Après avoir goûté la liberté, cette douce, merveilleuse, délicieuse liberté, comment pourrais-je supporter d'être à nouveau entravé? La peur, une atroce peur, prenante, cette horrible sensation de ne pouvoir rien faire, d'être impuissant, la rage qui en découle, la rage à en perdre la raison... Tous ces sentiments sont de trop pour un esprit sain (si on considère comme "sain" un esprit assoiffé de vengeance après cent années de captivité...).
Je m'abandonne donc aux larmes, cherchant désespérément à cautériser la blessure morale béante due à ma captivité, à extirper de mon âme ces atroces sensations, les exorciser une fois pour toutes. Je cherche à faire sortir de mon corps agité de sanglots le traumatisme d'un sort que je ne serai certainement plus capable avant longtemps de lancer. Avant très longtemps, même. Kiana, près de moi, m'observe en silence pendant que les émotions coulent le long de mon visage rougi et humide. La compassion mêlée à la colère étincelait dans son regard, fixe. Sans doute dois-je lui faire pitié...
(Le grand Silmeï, réduit à une pauvre petite chose tremblotante et mouillée, tout juste bonne à inspirer la pitié... Et tout cela à cause de qui?!)
Après des minutes qui me semblent de petites éternités, mes larmes se tarissent enfin. Je me sens creux, vidé. Amorphe. Envolé, le bel optimisme qui teintait si sereinement ma vision de l'avenir, remplacé par un vide ahuri et sans aucun sens. Ma désagréable expérience avait fait remonter, pour le moins douloureusement, à la surface des sensations, des angoisses que la présence et l'aide réconfortantes de Kiana m'avait provisoirement faites oublier...
Un silence lourd, pesant, presque menaçant s'abat sur la petite cabane. L'elfe semble ruminer quelque sombre pensée, tandis qu'elle fixe la forêt au travers de la fenêtre. Je finis enfin par chuchoter, à peine audible:
"Je dois prendre l'air."
Le regard perçant de Kiana à nouveau fixé sur moi, celle-ci se contente d'acquiescer, consciente que dans mon état, les mots ne serviraient pas à grand chose. Une part de moi-même, encore à peu près lucide, ne manque pas de remarquer qu'elle me comprenait étonnamment bien, malgré notre connaissance très récente. Déployant mes ailes duveteuses, dont le doux bruissement claque comme un coup de tonnerre dans le silence de plomb, je prends mon envol. Quelques secondes plus tard, je retrouve l'oppressant mais rassurant couvert des arbres.
Je volète de-ci, de-là, au hasard parmi les troncs, avec un amer air de déjà vu. Je ne sais combien de temps je parcours ainsi l'étendue boisée, le regard vide et l'esprit embrumé. A coup sûr, je suis en train de me perdre. Mais peu importe. Je vole, vole et vole encore. Jusqu'à m'écrouler soudain par terre, une crampe douloureuse m'ayant paralysé les ailes. Hébété, je me relève en gémissant. Le choc aura au moins eu le mérite de me sortir de ma torpeur. Des pensées cohérentes se reforment enfin dans mon esprit.
(Plus jamais. Je me battrai jusqu'à la mort s'il le faut, et la vraie cette fois-ci! Mais plutôt crever, agoniser par terre, à moitié dévoré par les monstres gris, plutôt me damner éternellement que de retourner en cage. Plus jamais.)
Fort de ma résolution macabre, l'angoisse me quitte peu à peu. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour accomplir ma vengeance, pour rester un Aldryde libre. Je tuerai quiconque osera me menacer de m'enfermer à nouveau. Je tuerai ces folles. Pour la millième fois, je me promets leur mort. Mais cette fois-là est différente. Ma résolution n'est plus motivée par la colère, la rancoeur. Simplement une soif de vivre libre, intarissable, inexpugnable. Soif essentielle à ma survie.
Epuisé par tous mes déboires moraux de cette longue journée, je m'adosse à un quelconque tronc, perdu au coeur de la forêt, et laisse aller en arrière ma tête douloureuse. Je reste figé ainsi quelques instants, respirant profondément, écoutant les bruits discrets et harmonieux de la forêt. Pépiements de piafs, murmures lointains d'une rivière, vent bruissant dans les feuilles. L'harmonieux ensemble des différents bruits est des plus relaxant à écouter.
Soudain, un malaise me prend à la gorge. Un craquement me fait redresser la tête, et une sensation très désagréable d'être observé.
(Ca sent pas bon. Pas bon du tout...)
Méfiant, tous mes sens enfin réveillés, je me relève lentement, me collant par réflexe de préservation à l'écorce. Quelqu'un, ou quelque chose approche. Nom d'une fichue larve! Déployant silencieusement mes ailes, je grimpe en grimaçant de d'inconfort (il reste quelques traces de mes crampes) en haut de l'arbre en bas duquel j'étais assis. De là, je peux avoir une vue globale de la clairière qui s'étend sous la branche sur laquelle je me suis perché. Un mouvement furtif en contrebas attire soudain mon regard. Sortant d'un fourré, je vois émerger, comme au ralenti, un bras, une jambe, un autre bras, une autre jambe, puis une paire d'ailes.
Avec stupeur, une Aldryde apparaît sous mes yeux. La violence de la foule des émotions qui s'empare de moi me surprend et me heurte. La vengeance entame dans mon crâne une valse macabre avec la fureur, la tristesse, et l'anxiété.
(On m'a retrouvé. Elles m'ont retrouvé. Je suis mort. Elle est morte! Je vais la faire souffrir...)
A l'instant même où je l'aperçois, mon sang ne fait qu'un tour. Un dilemme déchirant s'impose alors à moi. Une partie de moi hurle au meurtre, à la barbarie. J'échafaude dans l'instant mille stratégies pour la faire gémir jusqu'à la mort. Une autre partie de moi, plus rationnelle, s'échine à me faire tenir tranquille. Si je veux rester dans la forêt avec Kiana encore quelques temps, je me dois de rester caché. En tuer une ne changera rien maintenant; elles sont tellement plus nombreuses que moi que la partie serait perdue d'avance...
Alors que je suis encore en train de me battre intérieurement pour savoir quelle conduite adopter, un oiseau surgit et se pose non loin de moi en poussant des pépiements aiguës. Je dois avoir un don avec ces foutus piafs. Presque résigné, je vois d'un coup sec la tête de l'Aldryde pivoter dans ma direction, puis ses yeux s'agrandir. Mon sort, et le sien sont scellés.
Nous restons immobiles une seconde encore, nos intenses regards scrutant chaque parcelle du visage de l'adversaire, chacun comprenant qu'une lutte sans merci était engagée. Puis l'Aldryde prend la fuite. D'un bond, elle saute vers le buisson d'où elle venait d'arriver, et déploie ses ailes, filant comme un moineau-garou. A peine le temps de grommeler mentalement (Elle parle et je suis mort!), et je m'élance à sa poursuite, battant frénétiquement des ailes.
De grands idéaux comme la liberté et le salut de mon âme me poussent à accélérer pour rattraper celle qui peut ruiner le semblant de vie que j'avais retrouvé. D'autres, bien moins reluisants, comme la vengeance, me cravachent violemment, réclamant à grands cris hystériques, satisfaction.
Ma condition de mâle, bien que chétif, me permet apparemment de gagner du terrain sur l'Aldryde, désormais proie. Le visage tendu et concentré, je m'absorbe dans la tâche d'éviter les troncs d'arbres, et de gagner du terrain. Comme lors de mon combat contre le moineau, comme lors de ma fuite nocturne, les arbres défilent à toute vitesse, mortels en cas de choc. Mes pensées ne sont plus qu'une litanie incessante, qui me plonge dans une sorte d'état second, impitoyable, endurci.
Chaque minute de poursuite est une minute qui me rapproche de la mort, de cela je suis certain. Mais centimètre par centimètre, je finis par me rapprocher, jusqu'à me retrouver juste derrière ma proie. Cette dernière coule des regards affolés dans ma direction, sentant peut-être quelle détermination m'anime. Et dans un dernier élan, poussant un cri rageur, je me jette sur elle, et réussis à attraper l'une de ses ailes. Bien évidemment, alors que je tire dessus de toutes mes forces, arrachant quelques plumes au passage, l'Aldryde hurle de douleur, et mes ailes ne pouvant supporter nos deux poids réunis, nous tombons comme des pierres.
L'impact sur le sol fut rude. Nous nous écrasons violemment ensemble, et cette fois-ci, nul moineau pour amortir ma chute. En gémissant de douleur, mais le regard implacable, je me relève et titube jusqu'à l'Aldryde, qui avait roulé un peu plus loin. Cette dernière semble inconsciente. Une occasion de la ramener chez Kiana et d'aviser ensuite? Je n'ai guère plus le temps d'échafauder des plans, car un violent coup de pied m'envoie manger la terre. Ah la bougresse avait joué la morte pour mieux frapper?! Eh bien elle va être servie!!
Ecumant de rage, je lui laisse à peine le temps de se relever, et je me jette sur elle, la plaquant au sol. Laissant s'exprimer cent longues années de ressentiment, je lui décoche le coup de poing le plus violent que j'ai en réserve, en plein visage. Prends ça, sale harpie!! Cette dernière pousse justement un sifflement qui n'est pas sans rappeler le monstre mythologique, et se débat comme une tigresse pour tenter d'échapper à mon étreinte. Je récolte plusieurs coups de poings, griffures, et même une morsure au poignet, tandis que je m'efforce de la garder plaquée au sol. Grognant de douleur et d'ire, j'arme mon poing pour lui faire ravaler sa sauvagerie. Avant d'avoir pu frapper, l'Aldryde se met à pousser des hurlements stridents, appelant à l'aide.
(Nom d'une fichue dégénérée, si des renforts arrivent, je suis cuit)
Alors, seulement, dans le feu de l'action, le temps semble se figer tandis que je prends conscience que la seule chose à faire est de l'abattre. A ma grande surprise, la haine reflue, et une tristesse insondable voile mon regard. J'approche doucement mais fermement mes mains de son cou. Devinant ce que je compte faire, l'Aldryde pousse des hurlements de plus en plus stridents, mais elle reste paralysée. La chute a dû lui faire plus de mal qu'en apparence.
Apposant mes mains sur son cou, j'exerce une forte pression. Le regard froid. Quelques secondes plus tard, je l'entends suffoquer, et ma victime se débat moins férocement. Ses mains se fixent comme des étaux sur mes avants-bras, et elle plante, alors qu'elle meurt, ses ongles dans ma chair, avec toute la puissance de sa détresse. Rendant son dernier souffle, ses yeux se révulsent, ses membres s'agitent d'un spasme morbide, et tout est fini. Mais jamais, jamais je n'oublierai ce regard, ce regard qu'elle m'a lancé, comprenant qu'elle allait mourir. Ce regard me hantera toutes les nuits.
(J'ai tué. J'ai tué. Ma vengeance a fait un pas. Et pourtant, je ne jubile pas. Ce regard... Suis-je un monstre de sacrifier autrui à ma survie?)
La question reste en suspend dans mon esprit, et je me relève brusquement. Je suis haletant. Ses hurlements n'ont pas dû passer inaperçus dans cette silencieuse forêt. Je dois fuir sans tarder. Ne prenant même pas la peine de cacher le corps, je déploie mes ailes et m'enfuis à toute vitesse.
Nom d'une larve, je suis perdu alors que je dois me rendre chez Kiana le plus vite possible. En chemin, tout en prenant de la vitesse parmi les arbres, je sens la panique s'insinuer en moi, dangereuse, et enfler démesurément. Je suis foutu, il n'y a pas d'autre mot. Fichtre et foutre, où est cette fichue cabane?! Je tourne ainsi quelques minutes dans la forêt, cédant de plus en plus à la panique, cette affreuse compagne. Puis avec un soulagement indicible, j'identifie la clairière familière, et je fonce dessus, comme si j'avais la mort aux trousses (ce qui est certainement le cas). Je déboule à toute vitesse dans la cabane, à travers la fenêtre, viens me poser devant Kiana. Je ne lui laisse pas le temps d'ouvrir la bouche -elle allait certainement m'interroger à propos de mon air paniqué-, je m'écrie:
" Kiana!! Je suis tombé sur une Aldryde dans la forêt!! Une Aldryde!! J'ai essayé de me cacher, je ne voulais pas qu'on me découvre, mais elle m'a vu, elle m'a vu Kiana!! Je n'avais pas d'autre choix! D'autre choix... Je l'ai poursuivie! Je l'ai rattrapée! Je l'ai tuée! Nom d'une Akrilla, j'ai une tué une Aldryde! Je l'ai étranglée, et son regard accusateur me rongera à jamais... Je l'ai tué Kiana! Tué!! Et maintenant, je suis sûr qu'elles sont à ma recherche! Elle vont me trouver Kiana, elles vont se venger!! Je dois fuir, partir, me cacher!! Oh bon sang, j'ai tué!!! "
Au fur et à mesure que l'elfe écoute mon discours décousu et bouleversé, son visage prend une expression horrifiée. Alors que je continue à débiter à mi-voix un discours incohérent, Kiana me saisit fermement par les épaules, et s'écrie:
" Silmeï calmez-vous! Si vous tenez un tant soit peu à votre liberté, taisez-vous et écoutez-moi! "
Cette réplique aura au moins eu le mérite de me clouer le bec. Retrouvant cette chère Kiana, qui prend les choses en main en temps de crise, l'elfe me donne ses instructions d'une voix claire et sans failles:
"Vous allez aller vous cacher sous le lit. Tout de suite. Je vais ensuite partir quelques instants, puis revenir. Ensuite seulement, vous fuirez. Allez, sous le lit! "
Hébété, je m'exécute. C'est presque réconfortant de me rouler en boule sous le lit, alors que j'entends des pas précipités quitter la cabane. Quelques minutes plus tard, Kiana revient et m'ordonne de sortir de ma cachette. Une foule de choses s'étend sur la table. L'elfe reprend la parole:
"Vous allez prendre ceci." Elle me remet un sac à ma taille, tressé en fibres de je ne sais quel plante. "Ce sac contient des provisions pour quelques jours, dans l'hypothèse où vous pourrez maîtriser votre appétit." Elle a un pauvre sourire. "A présent écoutez-moi attentivement. Je vais vous conduire jusqu'à un sentier connu seul de quelques ermites de la forêt. Il vous conduira jusqu'à la cité elfique de Luinwë. C'est le chemin le plus court pour fuir la forêt. Là, vous aurez trois jours de marche -de vol pour vous- pour arriver à la ville. Et arrivé là-bas, fuyez Silmeï! Prenez un bateau, un cynore, une calèche, que sais-je encore, mais fuyez. Je compte sur vous pour rester en vie, et profiter d'une liberté qu'une personne aussi belle que vous mérite. "
Les larmes aux yeux, je me jette autour de son cou, et sanglote pitoyablement. Ô cette imbécile d'elfe allait me manquer!! M'écartant , un peu gêné, je prends la parole:
" Merci Kiana, merci merveilleuse elfe, pour tout ce que vous avez fait pour moi. Si j'ai un seul regret dans notre rencontre, c'est le fait de devoir vous quitter si tôt..."
L'émotion m'empêche de continuer mon discours, et je resserre mon étreinte autour de son grand cou.
Nous restons ainsi quelques minutes, chacun faisant le deuil de l'autre, puis Kiana s'écrie d'une voix énergique:
"Allez! Il est temps de vous sauver une dernière fois la vie! "
Avec une sourire jaune, je la regarde franchir la porte, et m'attendre. Je jette un dernier coup d'oeil à la cabane, lieu de mes premiers bons souvenirs, puis déploie mes ailes pour suivre l'elfe.
Adieu.
Route entre Cuilnen et Lùinwë