La taverne était bondée, comme chaque soir. Cantemort s'approcha du patron qui le regardait d'un œil mauvais. Au fil des ans, Fred avait développé une profonde antipathie à l'égard du poète. Cela venait sans doute de l'attitude tapageuse de Cantemort qui contrastait de façon spectaculaire avec la clientèle habituelle de la taverne. Mais le barde payait sa consommation, impressionnante d'ailleurs, et ne créait que rarement de réels problèmes.
Or ce soir là Fred avait un mauvais pressentiment en voyant le sourire radieux sur le visage maquillé de ce singulier client. Cantemort, s'approchant, déclama sa commande :
« Oyez oya ! Mon bon muet, mes bières fissa ! Voilà ton or, je veux de l'orge ! »Sa bière en main, Cantemort se trouva une table dans un coin sombre de la taverne où il s’enivra plusieurs heures, comme à son habitude. La taverne résonnait des cris de ses clients, du roulement des dés sur les tables et des verres entrechoqués à les briser. Cantemort somnolait en chantonnant, écroulé au milieu d'une dizaine de chopes vides et une à moitié pleine.
Pour un sous de plus de moins
Un soûlard n'est pas malin
Passant son temps sur le trottoir
Où il ne pense qu'à boire.
(Suis pas b'in bon, bibine pas bonne. Pas bonne la bière...)Sur ces mots, il engloutit ce qui lui restait d'alcool et en commanda une nouvelle. Il n'avait pas encore reposer son bras qu'un gosse roux entra en trombes dans la taverne et se faufila entre les clients ivres pour atteindre Cantemort.
« Tiens Canto, de la part d'un vieux monsieur, il a dit que c'était très urgent. »
Le gamin laissa tomber un papier sur la table de Cantemort et parti en courant. Cantemort n'eut pas même le temps d'ouvrir la bouche.
(Bizarre bazar courant cacher ses cachotteries. Et malpoli...)Il pris le papier sur la table et le déplia pour tenter d'en déchiffrer le contenu.
(J'ai bien trop bu, bu bien trop vite. Pas pouvoir lire, lire ou ne pas lire...)Il se souvint soudainement de cette potion qu'il avait ramassé et en ingurgita une gorgée. Ses idées redevinrent soudain tout à fait claires, en même temps que son apprentissage de l'alphabet.(((-1 dose de potion))) Il lu le billet :
« Cantemort, sors immédiatement de cette taverne. Je t'attends sur les docks dans une heure. »
(Pas gêné le vieux, vieux gêneur. Peux pas boire, faut se voir.)Puis il lu la fin de la missive :
« PS : Un groupe de gros bras a été envoyé pour te faire la peau. »
(Formidablement génial!)Les yeux de Cantemort étaient bleus désormais, la situation l'amusait terriblement. Il observa la salle et constata son encombrement. Il sourit à pleines dents et s'enfonça dans un coin sombre de la taverne, se dissimulant dans les plis de sa cape.
Quelques minutes plus tard, cinq hommes entrèrent dans la taverne. Ils étaient tous kendrans et semblaient habitués à se battre. Progressivement, le brouhaha dans la taverne cessa. Tous les regards se tournèrent vers les nouveaux venus. Cantemort observait la scène avec attention, souriant toujours.
Le silence devint pesant et lorsque l'un des hommes s'avança vers Fred, ses pas résonnèrent dans la salle. Il était grand, extrêmement musclé, borgne avec une grande estafilade sur le visage qui partait de son front et coupait son visage en deux pour disparaître dans son épaisse barbe noir. Le reître parfait. Il secoua son crâne chauve en direction de la salle et demanda d'une voix rauque :
« Dis-moi Fred, t'aurais pas vu une espèce de clown écervelé dans ton bouge ? »
Fred ne prononça pas un mot, évidemment, et resta impassible. Il n'avait pas pour habitude de balancer ses clients, même ceux aussi horripilant que Cantemort. De plus il se savait en sécurité, on agressait pas Fred. Son commerce était trop important pour ça. L'homme à la cicatrice le savait. Il s'était adressé au tavernier d'une voix forte pour que tous l'entendent et se tourna vers les clients, scrutant les visages qui lui faisaient face.
Ceux-ci affichaient presque tous une franche hostilité : on fout pas la merde aux Sept Sabres.
« Écoutez les gars. On cherche le clown. Quand on l'aura, on se barre avec et on vous laisse. »
Cantemort avait conscience de ne pas être passé inaperçu au cours de la soirée. Il était dans une situation délicate et s'amusait à échafauder les plans les plus farfelus pour s'en sortir. L'un d'eux lui plut et il décida de l'appliquer, ne tenant absolument pas compte de la chance qu'il avait de réussir. De sa cachette, il dit d'une voix forte :
« Tes problèmes nous regardent pas gros tas ! On est là pour boire et tu viens t'en mêler ? »Un murmure d'approbation parcouru la taverne. L'homme scruta la taverne à la recherche de la source des paroles. Ne voyant rien, il s’adressa de nouveau aux clients :
« Allons les gars ! On cherche pas les ennuis d'accord ? Plus vite on aura fini plus vite on s'en ira.
_Partez tout de suite, on veut pas de vous ici ! » Insista Cantemort.
L'homme fusilla du regard l'assemblée devant lui et fit un signe à l'un de ses hommes. Celui-ci s'avança, un couteau à la main, une longue dague d'une trentaine de centimètres au fourreau. Les autres dégainèrent tous un couteau de chasse. L'atmosphère devint véritablement tendu.
« Je voulais pas en arriver là les gars, mais vous me laissez pas le choix. »
Une voix forte retentit au milieu de la foule, qui surpris Cantemort autant que les reîtres :
« Tu ose nous menacer ? Tu pense faire le poids contre nous tous ? Dégage de là sale rat avant qu'on te dégage nous-même ! »
Tous grommelèrent leur approbation. L'homme qui avait parlait s'avança et saisi une bouteille qu'il brisa sur une table. Chacun dégaina ou se procura une arme de fortune et la tension atteint son paroxysme.
Cantemort, toujours dissimulé, observa les deux camps se toiser froidement en souriant.
(Ils sont beaux les bœufs. Pas mauvais bougres, bof. Bougrement malin le Canto.)Voyant qu'ils n'avaient pas l'avantage, les reîtres se retirèrent de la taverne. Non sans avoir abondamment insulté les gens rassemblés devant eux. La foule, nerveuse, resta un instant immobile, puis un éclat de rire général se déclencha et, spectacle rare, les gros bras, rats d'égouts, mendiants et autres membres des bas-fonds kendran s’esclaffèrent ensemble, se tapèrent sur l'épaule, trinquèrent de concert. Cantemort, fier d'avoir participé à provoquer cette joyeuse scène, sorti de sa cachette en chantant à tue-tête :
Je buvais à la taverne
Quand cinq hommes à la peau terne
Entrèrent avec grand fracas
Faisant taire le brouhaha
Ils insultèrent mes amis
Qui avec moi buvaient ici
Mes bons amis les chassèrent
Cela vaut bien une bière.Les rires cessèrent un instant, personne ne sachant comment réagir. Mais cela ne dura pas et la bonne humeur repris le dessus, certains accompagnants même Cantemort au chant.
Alors que le poète s'amusait, une bière à la main, une serveuse arriva et lui ordonna de descendre de la table qu'il utilisait comme une scène. Une fois l'énergumène sur le sol, elle lui glissa à l'oreille qu'il devait partir et qu'il n'était plus le bienvenu aux Sept Sabres. Que si il revenait, Fred se ferait un plaisir de lui écraser la tête sur le comptoir. Cantemort jeta un coup d’œil noir vers le gérant et vit que celui-ci l'observait d'un air mauvais. Cantemort n'était pas assez fous pour commettre la même erreur que les gros bras qui venaient de se faire chasser, il décida donc de sortir sans faire d'histoires. Au moment où il passait devant le comptoir, Fred l'attrapa par le bras et tendit sa paume ouverte dans sa direction. Cantemort soupira et déposa ce qu'il devait dans la main du patron. Celui-ci le lâcha et Cantemort sorti dans la rue noire.