Un éclat cuivré attire mon regard. Au fond de la rue, un jardin, fleuri, bien entretenu, trop peut-être, manquant légèrement de naturel. Dans ce jardin, une maison à colombage, curieusement haute pour une bâtisse aussi étroite, à moins que ce ne soit l’inverse. Et, sur cette maison, une porte de bois, disons du chêne, perçant le mur de pierre. Sur cette porte, une poignée, de cuivre donc, totalement quelconque. Non, ce qui retient mon regard sur cette demeure, plus que son aspect étrangement fin, son toit trop pointu, ou tout simplement son aspect propre, soigné, agréable à l’œil, ce qui retient réellement mon attention, ce sont les deux massives gargouilles qui en gardent l’entrée.
Je continue mon chemin, me dirigeant vers la ruelle s’ouvrant non loin de là, sur ma gauche, mais je m’arrête à nouveau quelques mètres plus tard, et fais face à l’incongru bâtiment. Une porte, donc ; une fenêtre, et une lucarne pour le grenier. Cela ne semble pas être là la résidence d’un homme riche ; plutôt un petit bourgeois, vivant confortablement et s’occupant soigneusement de sa masure ou s’offrant les services de quelqu’un de plus apte à le faire… Mais que font alors ces deux gargouilles dans le jardin ? Non seulement cela jure avec le reste de la maison, mais surtout des statues pareilles doivent coûter une fortune à installer. Surtout que cela semble du travail soigné…
Me détournant de mon itinéraire, j’avance de quelques pas vers le fond de l’impasse. D’ici, je peux détailler les colosses de pierres. Le dessin des muscles accroche les rayons rougeoyants du soleil déclinant, donnant une illusion de mouvement aux créatures. Leurs têtes sont taillées avec une précision impressionnante, et je me demande si en m’approchant un peu plus je ne pourrais pas discerner le blanc de leurs yeux. Je laisse mon regard errer sur la statue de droite alors que je m’avance encore. Les ailes de la créature m’étonnent. Sculpter quelque chose d’aussi fin en pierre doit demander une maîtrise de sa discipline époustouflante. À moins que tout cela n’est été fait par magie ? Si cela n’enlève rien à la beauté de l’ouvrage, le talent du créateur serait alors plus banal. Ce serait décevant, au final. Me laissant guider par ma curiosité, j’atteins le fond de la ruelle, détaille à nouveau la maison, espérant y voir un indice. Le seul point particulier est l’ouverture de la porte, en voûte. Le motif se reproduit d’ailleurs dans la charpente juste en dessous du toit, et pour une mince fenêtre à droite de l’entrée. Mis à part cela, et bien sûr les deux mastodontes de pierre flanquant la maison, rien ne distingue le fond de cette venelle des dizaines d’autres impasses de Kendra Kâr.
Quand, alors que je m’immobilise à trois pas du jardin, je vois du coin de l’œil un mouvement, je m’attends à voir un oiseau quelconque, un rat, un écureuil peut-être… Mais sûrement pas la statue de gauche battre légèrement des ailes. Avant qu’une autre émotion ne supplante la stupeur, les deux gargouilles s’animent, et se répondant l’une l’autre, et s’adressent visiblement à moi, me souhaitant la bienvenue. Instinctivement, je fais un pas en arrière. Des gargouilles qui bougent ? La situation me paraît si étrange, ici, au milieu de Kendra Kâr, que la peur semble arriver à retardement, à peine un frissonnement qui me parcoure, et des pensées de fuite qui affluent.
Et des gargouilles qui parlent, qui plus est. Qui me parlent. L’idée de partir en courant me traverse l’esprit, disparaît, puis revient subitement ; mais mes yeux ne peuvent pas quitter ce spectacle, cette vison de deux monstres de pierre se mouvant aussi naturellement que s’ils étaient fait de chair et d’os. Je reste là, tétanisée, tentant de reprendre le fil de leur discours. Elles m’invitent, manifestement, à entrer. Et alors que l’une brandit la menace de ne pouvoir ressortir, l’autre réplique que je n’arriverais pas à rester à l’intérieur jusqu'à l’aube, puis semblant tomber d’accord, elles me défient d’essayer.
Si elles attendaient une réponse, les statues en furent pour leurs frais. Pendant peut-être une minute, je n’esquisse pas un geste, ne prononce pas une parole ; j’hésite encore, entre la peur, et la curiosité, la fuite ou l’audace. Les créatures ne semblent pas agressives, loin de là ; mais elles peuvent sûrement m’écraser sans la moindre difficulté. La journée a déjà été chargée en émotions et en risques, et je me demande si mettre ma vie en jeu une fois de plus est une bonne idée. Alors même que je me convaincs que non, je me sens avancer, je sens la curiosité prendre le contrôle de mon corps, et j’ai l’impression de voir mon esprit soupirer ironiquement devant tant d’inconscience. Deux pas plus loin, je m’immobilise à la limite du jardin, inspire profondément, ne pouvant chasser l’étincelle de peur qui scintille au fond de moi, bougeant, passant de mon ventre à mon coeur, s’attardant dans mes jambes pour les affaiblir, puis remontant, passant par mes bras, retournant au creux de mon estomac, recommençant. Deux statues comme celles-ci au milieu de Kendra Kâr étaient déjà insolites immobiles, mais vivante cela dépasse de très loin la catégorie de l’inhabituel.
Tendue, j’avance encore d’un pas, arrive dans l’herbe. Aucune gueule remplie de crocs de pierre ne se referme sur mon cou, aucune masse roc ne me projette, rien. Je ne sais pourquoi, mais pénétrer ainsi dans les limites du domaine sans embûche me rassure légèrement. Ne me tournant vers aucune statue en particulier, je leur réponds enfin, ignorant leur question :
« Qu’êtes-vous ? Quel est cet endroit ?»
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Angèlique, Repentie. [lvl 8]
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