Dans la pénombre, je vole dans une zone plus calme. Moins de mouvements d'emplumés, moins de rires agaçants ou de chants guerriers. Sur plusieurs branches, des amas de brindilles tressées bardés d'herbes et de plumes sont construits. Des nids, plutôt élaborés en vérité. J'en passe un certain nombre avant d'apercevoir une masse sombre de bonne taille. Mon harney, détendu et perché dans l'un des emplacements. Son œil d'un bleu crissant se braque vers moi à mon approche, m'arrachant une esquisse de sourire. Il est méfiant, me scrutant comme le jour de notre rencontre. Serré contre lui à cause du manque de place, abrité par ses propres ailes, le Protecteur sommeille. Ma monture a l'air de veiller sur lui, me défiant de faire un battement d'ailes de plus dans leur direction, et ne semblant guère encline à vouloir bouger. Je me pose sur le bord du nid, chose qui incite l'animal à gonfler le plumage. Par habitude, je plonge la main dans ma sacoche, à la recherche d'une baie séchée. L'oiseau reconnait ce geste et entrouvre le bec, la gobant d'une traite dès que ma main est assez proche. Il me laisse lui frotter la joue et répond par un petit son au léger sifflement que j'émets.
Les yeux braqués sur la forme du Protecteur, je m'assois au bord du nid, du côté de sa tête, observant silencieusement le mouvement généré par sa respiration. Pourquoi dort-il ici, dans cet amas de branchages ? Il n'utilise plus son hamac acheté chez ces insupportables lutins ? Craignait-il de passer pour un étrange aldryde ? Est-ce un signe de plus qu'il rejette ce que l'objet représente ? Frustré à cette pensée, je pousse cependant un simple souffle nasal. Je me sentais prêt à me confronter à lui, mais à le voir là, endormi et vulnérable, j'ai du mal à trouver le cœur de le réveiller. D'un rapide geste, je vérifie avoir toujours mon casque sur la tête, pose mon arbalète contre la paroi du nid et tends la main.
J'hésite, survole sa chevelure des doigts, ramène mon bras, le repousse dans sa direction. J'ai la sensation de me heurter à un mur, mais cette fois, je fais le choix de le percuter de plein fouet.
Ôtant ma protection magique dorée de mes bras pour profiter pleinement de la sensation, je touche légèrement la pommette du mâle, ramenant sa chevelure vers sa spirale auditive. Cette audace, je l'ai toujours muselée, bridée, empêchée de me compromettre envers lui. Ce soir, je lui laisse le champ libre. Je réitère mon geste, sentant sa peau fraiche contre mes doigts. Elle a toujours contrasté avec le coloris de la corruption, mais là, le constater après cette absence et dans cette pénombre avec laquelle je me confonds me frappe davantage. Au troisième passage, je m'enhardis et lisse sa joue du revers de la main, cherchant à le tirer de son sommeil sans violence.
Cela fait effet. Ses yeux papillonnent tandis qu'il lève une main vers ce qui le dérange et effleure la mienne. Il semble prendre conscience de ce qui se passe sans y croire tout à fait.
"
Avant que tu le demandes : non, je ne sais pas l'heure qu'il est, et non cela ne pouvait pas attendre... Fallait que je te parle. "
Un son ensommeillé lui échappe tandis qu'il prend appui sur un bras et se redresse. Il se frotte les yeux à deux reprises : l'une pour y voir un peu mieux, l'autre avec de l'incrédulité.
"
Tu es revenu ? Que s'est-il passé ?"
"
Oh, rien !", fais-je avec une voix blasée. "
Shada'ïs m'a envoyé chercher une breloque magique avec un éclaireur. Je suis revenu avec l'objet, et sans l'éclaireur.", ironisé-je en portant la main à mon casque sans l'ôter pour autant. "
Ce... Cette dispute qu'on a eu avant mon départ...", dis-je avant de le scruter. "
T'as probablement sauvé la vie."
J'inspire profondément, bizarrement craintif de poursuivre. Pourtant, cela ne me ressemble pas. Aussi, puisqu'il m'écoute aussi attentivement -le seul être qui l'ait jamais fait, d'ailleurs- je poursuis.
"
Le Coeur Sombre s'est nourri de la puissance de l’Écharde. Cette saloperie de Crapaud a...", commencé-je avant de retirer mon casque et d'afficher ma nouvelle apparence. "
Pris le dessus. Il m'a fait goûter à sa puissance."
Petit souffle dépité.
"
J'ai cru à un rêve. Un foutu rêve. Un délicieux rêve. Et quand j'ai retrouvé mes esprits..."
Je soupire, ne ressentant aucune culpabilité pour le carnage causé et simplement de la frustration de m'être fait avoir. D'un coup, Dae'ron franchit le peu de distance qui nous sépare.
"
Alors tu as tort ! J'aurais du être là ! Pour le combattre ! Il n'a pas le droit de te faire ça !"
La surprise de son approche passée, c'est de l'agacement qui m'étreint. Je rive ma main à son visage, l'obligeant à ressentir la chaleur désagréable de la Corruption qui me tient. Quand va-t-il se mettre une simple idée dans le crâne ?
"
Tu serais mort, Dae'ron ! Comme l'autre aldryde ! Tu ne comprends pas ? J'ai adoré ressentir ce pouvoir. Voir tous les géants dans ce rêve vidés de leur vie ! Tu y serais passé aussi !", forcé-je dans la pénombre en serrant le poing. "
Et par ma main, le Crapaud aurait eu ce qu'il voulait.", ajouté-je en le scrutant. "
Ta disparition."
Et au lieu de comprendre, de promettre de ne pas faire de bêtises pour me causer tout un tas de sentiments intenables, le Protecteur me lance un regard de défi. Presque courroucé en vérité. Il me tient tête, maintenant !
"
Quand cesseras-tu de me sous-estimer ?", me lance-t-il à la figure avec tout son aplomb et l'assurance que ce qu'il pense est légitime.
Joute de regards. En vérité, je ne m'attendais pas à ce genre de riposte. Depuis quand est-il capable de se montrer aussi sûr de lui ? Où est passé l'aldryde qui grelotait sur mon harney après l'épisode de la Citadelle ? Qui chouinait en pensant à sa troupe massacrée ? Des mots menacent de fuser de mes lèvres lorsque d'autres images me viennent d’elles-mêmes en tête : sa forme abattant l'aigle avec sa javeline, apprendre qu'il s'était mis à ma recherche, le voir abattre gnolls et kadus et plus encore l'entendre retourner mon sarcasme contre moi. Je n'avais jamais vu sa force aussi physique que mentale auparavant, ou plutôt je l'ai toujours devinée et je me suis évertué à ne pas le voir, à refuser de reconnaître ce qu'il représente.
Ce n'est pas lui qui n'est pas au niveau de mes attentes, c'est moi qui ne suis pas en mesure d'accepter ce lien. Par crainte. Tout ce qu'il m'a reproché plus tôt avait un fond de vérité.
"
Non... C'est moi.", fais-je avec un brin de confusion. Et malgré tout ce que cela m'arrache, tout ce que ma fierté tente de cacher, je continue. "
J'ai... Peur, Dae'ron... Tu me fais peur."
"
Tu as bien raison.", fait-il en venant de lui-même accoler son front contre le mien. Encore une chose dont je l'ignorais capable. "
Mais pourtant, tu pourras toujours compter sur moi. Après tout ce qu'on a traversé ensemble... Le nombre de fois où on s'est sauvé l'un l'autre... Il est fini, le temps où j'étais faible.", affirme-t-il avant de se crisper légèrement. "
Du moins, c'est ce que je pensais, avant que tu t'en ailles. Nous sommes plus fort à deux, c'est cela, la vérité."
Je cogite sur ses paroles, médite sur ce contact frais contre ma peau, tente d'accepter le fait que je suis loin de vraiment connaître ce mâle. Mais est-il assez fort pour choisir de demeurer auprès de quelqu'un qui va à l'encontre de ses valeurs ? Après tout, je suis un assassin, un destructeur. Un
corrompu. J'ai du le dire à voix haute, car le Protecteur imite mon claquement de langue agacé avant de répliquer.
"
Et qu'est-ce que tu crois que j'essaie de faire depuis des mois maintenant, idiot ? Mais je vais te montrer que je suis aussi entêté que toi !", affirme-t-il, recevant de ma part un haussement de sourcil pour toute réponse. "
Demain, je t'accompagnerai pour ta mission. Dis non... Et tu verras que je viendrai quand même !"
L'avoir dans les pattes encore une fois ? C'est dangereux et irréfléchi ! Et pourtant, imaginer un moment m'infiltrer avec lui au Cœur de givre et mettre le chaos dedans au nez et à la barbe des femelles a quelque chose de grisant.
"
Encore faut-il que tu sois sorti du nid, monseigneur le jouteur.", dis-je en repoussant son front de l'index.
"
Ce ne sera pas difficile. Et je suis sûr de pouvoir compter sur quelqu'un au cas où.", dit-il avec encore cette assurance que je découvre.
Je m'apprête à répliquer quand, venant d'un autre nid plus loin, une voix ensommeillée nous intime de faire moins de bruit. Retour de la contrariété. Saloperie d'emplumés, toujours là quand il ne le faut pas ! Et à cela s'ajoute la tête du harney, qui cherche à plonger le bec dans mon sac à la recherche de baies. La scène fait discrètement pouffer le brun. Lorsque l'oiseau est repu, Dae'ron tente de me faire un peu de place, mais je ne parviens qu'à m'asseoir contre le bord.
De toute façon, je ne suis pas en mesure de dormir. Pas avec tout ce qui me tourne dans le crâne et surtout à cause d'un détail important : un Dae'ron fatigué a décidé de se servir de ma cuisse comme oreiller et de s'endormir en refusant d'entendre raison. La tête en appui contre mon poing, je ne peux que constater son entêtement et me retrouve coincé à ne pas savoir quoi faire de mon autre bras. Je sais que je pourrais l'envoyer paître, mais je n'ai pas envie de le faire. Il a changé, et il n'est pas le seul. Je plonge mon regard dans la nuit, à l'écoute des sons nocturnes.
Une poignée d'heures plus tard, alors que l'aube n'est pas encore là, je secoue doucement l'épaule du Protecteur.
"
Rends-moi ma jambe maintenant. On doit y aller."
Je tourne la tête en direction du quartier général de la femelle rousse. Aujourd'hui, le sang d'un bon nombre d'emplumés va couler.
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