La porte du bastion avait claqué, laissant mourir un violent écho entre ses murs. Les trois bratiens ne reconnaissaient plus Bravi. Et Ziresh avait la sensation amère de perdre ses plus proches alliés en décidant de ne pas accéder à leurs requêtes. Il avait eu, au départ, le sentiment que ses actions étaient justes et qu'elles suivaient les conseils de Pinga. Qu'il aidait à la fois la Citadelle, son clan et qu'il n'abandonnait pas sa mission. Mais après ce que lui avait dit Bravi, il n'en était plus si sûr.
"N'en doute pas, tenta de rassurer Erin. Tu as fait bien plus que n'importe qui pour le clan, comme pour la Citadelle endormie."
"Non... Il a raison, conforta le loup d'argent. J'ai fait ce que je pouvais, mais au final, je n'ai fait que repousser notre revanche."
"Et que veux-tu ? Lancer ta milice à peine naissante sur le camp des Noirs ? Ressaisis-toi, fils ! Tu as fait les bons choix ! Ce qui aurait été irréfléchi, cela aurait été davantage d'aller combattre un danger que tu n'as pas pu évaluer. Tu l'as déjà dit : Tu traiteras le problème à la source et je te fais confiance pour ça. Ne prends pas compte de ce que peut penser Bravi, il est aussi chamboulé que le reste du clan. Crois-moi, à votre prochaine conversation, il s'excusera et te donnera raison."
Les paroles de son père le réconfortèrent quelque peu, mais Ziresh n'arrivait pas à se défaire aussi facilement de l'amertume qu'il ressentait. Bien des personnes le lui auront fait remarquer : il prenait compte de tout ce qu'on lui disait, et cela pouvait s'avérer préjudiciable pour son moral. Mais il n'arrivait tout simplement pas à oublier. Il était ainsi.
"Je vais sortir un peu. Prendre l'air avant mon départ."
Cette situation lui rappela le jour où il était revenu des mines de Lebher et qu'il avait découvert l'état de Kâhra. Il avait dû quitter la caravane de ses parents, les laissant à l'intérieur. Ces moments-là le faisaient tant douter, lui donnaient tant d'anxiété, qu'il avait commencé à sentir son souffle s'accélérer et son cœur battre jusqu'à cela devienne douloureux. Le soleil commençait à se coucher derrière les montagnes. Et c'est dans l'ombre qu'il se laissa tomber contre le mur du bastion. D'ici, il pouvait voir le sombre mont sur lequel il avait vu la silhouette animale, un mois plus tôt. Le soleil derrière la roche rendait son sommet noir et Ziresh ne pouvait plus même y voir la neige éternelle. C'est alors dans son pendentif, la Fleur de Lys, qu'il orienta ses pensées. Si Kâhra était là, il en était certain, il ne douterait absolument pas de ses compétences.
"Ton ami a raison, tu sais."
Ziresh ne reconnut pas immédiatement la voix de la personne qui venait de lui parler. Il ne vit que sa maigre silhouette quand il leva les yeux de son bijou. Il lui fallu un peu de temps avant de reconnaître son interlocuteur.
"Levon ?"
Levon faisait partie des gardes à l'origine de la prise du fort. Depuis le début, Gors et Victorin l'avaient mis en garde vis à vis de ce personnage. On le décrivait comme étant tout à fait lâche, avare et du genre à profiter des autres. Apparemment, il s'était éloigné de cette image en sauvant Haydr des griffes d'un scolopendre, dans les tréfonds. Pour ce faire, il y aurait laissé ses possessions. Mais pourtant, il semblait que bien des personnes gardaient cette mauvaise image de lui.
"Tu nous as écouté !"
"Non, non ! Votre conversation est venue à mes oreilles, c'est différent ! J'étais sur la terrasse des écuries et vous ne faisiez pas vraiment attention à la hauteur de vos voix !"
Le garde s'assit aux côtés de Ziresh, sans prendre davantage de pincettes. Il montra un regard insistant sur le pendentif du Porteur de Lumière. Ce n'était pas de la convoitise, mais surtout de la curiosité. Mais le loup n'en avait que faire : il n'était pas d'humeur à parler de son deuil. Aussi, un long silence passa avant que Levon ne reprenne la parole.
"Je ne dis pas que Bravi a raison pour tout, mais il a raison à propos d'une chose : Tu es quelqu'un d'un peu trop doux."
"C'est pour mon attitude conciliante et ma détermination que l'on m'a choisi pour les missions que j'ai menées. Je ne vais pas me contenter de tuer sans réfléchir. Je le regretterais."
"Et voilà ! s'exclama l'homme. C'est là où je veux en venir ! Tu le regretterais, c'est certain ! C'est en cela que tu es quelqu'un d'un peu trop doux !"
Encore une fois, un silence pesant prit lieu. Ziresh n'avait pas répondu, mais les paroles de son compagnon forcé n'étaient pas dénuées de sens. Pourtant, il continuait à se dire qu'il préférait être plein de regrets que de devenir comme les Noirs, qui tuent sans aucun remord.
"Tu sais, nous n'avons pas beaucoup parlé tous les deux. Mais je sais déjà beaucoup de choses à ton sujet."
"Comme quoi ?" le défia Ziresh dans son arrogance.
"Les gens de ton clan m'ont dit que tu as déjà combattu trois liykors sombres. Tu en as tué deux et vous avez emprisonné le dernier. On m'a dit que le meurtre des deux loups t'avait chamboulé et qu'encore, aujourd'hui, il t'arrivait d'y penser. Tu baisses toujours le museau dès que l'on parle de cette attaque-là en particulier, car c'est la seule où tu as été mêlé directement et où tu as vu ta vraie mère mourir."
Levon franchit un cap en parlant de sa mère. Lui-même n'en parlait jamais et étrangement, il ne ressentait pas autant de peine pour elle que pour Kâhra. Sans doute parce qu'elle s'était éloignée de lui depuis plusieurs années. Mais en parler de la sorte suffit à le faire sortir de ses gonds. Et c'est dans un grognement sourd qu'il attrapa la gorge du malin avec ses griffes, le plaquant directement au sol. Il ne s'était d'ailleurs pas privé pour les planter, laissant couler de légers filets de sang sur le col de son armure.
"Et à quoi cela t'avance de me dire ça ? Tu vois ce que tu gagnes ? Je suis à deux griffes de te tuer !"
Le garde souffrait, mais pourtant, il ne semblait aucunement paniquer. Son souffle saccadé n'était causé que par l'étouffement que lui causait l'emprise sur sa gorge. Cela ne l'avait pas empêché de renchérir. Et efficacement, en plus de cela.
"Tu as regretté d'en avoir tué deux, mais n'as-tu pas davantage regretté de ne pas avoir tué les trois ?"
Tout à coup, la prise se desserra. Levon, aussi détestable pouvait-il être, avait raison. Ziresh l'avait regretté, au moins autant que d'avoir déjà tué. Il avait déjà eu des regrets pour des choses plus difficiles (notamment le génocide du peuple de Lebher, dont il se rappelait tous les jours sans jamais en parler), mais celui d'avoir tué comme celui d'avoir épargné un Noir le tourmentaient. Des souvenirs dont les idéaux étaient complètement opposés. Le loup d'argent n'avait plus su comment se défaire de tels sentiments contradictoires. Et Levon était le premier à le relever. Il retira ses griffes de la chair du garde pour aller s'assoir de nouveau contre le mur.
"C'est bien ce que je pensais... fit l'homme après avoir repris son souffle. Tu fais les choses bien, c'est louable. Mais tu regrettes certains de tes faits."
"Va-t'en maintenant. Que veux-tu de plus ? Je ne vais pas me confier à toi."
"Je ne te demande pas de te confier. J'ai simplement quelque chose à te proposer."
"Quoi ? Tu vas m'apprendre à tuer sans regrets ? J'ai entendu dire que "tu tuerais un usurier pour une poignée de fifrelins." Je dois suivre ton modèle ?"
Cette dernière réplique eut pour effet de gêner suffisamment Levon pour qu'il cesse un instant de parler. Mais il luttait, l'animal ! Toutefois, ce qu'il avait à dire était plus intéressant que ce Ziresh ne l'avait imaginé. Si bien qu'il se montra très vite attentif à ses paroles.
"Tu es quelqu'un de bien et ça, je t'en félicite. Ce que je te propose, ce n'est pas de te changer. Du moins pas complètement. Imagine que tu doives combattre des Noirs et que durant ce combat, tu sois proche de porter le coup de grâce et qu'à ce moment-là, justement, tu ressens de nouveau la culpabilité qui te rend si empathique et appréciable... Ne crois-tu pas que ce serait t'ouvrir à trop de dangers ?"
Levon sortit alors une petite carte en papier, complètement abîmée. Elle était bien loin de la qualité de celle en cuir qui servait à établir les stratégies de Calimène et Victorin. L'homme pointa alors l'ouest de la carte où se trouver l'Ynorie.
"Tu sais quel genre d'armes on utilise en Ynorie ?"
"Je ne sais pas vraiment... Des sabres à lame courbée, je crois. Des épées tranchantes d'un seul côté, pour parer de l'autre. C'est tout je crois."
"Oui, des cimeterres, des katanas, mais encore bien d'autres armes qui pourraient t'intéresser. Cela dit, c'est bien un genre de katana qui va attiser ton intérêt."
Levon pointa alors cette fois-ci les Duchés des montagnes. Puis il traça du doigt un trajet entre Luminion, Mertar et la Citadelle endormie.
"L'arme qui t'intéresse est un katana d'un catégorie différente. On appelle ça un "iaïto", une lame particulièrement longue, tranchante, avec une portée remarquable qui peut s'utiliser à une ou deux mains. Je ne pense pas que ce soit aussi puissant que la Hallebarde Protectrice mais soit. Elle a été forgée par les nains de Mertar et on dit qu'elle serait là-bas. Mais j'ai entendu dire qu'un maître d'armes se serait discerné en Ynorie parmi les combattants de leurs troupes en ne montrant plus aucune mesure en entraînement, comme sur le champ de bataille. Ce n'est pas tant la qualité de l'arme qui va t'intéresser, mais ce qu'elle t'évoquera."
"Ce qu'elle m'évoquera...?"
"On dit que celui qui porte la Masamune de l'Imperturbable ne ressent plus aucune pitié envers ses ennemis. Ce maître d'armes là n'en a pas besoin. Toi, en revanche, tu aurais bien besoin de réguler tes sentiments..."
"Tu veux que je le vole ! s'exclama Ziresh, outré par la proposition qui lui était faite. Tu veux que je lui vole son arme et que je t'apporte aussi son argent, peut-être ?"
"Ah ah ! Je ne connais même pas son nom ! Je me fiche bien de ses possessions, je te parle de la Masamune à toi seulement ! Et puis tu rendras service à de nombreuses personnes. Il joue les terreurs même dans ses propres rangs. Tu as besoin d'aide pour t'impliquer davantage dans tes missions et eux ont besoin de faire disparaître l'arme."
"Pourquoi ne le font-ils pas eux-mêmes ?"
"Parce qu'ils ne savent pas que le maître d'armes possède cette relique ! Elle n'a physiquement pas grand chose d'autres que sa qualité de fabrication, alors tout le monde ne sait pas quel pouvoir elle renferme."
"Et toi ? Comment peux-tu être au courant d'une chose pareille ?"
"Le maître d'armes a voyagé il y a quelques temps jusqu'à Mertar. En ressortant de la ville, il aurait changé de comportement, alors même qu'il se voulait plutôt agréable avant cela. Tu le rencontreras très probablement avec Calimène."
"Et je te le redemande. Comment peux-tu le savoir ?"
Une petite pause prit lieu. Mais cette fois-ci, un sourire dérangeant se dessina sur les lèvres de Levon.
"Et bien... Calimène t'a parlé de l'Emissaire, non ?"
Ziresh resta longtemps interdit, sans savoir quoi répondre. Il était notoire que les rapports entre les gardes et l'Emissaire étaient discutables, tant ils ne pouvaient apprécier cet être abject. Le loup ne l'avait jamais rencontré, mais on lui en avait suffisamment parlé pour en dresser un portrait dégradant. Le fait que l'Emissaire soit à l'origine d'une telle offre, proposée ensuite par Levon, avait tout pour lui déplaire. Et pourtant... Et pourtant, le Porteur de Lumière avait besoin de cette aide. Il le sentait, Bravi le lui avait démontré déjà plus tôt, même si ses parents adoptifs avaient encore confiance en lui. Et bien qu'il n'apprécia ni Levon, ni l'Emissaire, il savait aussi que ce dernier allait avoir une place prépondérante dans son enquête vis à vis des rapports entre Oaxaca et les liykors noirs... Cette arme l'aiderait dans son combat, et la mission qu'il allait mener l'aiderait à engager des rapports avec le malin. Le garde en armure sombre le regarda un moment, toujours aussi insistant. Puis quand la réponse lui fut donnée, son sourire commença à découvrir toutes ses dents.
"Très bien... J'irai la chercher."
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