ?
Le nécromant était bien incapable de compatir. Là où l'homme désespéré perdait toute volonté, il ne voyait que d'ultimes provocations à son égard.
L'herboriste pris alors une tenue en prenant soin de ne pas trop s'approcher de Goetius. Une fois fait, il le regarda d'un air interrogateur.
"Changez-vous dehors, et mettez-moi ce linge sale loin d'ici."Le vieil homme s’exécuta et, peu de temps après, revint.
"Assez perdu de temps, préparez-moi un bouillon maintenant."L'ynorien ne parlait plus. Il regardait, il écoutait, il obéissait en tremblant. Il était craintif et soumis, se reprochant ses mains tremblantes et l'intelligence qu'il ne réussissait plus à atteindre.
Tout ce sur quoi il portait l'attention ne faisait que lui remémorer sa famille. Les sauts d'eau fraîche récupérés plus tôt le matin au ruisseau, les légumes récoltés par sa femme, l'amadou dont il voulait apprendre l'usage à son fils adoptif...
Malgré sa torture intérieure, il préparait ce plat avec automatisme.
Goetius, derrière lui, s'était défait de ses souliers et s’affairait à les nettoyer de la boue qui les entachaient. L'herboriste eût alors une tentation. Non loin de ses ingrédients de cuisine se trouvait une petite fiole. Il la récupéra discrètement avec sa main blessée qui arborait encore de nombreuses petites cloques noires. Il s'agissait de la commande d'un berger local, qui avait besoin d'un poison pour se débarrasser des loups qui s'en prenaient à son bétail. Une goutte de ce concentré de belladone disposée sur un morceau de viande suffisait à faire trépasser le premier loup à l'ingérer. S'il vidait la fiole entière dans le bouillon, le nécromant n'y survivrait certainement pas. Et c'est là que se joua son dilemme. Cet homme, qui avait tué sa femme et son fils, cet homme, qui se disait nécromant, cet homme, qui avait la marque d'un égorgement conte son cou, cet homme, qui se disait protégé par Phaïtos... Il devait mourir. Il devait souffrir. Mais pouvait-il le tuer, lui ? Devait-il prendre ce risque, malgré les menaces qu'il avait entendu tantôt ? Ou peut-être fallait-il qu'il le boive, qu'il mette fin à ses jours et rejoigne sa famille. Il préférait encore prendre le risque d'être esclave dans la mort que de continuer à se soumettre lâchement durant sa vie, mais qu'en aurait-il été de l'âme de son fils et de sa femme ? L'herboriste était paralysé, ses mains tremblaient encore.
Ce fut à ce moment que Goetius s'approcha doucement de lui et vit la fiole. Aucune écriture ou symbole ne figurait son contenu, mais qu'est-ce qui aurait pu mettre le vieil homme dans un tel état si ce n'était un poison ? Il aurait bien été tenté de le tuer ne serait-ce que pour avoir penser à l'éliminer, mais il avait toujours besoin de lui. Il ne la lui retira pas des mains. Il se contenta de deviner l'irrésolution du vieil homme et lui susurra à l'oreille :
"Le seul être qui peut encore mourir ici, c'est vous. Mais ce serait regrettable pour votre enfant si vous mourriez avant de m'avoir conduit à la Tour des Dieux."L'herboriste reposa aussitôt maladroitement la fiole sur l'étagère, manquant de la faire tomber.
Goetius alla alors s'assoir sur une chaise paillée qui traînait là et regarda de loin le vieil homme terminer son repas. Lorsque ce fut fait, il l'enferma dans la chambre maintenant vide et lui somma de faire silence durant son sommeil.
Lorsqu'il fût réveillé, il se chaussa et sortit de la cabane. Le soleil était encore haut dans le ciel, il devait avoir quitté son zénith depuis une paire d'heures. Il était encore trop tôt pour Goetius, qui aurait préféré faire le chemin plus discrètement de nuit. Il prépara ses affaires et alla se dégourdir les jambes dehors. Il vit alors les tombes improvisées par l'herboriste. Le vieil homme, tant concerné par le sort des siens, ne semblait pourtant pas avoir mis cœur à l'ouvrage. Les cadavres étaient recouverts de si peu de terre qu'un jour d'averse aurait été suffisant à les exposer à nouveau au grand jour.
Mais qu'importait, il fallait maintenant se mettre en marche.
Il ouvrit la porte de la chambre occupée par l'herboriste. Celui-ci était en position fœtale contre le coin intérieur de la salle. Celui-ci devait avoir cherché la meilleure façon possible de se réchauffer pour dormir mais il y avait fort à parier qu'il n'ait pas fermé l'œil durant tout ce temps. Ses yeux gonflés trahissaient de longs moment de pleurs durant lesquels il avait dû faire de son mieux pour ne pas réveiller le nécromant.
Goetius le pris par la tunique pour le forcer à se lever rapidement et lui dit :
"Il est temps de partir. Vous allez me montrez le chemin. J'espère qu'il est inutile de vous dire ce qu'il va se passer si vous prenez la fuite ou refuser d'obéir à un de mes ordres."L'herboriste évitait de regarder le nécromancien dans les yeux et gardait la tête vers le bas. A sa question, il répondit en hochant la tête de manière affirmative. Bien. Il en était arrivé au moment où il n'avait plus à formuler de menaces, sa victime se les imaginait seule.
Il récupéra la fiole de poison incriminée le soir dernier, pris la main saine restante du vieil homme, la lui fit ouvrir, déposa le flacon contre sa paume et lui fit refermer les doigts dessus sans plus d'explication, mais il comprit qu'il lui chargeait de la garder.
Pour Goetius, c'était une sécurité. Un poison pouvait être utile en de nombreuses situations et, s'il y avait besoin d'en faire boire à quelqu'un, il écouterait sans doute avec plus de confiance l'herboriste local que l'étrange inconnu défiguré qu'il était.
"Si nous rencontrons des gens, vous parlerez. Je serais un confrère herboriste de Kendra Kâr auquel vous montrez la localisation et l'usage des plantes montagneuses. Soyez convaincant. Je n'aimerais pas avoir à éliminer tous ceux que nous croiserons jusqu'à la Tour des Dieux."Le nécromant ne mentait pas.
S'il se révélait très habile dans la manipulation et qu'il utilisait la mort comme une composante à part entière de cet art, tuer n'était pas pour autant un particulier plaisir. C'était le plus souvent une question de stratégie.
S'il avait éliminé la femme et le fils de l'herboriste, c'était car il était toujours plus aisé de contrôler un individu que plusieurs et que pour peu qu'on sache s'y prendre, un être en état de choc, seul, était bien plus facile à réduire à la servilité.
Il s'agissait là d'une nécessité pour la suite de ses objectifs et rien de plus.
Sur le chemin de la Tour des Dieux, s'en prendre au moindre passant n'aurait par contre guère de sens et serait même dangereux. Une confrontation directe pourrait vite mal tourner et le bruit engendré pourrait toujours attirer d'autres adversaires. Il n'aurait pas non plus le temps de s'arrêter pour bien cacher les cadavres, des individus tombant dessus pourraient se mettre à ses trousses.
L'herboriste fit sagement son office. Il le guida à travers quelques chemins escarpés et rocailleux en direction du nord. Le trajet fut silencieux et lourd. Son guide était quelques fois pris d'étranges tremblements causés par son émoi toujours présent. Goetius le suivait de près, prêt à agir s'il le fallait. Il regardait aussi les lieux avec attention. Il s'agissait de pouvoir se repérer si quelque chose tournait mal. C'était un massif de landes, où les arbustes dominaient. Il n'aimait pas être ainsi à découvert. On pouvait le voir de loin. Certains passages délicats demandaient de passer aux travers de chaos granitiques ou par d'étroits chemins envahis par les orties.
Enfin, après une montée, ils arrivèrent dans la fameuse forêt de conifères dont l'herboriste avait parlé plus tôt. Le relief se fit plus doux, l'humidité plus présente et Goetius plus détendu.
Plus ils s'enfonçaient au cœur de la forêt, plus celle-ci se révélait luxuriante et pleine de vie. La faune se faisaient entendre et le nécromant commençait à redouter la présence d'animaux dangereux.
Ils continuèrent ainsi d'avancer et, au détour d'une montée, ils arrivèrent à l'autel de Yuimen. Il s'agissait d'une souche d'arbre immense, recouverte par endroit de mousse et de champignons, qui devait faire dans les six mètres de largeur et qui avait en son centre une grande statue représentant le dieu de la nature.
Celui-ci était sculptée dans un bois sombre, dans une posture sereine, avec un léger sourire sur les lèvres. Aux côtés de sa coiffure en queue-de-cheval étaient accolés ce qui devaient être de véritables bois de cerfs. De magnifiques bois qui allaient jusqu'à dépasser la cime des arbres environnants. La trace de la longue cicatrice qui courrait sur le côté de son visage fut peinte avec une teinture blanche et ses yeux, recouverts d'une teinture dorée.
Si Yuimen n'était pas le dieu qui le préoccupait le plus maintenant, il restait pour Goetius un dieu important. C'était le dieu le plus prié par ses parents et, lorsqu'il passa des années à vivre en solitaire dans sa ferme, il serait mort s'il ne l'avait pas gratifié de ses récoltes fructueuses qu'il lui avait souvent permis. Il n'était cependant pas en accord avec toutes les valeurs de la religion yuiméniste, notamment les interdits qui l'entouraient.
Soudain, il remarqua de l'autre côté de la statue un être étrange, agenouillé, avec un vieil espadon à flamberge à moitié rouillé planté sous les mains, les yeux fermés, vraisemblablement en train de prier. Ce n'était pas un homme. Il ne connaissait pas cette créature.
Elle avait une forme humanoïde, mais son corps semblait tout entier être végétal. Il devait faire plus de deux mètres, avait un menton long et pointu se terminant par une toute petite branche se relevant vers le haut ainsi qu'une simili-coiffure en aiguilles végétales qui poussaient jusqu'à l'arrière de sa tête. D'ailleurs une toute petite pomme de pin solitaire dépassait d'un brin du côté de sa tempe gauche. Sa peau ressemblait comme deux gouttes d'eau à l'écorce d'un sapin, en plus souple cependant. Il avait pour seuls habits une vieille brigandine bleue délavée et une paire de jambière omyrienne vraisemblablement beaucoup trop large pour lui. Le tout tenait par d'étranges liens végétaux. Ses habits, inhabituellement liés, étaient emprunts de marques de coups et de lames. On aurait dit qu'il les avaient volé sur deux cadavres différents.
Intrigué par cette vision et n'étant pas encore repéré, il bouscula l'herboriste derrière un arbre et chuchota :
"Vous avez voulu m'attirer dans un piège, c'est ça ? Qu'est-ce que c'est que cette créature, là-bas ?"Le vieil homme semblait pris au dépourvu. Lui non plus ne pensait pas croiser qui que ce soit ici.
"Je... Je ne sais pas, je ne comprends pas. il n'y a jamais personne d'habitude ici ! Ça... Ça ressemble à un oudio. Un druide m'avait parlé d'eux, qu'il y en avait dans les forêts luminaises...""Sont-ils dangereux ?""Je n'en sais rien ! Pitié !"Les deux hommes n'avaient pas remarqué que, pendant leur discussion, une petite et maigrichonne zibeline, casquée par une fourchette dépourvue de manche, s'était rapprochée. A son dos, un petit être d'une vingtaine de centimètres, torse nu, un peu bedonnant, dans un minuscule pantalon beige et sale, portant à la main une épingle à chapeau argentée ayant dû appartenir à une bourgeoise ou à une noble quelconque. En son dos, l'on pouvait apercevoir la base de petites ailes qui avaient dû être coupées depuis longtemps.
Si cette inhabituelle monture semblait plus curieuse que craintive envers Goetius et l'ynorien, son cavalier semblait plus mitigé sur la question. La grimace à son visage laissait présager qu'il ne savait pas trop comment réagir face à sa découverte.
Finalement, Goetius vit le petit espion. Surpris alors que l'herboriste le suppliait, il ne lui semblait pas avoir d'autre choix que de supprimer ce témoin gênant. Le petit être l'ayant vu venir, celui-ci s'échappa rapidement en évitant par chance un jet de fluide sombre avant de fuir en direction de l'oudio.
Celui-ci, alerté par le bruit, se leva et regarda arriver vers lui la petite cavalerie en déroute.
"Messire Chiflado, messire Chiflado !", dit-il, déjà tout essoufflé.
"Que se passe-t-il mon cher Cobardia ?", demanda-t-il d'une voix gutturale.
"Des humains se cachent là-bas, ils ont tenté de me tuer !""Ah ! Que ne vous avais-je donc pas dit ? Les humains hantent ces bois et ma quête est une juste mesure. Trop longtemps nous leur avons laissé s'approprier les terres d'écorce, et il est maintenant impossible de parcourir une forêt sans en retrouver leurs traces. Où est l'ennemi, que je le boute loin d'ici ?"Goetius pesta derrière son arbre. Voilà typiquement le genre d'affrontement qu'il voulait éviter. Mais il n'avait plus le choix, maintenant. Il sortit de sa cachette et se révéla à l'oudio.
"Il est ici.", répondit-il avec un air grave.
Il le considéra un instant avec étrangeté. A croire que l'oudio n'avait encore guère vu nombre d'humains.
"Tiens donc, quelle outrecuidance ! Vous avez fait là une terrible maldonne, sombre humain. Alors ainsi vous oser vous en prendre à Zancudo Cobardia et à Mustelante, sa fidèle zibeline, tous deux de très chers et loyaux compagnons du majestueux Granabéto Chiflado ? Infamie ! En garde, vil ennemi et puisse vos dieux vous protéger, car je ne vous ferais pas de quartiers !""Vous êtes sûr de ce que vous faites, messire Chiflado ?""Il suffit, Cobardia ! Ne vous tourmentez pas, je n'escompte de vous nulle forme de hardiesse. Allez donc vous dissimulez dans quelques cachettes, comme à l'accoutumé, jusqu'à l'épilogue de cet affrontement.""Bien, mais soyez prudent, messire. Ne laissez pas votre témérité vous a..."L'aldron n'eût le temps de finir sa phrase qu'un jet d'obscurité jaillit contre lui et sa zibeline d'un coup sec. La belette ne semblait pas avoir eu le temps de souffrir, mais Zancudo Corbardia était encore vif, une jambe coincée sous l'animal. Et il se tordait dans l'humus comme une limace, son corps affligé par la brûlure crépitante de cette magie noire qui lui heurtait la moitié du corps.
Goetius n'avait pas de temps à perdre ici et si son adversaire à la peau de résineux s'attendait à un combat en bonne et due forme, c'était mal le connaître. Le nécromant ne connaissait en rien les capacités de cet être sylvestre alors, s'il pouvait le déconcerter ou le faire enrager, cela ne pouvait qu'être un avantage. Les autres créatures intelligentes qu'il avait pu croiser jusque là partageaient toutes la même faiblesse : Celle d'être moins intelligentes sous le coup d'une émotion vive. Et une émotion vive, c'était ce qu'elles ressentaient en voyant la mort atteindre les vivants. Si en plus, il s'agissait de personnes auxquelles elles étaient attachées, la réaction n'en était que plus forte et souvent plus inconsidérée.
Sur cette exécution brutale, l'herboriste eût un petit cri et un geste de recul.
A ce bruit, le nécromant le fixa avec insistance. Il ne devait pas fuir et ce regard était là pour lui rappeler les menaces de tantôt. Il se figea avec un air de supplication, semblant vouloir à tout prix que tout cela cesse. Mais Goetius n'en avait cure.
Il se retourna vers Chiflado, semblant toujours subjugué par la vision de son écuyer mourant.
"De la magie noire... Vous êtes donc de ceux à qui l'honneur fait tant défaut.""L'honneur n'est qu'un mot de plus qui rompt le silence...", dit-il avant d'envoyer une nouvelle salve de fluides obscurs en direction de la poitrine de son adversaire.
A sa grande surprise, l'oudio investit sa main d'une boule gazeuse de fluides bruns et verts qui se répandit devant lui. Aussitôt, les arbres autour semblèrent se tordre et leurs branches étouffa le sort maléfique.
Goetius ne connaissait pas ce genre de magie et comprit soudainement que son adversaire serait plus coriace qu'il ne le pensait. Mais peu importait, il ne devait pas s'en laisser distraire.
"Je ne vous laisserais pas semer la mort en ces lieux !", hurla la créature en se ruant vers lui, espadon en main.
Surpris, le nécromant s'écarta, esquiva la puissance que l'oudio avait mis dans son attaque mais la pointe de l'épée percuta cependant violemment la pommette de sa joue qui le coupa jusqu'à l'oreille. Il recula encore, alors que la créature s'était laissée entraîner dans sa charge.
"La mort est déjà là, ne la sentez-vous pas ?!", hurla-t-il à son tour. En sa main gauche, comme lui avait appris la bête de Blakalang, s'était imprégné la magie verdâtre de la nécromancie. Des âmes en peine erraient dans les bois, mais elles n'étaient pas les mêmes que celles qu'il avait rencontré dans la grotte aux ossements. Ici, des âmes plus petites se faisaient voir et celles d'oudio, non pas sous forme de crâne, mais de bois mort, hurlaient leurs tourments.
Chiflado laissa tomber son arme, dévasté par la vision d'ancêtres voués à l'errance de Phaïtos. Cruelle erreur dont Goetius n'allait pas manquer de profiter. Dévoilant l'âme vivante de l'oudio d'un revers de la main, les esprits foncèrent sur lui.
L'oudio s'enfuit jusqu'à se retrouver acculé à un arbre, priant Yuimen de le débarasser de ce cauchemar et suppliant les ancêtres de le laisser tranquille. Le nécromant dégaina tranquillement le stylet de sa ceinture, s'approchant doucement. Mais l'homme-arbre l'avait vu venir, envoyant vers lui une nouvelle salve de sa magie en invoquant à nouveau le dieu de la nature. Aussitôt, les arbres semblèrent se secouer et un nuage de pollen jaune investit Goetius. D'abord moqueur face à ce sort risible, le nuage s'épaissit. Il s'étouffait, toussant d'un timbre fort, et commença à rapidement avoir des vertiges le faisant s'effondrer au sol. Lui aussi lâcha son arme.
Sous les yeux de la statue immobile, les deux adversaires souffraient de deux tortures bien différentes, aucune des deux ne semblant vouloir s'arrêter.
Mais si le nécromant ne pouvait combattre, d'autres le feraient pour lui. Il alla chercher ce qu'il lui restait d'énergie pour rappeler ses fluides des morts. Si des esprits hantaient les lieux, alors ils pouvaient s'incarner en des cadavres. Il n'y avait songé sur le moment, mais le cadavre de Cobardia ferait l'affaire. Il le visa et, une âme se détacha du groupe qui tourmentait l'oudio pour aller s'incarner dans l'aldron récemment décédé.
Le petit être reprit alors vie comme s'il eût s'agit d'une marionnette. Se débarrassant de sa monture d'un coup vif et s'armant de l'épingle à cheveux tombé à quelques dizaines de centimètres de là. Le cadavre était trop lent. Goetius continuait de s’asphyxier et se sentait peu à peu perdre pied. Chiflado lui aussi supportait de plus en plus mal les visions d'horreur qui ne cessaient pas et se retrouvait en position fœtale au sol, fermant les yeux et essayant tant bien que mal de se recouvrir les oreilles de ses longs doigts végétaux ; il ne le vit pas s'approcher. Le corps de Cobardia, jambe cassée, corps à moitié calciné, s'avançait sûrement malgré un boitillement certain. Son tibia s'était fendu en une fracture ouverte d'où quelques gouttes de sang perlaient. L'os se laissait aller à tomber vers le sol lorsqu'il levait la jambe, et à se remboîtait de justesse à chaque fois qu'il le posait à nouveau. Le cliquetis macabre s'approchait tel un mécanisme funeste, une machine organique faite pour tuer qu'il ne prit pas attention d'entendre alors que les esprits languissaient de leur attente qui n'en finissait pas. Ils fonçaient dans le corps vivant de Chiflado, le traversaient de part en part comme des affamés à qui l'on aurait voulu faire dévorer un mirage...
Enfin, le ressuscité arriva jusqu'à son ancien maître et lui enfonça la fourchette dans sa gorge. La peau de cet oudio était bien moins solide qu'on aurait pu le croire. Au contraire, elle se dévoilait aussi fragile que celle d'un humain. Un sang brun et épais s'en écoulait doucement, avec un cri de langueur.
Aussitôt, les spores qui atterraient Goetius se dispersèrent, tombant mollement contre lui en une nappe de poudre jaune vive balayée par la brise. Le nécromant eût besoin de respirer l'air un instant pour reprendre quelques forces. L'oudio n'était pas encore mort. Sans doute la gorge n'était pas pour eux un endroit si stratégique que pour les humains. Son sang ou devait-il dire, sa sève, s'écoulait bien moins vite et sa respiration n'en semblait que peu altérée. Le nécromant, bien qu'accablé par cette surcharge de pollen dans ses poumons, voulait en finir plus que tout. Il se traîna au sol, ramassant son arme d'un geste éreinté. Il arriva alors jusqu'à l'oudio, se relevant de l'humus humide par un coude. De son autre main, il poignarda la créature des bois dans son flanc. Encore, et encore, et encore alors que l'âme en Cobardia semblait plus vicieuse, lui perçant les yeux, lui arrachant la pomme de pin à sa chevelure.
Lorsque, enfin, il ne réagit plus, Goetius s'effondra dos contre l'arbre et laissa ses sortilèges s'estomper. Le corps de l'aldron, dépossédé, tomba inanimé dans le creux du cou ensanglanté de son ancien seigneur avant de se faire inonder d'une coulée de cette sève étrange. Le nécromant avait réussi, il avait vaincu.
Soulagé d'en avoir enfin fini, il s'effondra à côté de son adversaire déchu. De sa plaie coulait mollement des gouttes de sang sombre qui allèrent se mélanger à la sève de l'oudio. Une forte et prolongée quinte de toux s'enclencha pour lui faire expulser tous les spores qu'il avait inspiré et qui le distrayait d'un danger encore à venir.
Au loin, on entendait des aboiements de chiens et des cris d'humains inintelligibles qui venait en sa direction. Même s'il s'agissait de simples chasseurs, c'était un combat qu'il ne pourrait pas livrer dans cet état. Il lui fallait trouver une solution, et vite. Celle-ci lui fut offerte sur un plateau. L'herboriste s'était avancé jusqu'à la flamberge et l'avait ramassé doucement. Voyant le nécromant dans cet état, il cessa d'avoir peur et vit là la chance de venger sa famille. Il n'était cependant pas un tueur et avait toujours un doute concernant les pouvoirs du nécromant. Il était lent, il tremblait... Mais il eût enfin la force de lui faire face et commença à soulever la lame en l'air. Goetius le regardait faire avec dépit, impuissant. Il n'allait cependant pas se laisser faire, il était trop important pour se laisser mourir ainsi. Il souleva d'un geste confus son bras soudainement chargé de ce qu'il lui restait de fluides obscurs et les projeta dans la poitrine du vieil homme. Il laissa aussitôt retomber son bras alors que le vieil homme s'effondrait, mort, sur le dos, et que l'épée relâchée tomba dans l'humus non loin.
Les aboiements et les cris se rapprochaient. Ils semblaient avoir compris où il se trouvait. Cette fois-ci, il n'avait plus rien à offrir en réserve pour combattre.
Alors qu'ils n'étaient plus loin maintenant, que l'on pouvait entendre les chiens menaçant et les bruits des bottes au pas de course se faire de plus en plus présent; il devait jouer sa dernière carte.
Lorsqu'ils furent assez près, il commença, entre plusieurs toussotements, à gémir :
"Au secours, au secours..." Le Fou Noir et la Tour Blanche