Au sortir du temple je déambulais quelques instants dans les rues ombragées de la cité, avant de m'asseoir sur le rebord d'une vieille fontaine de pierre blanche, au centre d'une petite place à cette heure-ci déserte. Elle était proche des quais de la cité, si bien que je sentais l'odeur du vaste océan dont les embruns froids et sâlés, portés par un vent anormalement fort, venaient parfois se poser sur mon front. A travers le bruit sauvage des vagues se brisant sur la jetée, je pouvais percevoir les cris des marins qui s'efforçaient de faire tomber les voiles avant l'arrivée de la tempête. Quelque part, peut-être même proche, ma mère finissait de s'éteindre, ma soeur peut-être à ses côtés.
Je laissais mon regard balayer rêveusement la place et les ruelles alentours, les yeux tournés vers mes pensées, dans un état proche de l'endormissement. Les ombres du soir tombaient lentement et rampaient sur le sol, gagnant avec patience, et dans un silence absolu, le centre de la placette, jusqu'à ce qu'elle vinssent à mes pieds. L'arbre qui poussait et se nourrissait de la fontaine laissait choir un lourd parfum aux relents acres, semblables dans leur brutalité à ceux d'un incendie estival. Je fronçais les sourcils, les paupières à demi closes, dérangé par cette odeur insistante. Gagnant en épaisseur, prenant une dimension feutrée, le silence envahissait la cité lacustre. Un vrombissement doux s'élevait quelque part derrière ma tête, mêlant le bruit des vagues à celui du vent. Cette mélopée abrupte d'une beauté sauvage berçait ma conscience qui s'enfonçait avec douceur dans les limbes du demi-sommeil, propice aux apparitions oniriques. Au-dessus de ma tête penchée, loin, au delà des lieues, la tempête s'assombrissait et préparait son déluge. Déesses, calmez votre courroux! Rana et Moura, dont les beautés, l'une lointaine, l'autre sauvage, se mêlaient en cette tourmente qui s'apprêtait à assaillir le peuple endormi d'Oranan.
Un arbre de foudre mordoré illumina le ciel nocturne. Une seconde plus tard, le bruit assourdissant du tonnerre fit rouler ses tambours déchirants. Je me réveillais brusquement, en alerte. Un instant passa, et je me blâmai de m'être endormi, et de craindre de surcroît la foudre. Je fis quelques pas au milieu de la place silencieuse, m'éloignant de la fontaine. Une menace invisible et implacable me cernait, j'en étais à présent sûr, et mon alerte n'avait pas été éveillée par le coup du tonnerre.
Un second éclair zébra le ciel, suivi presque immédiatement du tonnerre grondant. Le ciel s'ouvrit et l'eau de se mit à tomber en grosses gouttes, lourdes et glaciales, émoussant les contours des maisons basses et obscures. Il était temps de trouver un abri contre cette pluie, et contre cette impression irrationnelle de danger.
BAM.
Un coup violent à l'arrière de mon crâne fit exploser dans ma tête une gerbe lumineuse, mes jambes semblèrent se dérober sous mon corps et mon menton heurta durement les pavés glissants. Au milieu du tourbillon de mes pensées, le souvenir d'un entraînement avec Matsuda émergea, et je roulai sur le côté, tandis qu'un choc sur le sol fit siffler mon oreille droite. Accroupis, je pus apercevoir l'agresseur à la faveur d'un éclair.
Il était grand, enveloppé dans une tunique sombre dont le tissu mouillé collait à sa peau, laissant saillir sa musculature puissante. Nos regards se croisèrent et j'eus un frisson désagréable -le froid ou le sentiment inexprimable qui me glaça alors. Ses yeux étaient aussi bleus que les miens. Au-dessus de sa tête s'éleva un court sabre dont la lame luisit à la lumière de l'éclair. Moins d'une seconde plus tard, l'obscurité retomba, et je bondis dans ses jambes tête baissée afin d'éviter son coup venant du haut, dont le tranchant heurta de nouveau les pavés, et ricocha pour tomber quelques mètres plus loin.
Nous roulâmes sur le sol détrempé. Je me débattis, donnant à l’aveuglette coups de pied et de poing. Je sentis craquer un cartilage sous mes phalanges –satisfaction confuse-, suivi d’un grognement de rage et de souffrance. Un coup sauvage me cueillit au creux du ventre et l’air de mes poumons s’échappa tandis que la douleur m’envahissait par vagues déchirantes. Plaqué au sol, je sentais son corps dur m’écraser sur le pavage, bloquant mes mouvements. J’essayais désespérément de respirer, mais ses mains implacables se resserraient autour de ma gorge, alors que mon sang boursouflait mon visage. Ses yeux terribles, d’un bleu pâle comme la glace, étaient d’une profondeur effrayante dans laquelle je sombrais peu à peu. Les convulsions de mes muscles se firent de plus en plus faibles. Au-dessus de ses tempes contractées, le ciel nocturne, immense, déversait sur mon visage violet ses flots purs. Je fermais les yeux, réfugié dans les ténèbres de mes paupières, tentant d’échapper à la douleur insupportable de la mortelle strangulation. Je savais que mon corps était agité de ses derniers soubresauts. Par bribes, mes lèvres s’agitèrent en silence : une prière funèbre adressée à Gaïa. Un son étranglé sortit de ma gorge, empli d’une rage sourde. Au diable Gaïa, j’étais seul.
J’ouvris les yeux et dans un ultime effort, avec toute la rage du désespoir, mordis de toute la force de mes mâchoires le poignet de mon assassin. Le goût amer du sang emplit ma bouche. L’homme, me croyant aux frontières obscures de la mort, laissa échapper un cri, tandis que sa prise sur mon cou se desserra légèrement sous la surprise. Juste assez pour me donner le temps de projeter violemment mon front contre son nez. Mon adversaire se courba en arrière sous le choc, et je réussis à le projeter au loin d'une violente poussée de mes jambes.
L’air entra brutalement dans mes poumons étiolés, et m’arracha un cri, comme ceux que poussent les nouveau-nés lorsqu’ils respirent pour la première fois. La vision brouillée, je me précipitai en rampant difficilement sur le sol râpeux, et attrapai d’une main mon bâton de bois, qui avait chu à proximité de la fontaine. Péniblement, je me relevai, prêt à essuyer les attaques de mon ennemi. Il était debout, à quelques mètres de moi, trempé, le visage tuméfié et le regard empli d’une haine provoquée par la douleur. Son sabre court était de nouveau dans sa main. Il cracha sur le sol.
-Tu ne peux vivre vermisseau. T’as beau te débattre comme un alevin, tu peux rien y faire. Laisse-toi faire, épargne-nous des efforts inutiles.
Son souffle était court et haché. Il ne devait pas s'attendre à une résistance de ma part, quelque fut le motif de son attaque. C'était étrange, les voleurs ne s'attaquent que rarement aux religieux, et Oranan était une ville généralement très sûre. Peu à peu mes pensées se rassemblaient, et j'arrivais à recouvrer un certain maîtrise de mon souffle.
-Bâtard illégitime ! cria-t-il soudain avec aversion brûlante.
D'un bond, il fut sur moi. J'eus à peine le temps de relever mon bâton qui s'entrechoqua avec sa lame, et je reculai d'un mètre sous le choc. Profitant de mon déséquilibre, il me porta un coup d'estoc. Un éclair froid brilla près de mon flanc, suivi d'une douleur intense et insupportable. Un liquide chaud courrait le long de ma jambe, je tombais à genoux, les yeux brouillés par la souffrance. Lui s'était approché, calmement: je n'étais plus en état de combattre. Ses yeux bleus étaient emplis d'un grand soulagement, comme s'il avait enfin atteint un but, nuancé par une certaine lassitude. Qui était-il?
-Ton cousin Takeo, pour te servir.
L'arme s'éleva. Je remarquais un tatouage représentant un renard bleuté sur son cou. Le bruit doux de la pluie m'enveloppait, mélopée familière, résonnant de la tristesse des marins ivres et de la mélancolie des vieillards orphelins. Comme un chuchotement du ciel à la terre. Des larmes d'enfant se mirent à couler sur mes joues déjà ruisselantes.
Les prières de mon enfance ressurgirent.
-Gaïa, mère, que ton sein généreux m'accueille sur son ambre clair.
C'est alors que tout devint confus. J'entendis à travers les brumes de la douleur le bruit sourd d'un corps qui s'effondre, mais ce n'était pas le mien. Des bras de femme me traînèrent, et j'entendis un chuchotement rapide et rauque à mon oreille.
-Hé bien frérot, on peut dire que j'arrive à temps! Ne bouge pas, je vais prendre tout ce qui peux nous être utile sur Takeo, et j'te tire de là. Dors.
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° Khaan Terada, Ynorien, Guérisseur
Dernière édition par Khaan le Dim 4 Jan 2009 22:25, édité 3 fois.
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