< Le musée >Tandis que j’approchais, j’observai attentivement la frêle silhouette qui s’activait sur un parchemin à l’aide d’un pinceau très fin aux poils peu épais. Je reconnus avec une pointe de jalousie un Petit-Gris, légendaire pour sa longueur de trait et pour la douceur de son touché.
Je me souvins d’un artiste exceptionnel en transit dans les faubourgs d’Eniod qui avait réalisé dans la rue le portrait d’un gentilhomme pour une poignée de pain. Le gentilhomme était reparti heureux comme un enfant avec un dessin d’une ressemblance frappante, l’artiste était reparti avec quelques yus pour continuer son voyage et j’étais reparti avec le souvenir de la douceur du touché de l’artiste sur son support. On aurait dit qu’il le caressait, le cajolait, le suppliait de livrer le ton vrai, l’âme du peintre. Evidemment, sur le coup, je n’avais pas analysé cette scène de cette façon, j’avais simplement été époustouflé par la technique déployée.
Et cette sensation d’émerveillement me revenait maintenant, devant les gestes lents et calculés de ce vieillard, en suivant ses touches précises et précieuses. Je dus rester un long moment ainsi, contemplant une œuvre en devenir, la plus fascinante des observations, celle de l’acte créatif s’accomplissant. Le vacarme du musée avait disparu ou la foule en était parti. Cela n’avait d’ailleurs pas beaucoup d’importance face à la scène à laquelle j’assistais.
Cette féerie fut brusquement interrompue, lorsque l’homme fit volte-face :
« Allez-vous cesser de m’observer ainsi, tel un hibou….. », il me toisa quelques secondes
« …déplumé ? »Je repris brutalement contact avec la réalité et le tohu-bohu de la salle fit de même.
« Pardonnez-moi messire Drokwin mais je souhaitais vous rencontrer »Il soupira comme quelqu’un que l'on venait de sortir d’une studieuse rêverie, comme si je cassais un lien ténu qu’il avait patiemment tressé. Il était vêtu d’une sorte de tablier informe dont les couleurs originales disparaissaient sous les couches de pigments séchées par le temps. Il arborait une barbe blanche ponctuée de petites bulles colorées et une calvitie totale parsemée de petites taches de rousseur. J’étais bien incapable de dire si elles étaient naturelles ou le fruit de ses activités.
Il était vieux mais je ne parvins pas à lui attribuer un age. Il aurait pu avoir 70 ou 120 ans.
« Et bien voila qui est chose faite, est-ce tout ? »Il paraissait impatient de retourner à son travail. Je répondis précipitamment, craignant de ne le voir replonger dans la solitude de sa concentration.
« A vrai dire non, messire. Je suis, très modestement peintre, et ayant perdu tout mon matériel lors de la traversée qui m’a menée à Kendra Kâr, je tente de le renouveler. Messire Lilo, chez qui j’ai pu admirer vos œuvres, m’a orienté vers vous afin d’acheter les composants essentiels et d’améliorer mes compétences. A vrai dire je ne suis pas très riche mais je suis plein de bonne volonté. Kardy, m’a indiqué où vous trouver »J’avais réussi à abattre sur la table tous les atouts que je possédais en un seul coup : Lilo, Kardy et mes maigres talents de peintre. Et l’attaque sembla avoir porté, car ses yeux bleus délavés n’exprimaient plus de la colère mais un intérêt surpris.
« Peintre, donc. Montrez-moi cela messire Corwin! »Je fus moins étonné de sa réaction que du fait qu’il connaisse mon nom et j'hésitai quelques instants.
« Allons, montrez-moi comment vous peignez. Prenez ce morceau de parchemin et dessinez ce que vous voulez ou ce que vous imaginez. Ce gros Neflin est occupé ailleurs ! »Et il sourit de toutes ses dents qui semblaient en excellent état, ce qui m’intrigua davantage quant à l’age de ce petit homme. De toute évidence il régnait entre lui et Neflin un climat de franche hostilité et le fait que messire Drokwin n’eut pas encore quitté les lieux attestait de ses relations au sein de la hiérarchie. Neflin, peintre officiel du Roi ou pas, ne semblait pas avoir prise sur lui.
Je réfléchis quelques secondes au sujet que j’allais traiter puis décidai abruptement d’essayer de reproduire une de mes marelles oniriques. Il me laissa la place en me donnant une mine de charbon, un pinceau quelconque, de l’eau claire et quelques petits blocs de couleur. Le seul fait de tenir de quoi m’exprimer de nouveau m’inspira. Et pendant près d’une heure, je me battis avec mon travail, tentant vainement, pour la millième fois, de faire correspondre les souvenirs de mes rêves et la réalité des éléments que je manipulais.
A plusieurs occasions, messire Drokwin se racla la gorge ou parut surpris par le choix d’une couleur ou par la réalisation d’un trait. Je tâchai de ne pas y prêter attention.
Il m’arrêta finalement :
« Bien, cela suffira pour l’instant. Vous possédez effectivement quelques techniques de peinture, c’est indéniable. Du talent peut-être mais vous êtes encore trop jeune pour pouvoir se prononcer. Vous dites être recommandé par Kardy » et il sourit doucement
« là, vous marquez indiscutablement un bon point. Il n’est pas facile de plaire à ce vieux grincheux. Enfin plus que tout, vous appréciez mes œuvres et c’est là, la marque d’un grand discernement »Le ton doucement ironique ne pouvait pas m’échapper mais il n’était pas chargé de moquerie, plutôt d’autodérision.
« Ainsi vous cherchez à améliorer votre coup de pinceau ! », il jeta un coup d’œil à mon travail
« et bien, vous vous avez frappé à la bonne porte, je ne suis pas avare de conseils. Malheureusement je n’ai pas beaucoup de temps à vous consacrer mais vous tombez bien, mon apprenti vient de me lâcher. Il m’avait prévenu, si Neflin l’humiliait encore une fois publiquement, il abandonnerait. Il ne pouvait cependant pas en être autrement, jamais Neflin n’aurai reconnu ne serait-ce qu’un tout petit talent à l'un de mes élèves. C’est dommage, ce n’était pas un génie mais il constituait un bon matériau de base. Parlez-moi plus en détail de vous et de vos motivations et voyons si nous pouvons trouver un accord qui nous soit mutuellement profitable »Je fus surpris qu’il accepte d’écouter mon histoire mais je m’exécutai sur le champ. Je lui expliquai ma jeunesse, mes rêves, mes marelles, les doutes qui m’avaient poussés à faire les choix qui m’avaient conduits ici. Je lui parlai de mon incapacité à progresser et de la frustration que j’en ressentais. Sans le submerger de détails - il m’avait bien précisé que son temps était précieux - je dus parler durant trente minutes.
Il réfléchit quelques temps et me proposa finalement un marché :
« J’ai besoin d’un apprenti. Mon grand age m’interdit de pratiquer certaines activités qui sont pourtant nécessaires, il me faut quelqu’un de confiance pour les accomplir à ma place. Mais je ne vous connais pas, et si je suis prêt à mettre à l’essai quelques audacieux, je n’accorde au final pas facilement ma confiance. Vous semblez être à la recherche d’un mécène et vous êtes désargenté. Voilà comment je vois les choses : vous devenez mon apprenti mais vous ne recevrez aucun salaire. Par contre, je vous laisse libre accès à mon matériel, dans les limites du raisonnable. Devenir mon apprenti signifie travailler pour moi : aller chercher de l’eau, nettoyer mes palettes, me trouver des parchemins, déplacer les armoires lorsque je travaille sur de l’ameublement, faire les courses, porter des plis, et toutes autres sortes de choses. Ce n’est pas de tout repos et cela ne laisse pas toujours le temps de s’exercer mais c’est à prendre ou à laisser. Qu’en pensez-vous ? »La proposition était tellement séduisante et inattendue que j’acceptai aussitôt. La chance me souriait ouvertement, il aurait été déraisonnable de lui tourner le dos. Ma joie devait transparaître car il ajouta d’un ton grave :
« Ne croyez pas que vous avez fait une bonne affaire, c’est tout le contraire. Je suis assez exigeant et en acceptant de travailler pour moi vous venez de vous mettre beaucoup de monde à dos »En levant les yeux, je vis qu’effectivement beaucoup de regards étaient tournés de ce coté, y compris celui de ce Neflin. Je trouvai relativement juste qu'à travers ma chance insolente d’avoir obtenu un appui sérieux, je supporte l’apparition d’un ennemi puissant. Loué était Zewen.
« Avons-nous un marché ? » me demanda-t-il en me tendant la main. Je la serrai aussitôt en hochant vigoureusement de la tête.
« Bien, dans ce cas, voici pour vous. Ce sont des gants très spéciaux mais qui ne me servent plus. Prenez-les et essayez-les pour peindre, vous verrez que vous contrôlerez mieux vos gestes »
Il me tendit une paire de gants gris faits d’une matière qui se rapprochait de la soie mais en étant légèrement plus rigide. En les essayant, je sentis le tissu s’adapter d’une manière remarquable à mes doigts comme s'il avait été tissé spécialement pour moi. En fermant et en ouvrant alternativement mon poing, j’eus la sensation de percevoir très exactement la trajectoire de chacun de mes doigts, comme si ma perception se démultipliait afin de contrôler chaque phalange séparément. La sensation était très curieuse et l’expérience fascinante. Il me fit sortir de ma rêverie par un claquement de doigt :
« Je pense que votre maîtrise du pinceau est encore trop imparfaite pour transcrire vos émotions sur le parchemin, et ces gants vous faciliteront la tâche. Mais vous en profiterez plus tard car j’ai déjà un travail à vous proposer. Aimez-vous la chasse ? »La chasse n’était pas mon point fort. Généralement pendant les grandes battues du village, on me confiait les travaux ménagers, comme préparer le feu et les tables pour le retour des chasseurs. Que l'affaire soit dangereuse ou non n’avait pas d’importance, je n’y participais pas car on ne me faisait pas confiance. Je ne faisais d’ailleurs aucun effort pour mériter cette confiance. Je lui expliquai tout ceci mais il parut ne pas en tenir compte.
« N’ayez aucune crainte, l’animal dont j’ai besoin est relativement inoffensif. Il s’agit du bouloum. C’est une sorte d’écureuil en plus dodu, dont le cri caractéristique rend la bête facile à localiser. Vous ne pourrez pas vous tromper, sa couleur particulière, bleue, permet de le repérer aisément. Il me faut beaucoup de poils pour fabriquer mon bleu turquoise favori. Messire Lilo parvient, je ne sais trop comment, à extraire cette teinte magnifique à la texture incomparable. Je n’en ai presque plus et il faudrait renouveler mon stock. Deux bouloums devraient permettre à messire Lilo de me réapprovisionner largement. Prenez ce petit couteau de chasse que vous me ramènerez, j’y tiens. Revenez me trouver lorsque vous aurez les couleurs préparées. »
Je restai interdit devant ces directives :
« Mais je ne sais même pas où trouver ces louboums et comment… »« Bouloum, pas louboum. Vous en trouverez aux alentours de Kendra Kâr, dans les plaines. Maintenant dépêchez-vous, l’après-midi est déjà bien avancée. Si vous voulez avoir le temps de peindre un peu ce soir, il va falloir vous remuer. Sortez de la ville par la porte est, et en vadrouillant un peu vous devriez trouver facilement ce qui nous intéresse. Ah, une minute, j’allais oublier »Il me prit la main et traça une sorte de sigle sur le dos de celle-ci à l’aide d’une encre noire dont je devinai qu’elle aurait du mal à partir au lavage.
« Cette marque devrait vous permettre de passer les miliciens plus facilement »Il me tourna ostensiblement le dos, me faisant parfaitement comprendre que l’entretien était terminé et qu’il avait d’autres choses à faire. Un peu surpris par la rapidité du tête-à-tête et surtout, avec un insidieux sentiment de m’être fait avoir de mon plein gré, je quittai messire Drokwin en passant par la bibliothèque.
< Les alentours de Kendra Kâr >