Des tremblements dans les profondeurs. Et, au-dessus de ma tête, le ciel.
Je remplis mes poumons de cet air immense, dont l’horizon n’était pas borné par la roche froide. Les quelques nuages blancs tourmentés qui s’égaraient sur ce grand dais bleu passaient, indifférents à cet homme dont le cœur se serrait, dans la douce étreinte d’un sentiment nouveau. Enfin, j’avais retrouvé le monde.
Quelques instants passèrent, délectables, avant que je ne puisse observer les alentours. Le tunnel avait certainement, d’une façon ou d’une autre, rejoint les souterrains de cette ville dont j’apercevais les contours. Car, j’en étais certain, ce n’était pas là Tulorim. Je connaissais la sombre cité de Wielh si bien que j’aurais pu, les yeux fermés, reconnaitre son odeur de rue et d’embrun, les inflexions si familières de son parler. L’obscur chemin que j’avais suivi pour m’extirper des galeries nébuleuses m’avait conduit jusqu’à une petite cour pavée de grandes dalles blanches, de tailles inégales, au centre de laquelle se dressait une simple fontaine grise, d’où, en glougloutant, une eau claire courait par la rigole à la rue, non loin de là. Le soir tombait, mais elle était encore pleine de passants. Levant les yeux à nouveau, je pus apercevoir au-dessus des toits tombants les lointains pinacles d’un château éclatant ; au sommet, flottant dans l’air de soir, s’étendait une bannière, un soleil d’or couché sur l’écarlate et le bleu du Roi. J’étais un marin, et pour aucun marin cet étendard ne pouvait être inconnu. J’étais dans la cité blanche. J’étais à Kendra Kâr.
Un léger vertige me prit, vite maîtrisé. Jetant un coup d’œil derrière moi, en direction du souterrain à présent effondré, je souris. Quelle que soit la malice et la puissance de l’artifice qui m’avait fait traverser les mers sans jamais sortir des galeries, j’y avais survécu. Et, à présent, j’étais riche, ou du moins beaucoup plus riche que je ne l’avais rarement été.
Selen avait déjà disparu ; et je n’en étais pas tellement peiné. Tout comme cette rencontre avait débuté au cœur de la terre, je savais bien qu’elle ne survivrait pas à la remontée à l’air libre. Cependant, l’étrange bonnet pourpre que je portais toujours, ainsi que ses étranges capacités, pouvaient me laisser penser que je pourrais à l’avenir entendre parler de lui à nouveau. A notre prochaine rencontre ; je laissai quelques instants résonner ces mots dans ma tête, me demandant vaguement s’ils trouveraient leur chemin jusqu’à leur destinataire…
Je me mis alors à marcher au hasard dans les rues, goûtant au plaisir des couleurs, des sons et des humeurs qui me paraissaient d’autant plus éclatants que j’en avais été privé pendant longtemps. Combien de temps au juste ? Je n’aurais su le dire, mais dans la lumière déclinante du soir mes sens revenaient peu à peu à la vie. L’éclat des pavés, les causeries des femmes qui rangeaient les derniers étals, les hommes aigris et les hommes fiers, les enfants dans une course perpétuelle, les odeurs d’épice et d’urine, la lie, le stupre et les feux de la nuit qui lentement s’allumaient… et plus aucune roche froide et morte. Laissant mes pas libres, guidés par le vent, la tête vide, je me laissai glisser vers le quartier du port, vers l’iode, les embruns et la mer –ah, la Mer immense…
Devant moi se dressait une porte vermoulue, qui ne portait aucune enseigne. Derrière les carreaux dépolis et crasseux, dansaient les ombres d’une cheminée, et une musique assourdie s’en échappait faiblement. Une odeur rance de nourriture, d’alcool et de tabac flottait dans l’air. Mon expérience des bas-fonds des ports me soufflait qu’il s’agissait là d’une de ces tavernes où se réunissaient les personnes ne voulant pas attirer l’attention ; j’avais faim, j’avais soif. Certes ces repères, présents dans la plupart des grands ports, se ressemblaient tous, mais j’avais l’impression tenace de m’être déjà rendu ici ; dans une autre vie peut-être, songeai-je avec ironie. Après tout, qu’importe…
Je poussai le lourd battant.