Elle s’était remise debout à grand peine : mais comment faisaient donc ces titans pour mouvoir jusqu’au moindre de leurs doigts ? Sous ses yeux défilèrent les songes évanescents des grands hommes de sa Meute, eux qui avaient sur le corps d’épaisses broignes, et de cuir et de fer, dans le dos parfois plusieurs lames, larges comme des cuisses, une arbalète au flanc et un nasal sur le front. Et là-dessus encore des empans de fourrure, qui semblaient de poids égal aux monstres d’avalanches qui tenaient les montagnes, ainsi que les trousseaux nécessaires à leur vie de nomades… Mais Elris, elle, perdait de son orgueil à chaque pas qu’elle tentait, qui s’esquissait pataud, d’une lenteur extrême et d’un risible qui comme le poignard saignait sa fierté de phalange.
Elle mettait un point d’honneur, toutefois, à ne pas être dernière de cette compagnie qui s’acheminait sous le couvert des arbres – et, il fallait l’avouer, cela lui arrachait un sourire carnassier (sans ombre de canine acérée dans la bouche d’Ybeild) de voir son propre corps, ralenti, traîner l’épaisse bure noire sur ses pas : l’Ogre avait hérité de sa taille d’enfant, mais point d’une once de sa légèreté ou de sa vivacité. Il lui suffirait d’un rien, de peccadille, de chiquenaude lancée par ses mains puissantes nouvellement acquises, pour que Gurth – ombre détestable parmi toutes – se retrouvât tout de suite dans les crocs de Fenris, limbes sans issue où errent les âmes perdues. Mais bien sûr… Bien sûr il y avait ce détail, minime, qui l’empêcherait d’agir au gré de sa volonté : ce petit corps gracile, il était sien, et elle voulait le reprendre – comme elle l’avait laissé. Cependant, comment ne pas réprouver cette idée ? Il y avait ce fantôme passager, désir, ou fantasme, de conserver un corps qui, quand elle l’aurait maté, lui offrirait force et violence – plus que jamais elle n’en eût pu avoir par œuvre de labeur. Et puis, il y avait aussi cette répulsion fatale qu’engendrait la pensée de voir Gurth s'arroger les droits sur son propre corps : n’était-il donc pas désormais souillé, comme l’eût été la chair offerte sur l’autel sacrificiel aux affres des Loups ? Oui, il y avait quelque part dans l’esprit d’Elris, entre le brasier de sa vengeance et le vœu de rejoindre sa terre, cette émotion infecte, réminiscence, peut-être, d’un viol.
L’œil bleu d’Ybeild se voila de cauchemardesques nuits, envolée de corbeaux dans un ciel d’été, résurgence du sang qui était d’ordinaire miroir de cette âme par trop tôt adulte. Qui pouvait dire si, à l’instar des miasmes morbides que laisserait le Monstre sur sa peau diaphane, la haine mille fois attisée qui embrasait le cœur de la petite Elris ne brûlerait pas un peu, braise sous la cendre, les chairs de cet homme qui était si bon ?
Elle n’avait de cesse d’écarter ses cheveux blonds de son visage, pour embrasser d’un seul regard la colonne qui la précédait, menée d’un pas alerte par Pipapoum, ainsi que les arbres étranges qui ombrageaient leurs pas et accordaient à l’enfant leur fraîcheur, quand le sol se fendait de trop de chaleur. Non, on ne lui avait toujours rien appris de ces lieux qu’ils traversaient, et elle n’avait fait que deviner l'essence de leur quête : briser un druide de trop funeste engeance. Mais de cela, Elris n’avait cure : seul le retour de son âme en son corps lui donnait l’envie de placer à mesure un pied devant l’autre ; et le bonheur, le seul qu’elle eût connu, de retrouver un jour l’auguste compagnie de son cher Petite-Pomme.
Mais avant que son esprit ne se fût plus penché sur le Grand Pilipoum, qu’elle avait attendu en vain, un terrible grondement se fit entendre. Non pas tel que résonne la foudre tandis qu’elle lacère la noirceur des nuages, ni non plus comme tonnent les torrents de neige qui s’effondrent de leur cimes, ni encore ainsi que rugirait la cataracte prise dans une glace qu’elle parviendrait à rompre aux premiers rayons d’été. Rien de tout cela, et pourtant cela saisit Elris de la même frayeur qu’elle eût ressentie en telles circonstances. Et à raison : voilà que vrombissaient, en vérité, d’effroyables créatures qu’il eût été heureux de ne jamais connaître, des monstres plus terribles que Gurth, des bêtes plus atroces ne l’étaient les loups, des chimères volantes, qui arrachèrent à Elris une mortelle crainte.
Elle fut tétanisée, tandis qu’à l’encontre des guêpes géantes qui fondaient sur eux, le Sieur Ybeild dans sa cuirasse verte brandissait son marteau, un autre une lourde hache, et que de la terre déchirée en un hurlement d’agonie jaillissait le pire effroi qu’Elris connût jamais : un squelette tout encore doué de vie.