À peine lui ai-je laissé la possibilité de s'exprimer que Shada'ïs en profite, et pas qu'un peu. À croire qu'elle avait un bouchon dans la gorge depuis des siècles et qui ne demandait qu'à sauter. J'ai mal aux spirales rien que d'entendre sa voix aiguë de femelle, mais ce qu'elle raconte parvient quelque peu à tempérer mon rejet. La voilà qui nous explique qu'en plus d'être une suicidaire frappée du casque, elle est amnésique. Enfin, pas totalement puisqu'elle est certaine que quelqu'un lui a retiré ses souvenirs, tout en restant persuadée que la Ruche du Phénix existe bel et bien. De mieux en mieux, elle la désigne comme cité légendaire qui serait à l'origine de tous les aldrydes. Et ensuite elle part dans un délire fanatique qui me ferait presque peur si je ne m'étais pas endurci toutes ces dernières années.
Elle expose son plan : d'abord libérer les mâles pour partir main dans la main chercher cette cité et assister à l'événement grandiose annoncé par ce feu dans le ciel. Elle désigne l'autre blond du perchoir, laissant entendre que comme elle, certains se souvenaient des anciens chants et les ont associés au phénomène des cieux. Et forcément, comme à chaque fois qu'on les contrarie, d'autres femelles se sont mises en travers du chemin. La Sororité de l'Oubli Salvat... Quelle connerie ! S'il suffisait d'oublier pour être sauvé, je serais encore en train de tourner en rond dans la cage de cette ignoble humaine ! Et forcément, quoi de mieux pour se penser légitime que de propager le fait que seule la fratrie de femelles sait ce qu'elle fait, et s'est levée pour empêcher une catastrophe ?
Peuh ! Comme si la moindre femelle pouvait faire quelque chose de positif... Mais au moins, je sais à quoi m'en tenir. La guerrière rousse veut renverser tout ce petit monde présent à Sartori, ainsi que la reine. Sa victoire signifierait la fin de la guerre et la quête de la ruche légendaire. Très bien... Parfait...
Et en quoi cela me concerne, au juste ? J'ai vu le jour dans une ruche sordide, ai été abandonné par les êtres de la race dont je suis soi-disant un représentant, et enfermé pendant plus d'une décennie comme animal de compagnie d'une géante. Certes, j'ai ressenti l'Appel dans mon étrange sommeil, mais c'est trop tard pour moi. Il y a longtemps que je ne me considère plus comme un aldryde lambda. Comme un mâle à libérer. Comme l'un des
leurs.
Un son rapide et vif me fait tourner le regard vers Dae'ron. Il vient de frapper Plume d'argent sur le bois, habitude qu'il avait perdu ces derniers mois. Chassez le naturel, voir ce qu'il a toujours désiré le fait revenir au galop. Il s'embarque de nouveau dans cette situation de son plein gré, avant de m'inclure dans la solution. Encore une fois, sans rien me demander, et alors qu'il m'a superbement ignoré plus tôt. J'ai compris ton petit manège, mâle. J'ai mis le temps, mais cela y est. Que j'ai été sot de m'attacher ainsi à un autre être pensant. Il s'est juste servi de moi, et j'ai marché comme la plus idiote des larves. Cela fait mal, là, sous cette carapace d'arctosa que je perçois sous ma main sombre.
Je pousse un souffle nasal accompagnant un petit rire sans chaleur.
"
Tiens donc, monseigneur a décidé de cesser de m'ignorer ? Et il veut une fois de plus m'entraîner dans une autre histoire, pour jouer les héros...", dis-je dès que mon petit rire prend fin, avant de braquer un regard glacé dans celui du brun. "
Comme depuis le jour de notre rencontre, mâle.", poursuis-je en insistant sur le dernier terme.
Je sens la morsure sombre grignoter peu à peu mon cou et la base de ma mâchoire, à une vitesse semblable à la fuite de la chaleur de mon sternum. Sans détourner les yeux, avec arrogance, je le fixe. En moi, je perçois comme une nouvelle fêlure. Une attache dont les fibres cassent petit à petit.
"
Magnifique, n'est-ce pas ?", fais-je en désignant du bras l'agitation des autres volants tout autour de nous. "
Tout ce que tu cherchais. Un vrai rêve. L'égalité. Une troupe soudée. Des gens qui pensent comme toi et apparemment loin d'être des imbéciles sans aucune distinction.", dis-je encore en faisant un pas dans sa direction, désignant Johran du chef puis Shada'ïs, avant de le scruter de nouveau.
Je perçois mon ton devenir de plus en plus froid, et c'est tant mieux. Trop longtemps j'ai contenu la bête sommeillant en moi. Cela suffit. Je n'ai jamais été une créature civilisée, et je l'ai presque oublié à son contact. Il est temps que cela change, que je redevienne qui je suis vraiment, tout comme lui.
"
Et là, tu vas m'avouer que, toi aussi, tu connaissais ces chants. Et tu as cru bon, ô monseigneur le Protecteur, de m'évaluer. De tout faire pour m'apprivoiser, histoire que je devienne un membre respectable de votre petite ruche.", fais-je avec un sourire cruel et moqueur, reflétant bien la sensation de trahison que je ressens. Peut-être est-ce simplement l'influence du Coeur Sombre, que je m'imagine des choses insensées, mais plus je le formule à voix haute, plus je suis convaincu d'être dans le vrai. Et cela me contrarie et me blesse encore plus. "
Et faire en sorte que je m'attache à toi, que je sois détourné de cette solitude qui faisait ma force et ma sécurité, juste pour avoir des scrupules à partir et t'arracher à tout cela... Mais le masque finit toujours par tomber. Perdu. C'est raté. Retente ta chance plus tard !", fais-je avant de perdre même ce faux sourire et d'incliner la tête sur le côté, comme si je voyais un être de moins en moins important. "
Mais avec quelqu'un d'autre."
Je lui tourne le dos, mes ailes noires faisant barrage entre nous pour aviser la femelle rousse. Une rage sourde bouillonne en moi, un animal destructeur tournant en rond et encore quelque peu retenu par ma volonté, prêt à bondir.
"
J'appuierai ton combat, Shada'ïs. Pour le simple plaisir de plumer quelques-unes de ces femelles avant de les faire s'écraser de leur piédestal.", affirmé-je avec amertume. "
Mais lorsque tout ça sera fini, je ne veux plus rien avoir à faire avec ces histoires. Je partirai de mon côté et tu garderas ton précieux camarade avec toi.", ajouté-je avant de brièvement pivoter sur le côté pour aviser le brun avec une colère teintée de froideur. "
Un ajout utile à ta troupe."
Je finis de lui faire face une dernière fois, ignorant cette horrible sensation d'étau qui me prend à la gorge à la vue de cet être magnifique avec lequel j'ai tant partagé. Non, avec qui j'ai
cru avoir un vrai lien.
"
Et je pourrai reprendre ma quête sans t'avoir dans les pattes, aldryde.", claqué-je une nouvelle fois tout en étendant mes ailes noires, augmentant instinctivement ma présence et la menace que je représente.
J'ai beau avoir déversé du fiel et savoir que ce sera bientôt du sang, je ne me sens guère mieux. Peut-être qu'il va parler, mais je doute être encore réceptif à ce qu'il pourrait dire. J'en ai ras-les-ailes d'être manipulé ainsi parce que j'ai... J'avais encore un peu d'espoir. Quand toute cette histoire sera finie, quand je repartirai sur le dos de Lyïl... Non, peut-être sans. Parcourir des distances sur le dos du harney ne fera que me rappeler la présence du brun. Je le laisserai sans doute avec les rebelles, histoire de voyager comme j'aurais toujours du l'être.
Seul.
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