Au grand soulagement d'Anastasie, le Chevalier d'Or se remit du choc relativement rapidement. Il restait visiblement faible et désorienté, mais sa vie n'était plus directement en danger, ce qui représentait une excellente nouvelle pour la théurgiste. Premièrement parce qu'elle ne souhaitait la mort de presque personne, même d'un fanatique voué à une cause si violemment qu'il en causait des torts à d'autres, comme elle pensait qu'il était ; deuxièmement parce que sa morale l'aurait forcée à essayer de le soigner par un sortilège, moyen le plus efficace qu'elle avait à sa disposition, et elle faisait de moins en moins confiance en la magie depuis quelques minutes. Pour elle qui se reposait presque intégralement dessus depuis plusieurs mois, et ce dans presque toutes les situations de danger qu'elle pouvait expérimenter, c'était un coup particulièrement dur, mais elle devait se résoudre à ne plus utiliser ses capacités qu'en cas d'urgence.
A côté d'elle, alors que le Chevalier crachait les dernières traces d'eau dans ses poumons, ce fut au tour du gamin de s'exprimer, presque timidement. Il la remercia simplement pour son intervention, attirant un simple hochement de tête de la part de la Comtesse. Elle n'avait pas pour habitude de laisser des adolescents à leur sort, quelque fut leurs inclinaisons fluidiques.
Lorsque le Chevalier l'eut donc rassurée, la jeune femme se redressa pour faire face au nécromant, qui ne semblait pas goûter ses remontrances. Il clama que les effets de son sort passerait certainement très rapidement, ne s'appuyant évidemment sur aucune base solide pour l'assurer, et rétorqua qu'au moins eux resteraient vivants. La remarque arracha un froncement de sourcils à Anastasie ; elle était maintenant persuadée que lui non plus n'avait pas maîtrisé ses pouvoirs. Son attitude n'était probablement qu'une façade pour paraître plus puissant qu'il ne l'était, un moyen de tenir Elysea à l'écart, en somme. Mais si elle admettait volontiers que la jeune femme avait été l'instigatrice de cette inimitié entre eux, elle n'en trouvait pas moins son comportement puéril et, pire, dangereux. Elle savait bien de quel bois était faite la disciple de Gaïa qui les accompagnait, celle-ci semblant très proche d'elle-même à sa façon. Alors certes Anastasie, elle, ne se baladait pas en menaçant de mort tous les utilisateurs de fluides obscurs qu'elle pouvait croiser... Mais lorsqu'elle voyait une menace en quelqu'un, elle ne reculait devant rien pour l'éliminer, et la puissance supposée de son adversaire ne rendait les choses que plus urgentes, et non pas dissuasives. Aussi, elle craignait que le bluff d'Azra n'inquiète Elysea suffisamment pour qu'elle prenne les armes, craignant les méfaits d'un être si puissant que ce qu'il paraissait être. En somme, la tension venait de monter d'un cran supplémentaire entre eux. Et Anastasie se retrouverait certainement à devoir faire tampon pour éviter qu'une guerre ouverte n'éclate.
Un tournis s'empara subitement d'Anastasie. Une brume noire enveloppait son esprit, brouillant ses pensées et noircissant son jugement.
( Tu pourrais les laisser s'entre-tuer, ) suggéra une voix éthérée dans son esprit.
( La ferme ! ) répondit-elle par réflexe.
Un long rire résonna dans son crâne, lui provoquant un lancinant mal de tête alors que des visions d'Elysea et Azra combattant défilaient devant ses yeux.
( Ils ne seraient plus un problème, ) continua-t-il. ( Tu n'aurais qu'à achever le survivant et vous pourriez poursuivre votre chemin sans plus de contretemps. )
( La ferme ! ) répéta-t-elle, essayant de chasser les brumes de son esprit et de faire disparaître les images devant elle.
( Après tout il est un nécromancien... Un mage noir... Tu n'as aucune raison de le secourir ! )
La jeune femme baissa la tête et ferma les yeux, essayant de faire passer inaperçus ses troubles à ses compagnons de voyage. Elle voulait hurler, crier tant de douleur que de haine, mais elle ne le pouvait.
( Quant à elle... Parfait produit de ce Temple de Gaïa qui t'a laissée tomber au moment où tu en avais le plus besoin... Parfaite enfant des préceptes bafoués de cette religion que tu chéris tant... Parfaite représentation de ce qui corrompt ta bien-aimée Déesse... Sa mort ne serait que méritée... Elle ne fait que colporter une fausse image de Gaïa ! )
( LA FERME ! ) hurla mentalement la théurgiste, attrapant le manche de Perçombre d'une main ferme en relevant la tête.
La rapière sembla se manifester à l'intérieur même de son esprit, illuminant l'ombre qu'il renfermait et provoquant un grondement de douleur et de colère à l'Ombre qui voulait corrompre son esprit. En quelques secondes, son influence avait de nouveau disparu.
La jeune femme réprima quelques halètements avant de relâcher sa prise sur son arme, faisant disparaître la présence réconfortante qui avait éclairé son esprit quelques instants plus tôt. Ce n'était pas la première fois qu'elle ressentait mentalement la force contenue dans Perçombre, mais jamais celle-ci n'avait été si puissante. Cependant la Comtesse n'eut pas le loisir de philosopher plus longtemps à son propos, car d'étranges remous se faisaient voir à la surface du fleuve. Ceux-ci s'intensifièrent rapidement jusqu'à devenir de violentes petites vagues s'entrechoquant, avant qu'une créature gigantesque ne sorte de l'eau dans une puissante gerbe, les dominant de toute son imposante carrure. Se tenait là un immense dragon bleu, répondant à l'appel de l'appeau de Daemon à la place de Naral Shaam. Celui-ci s'approcha rapidement d'eux d'un pas lourd, avant de poser ses yeux sur leur groupe et de prendre la parole. Il exigeait de savoir pour quelle raison ils avaient décidé de le déranger, mais également, et peut être même surtout, quelle magie avait corrompu le rivage sur lequel il se tenait. Une question inquisitrice et lourde de sens que tous devaient à la démonstration de puissance d'Azra.
Ce fut d'ailleurs celui-ci qui prit la parole le premier, usant d'abord d'une flatterie presque grotesque tant elle était évidente, avant d'expliquer la situation, minimisant par la même occasion son rôle quant à la pollution ambiante. A son tour, le gamin prit la parole, prenant l'entière responsabilité de cet appel et s'en excusant auprès du dragon. Anastasie, en dernier lieu, mit de côté ce sentiment mêlant crainte, curiosité et ébahissement qui l'avait assaillie à la vue du colosse et s'avança d'un pas décidé vers la créature draconide pour terminer leur plaidoirie. Certainement pas au goût d'Azra, cependant.
« Effectivement, messire Dragon, nous ne voulions pas vous appeler vous, mais notre compagnon de voyage, » commença-t-elle poliment. « Quant à cette magie qui a corrompu ces eaux, elle est bien, je le crains, le fait de l'un d'entre nous. Mais il ne faisait là que sauver nos vies, et certainement celles de bien d'autres créatures de ces profondeurs, en nous débarrassant d'une abomination qui n'avait certainement rien à faire là. Aussi dois-je me refuser à vous dévoiler lequel d'entre nous est à l'origine de cette magie sombre ; je vous demanderais, s'il vous plaît, de ne pas nous tenir rigueur de nos actes, simples reflets de notre instinct de survie, bien qu'il me chagrine moi-même de voir cette berge en si piteux état. »
Elle s'attendait à ce que ses déclarations ne fassent pas l'unanimité dans leur groupe. Premièrement auprès d'Elysea, pour avoir déclaré refuser de dénoncer le coupable ; deuxièmement auprès d'Azra, pour avoir admit être les responsables de ce qu'il avait tâché de minimiser. Mais si elle se refusait à abandonner ce dernier à l'état de bouc émissaire, elle ne pensait pas moins que la franchise les porterait plus loin qu'un mensonge par omission. Après tout les dragons étaient réputés, dans la plupart des contes et histoires, comme étant des êtres sages. Et si celui-ci avait déjà lui-même observé la mort d'une créature similaire, il saurait certainement que la nécrose de tout ce qui les entourait n'était pas une cause directe de sa décomposition.
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