Lecture déconseillée pour un public trop jeune.J’entre. Comme dans mes souvenirs, l’endroit est assez sombre, éclairé par l’âtre et quelques chandelles posées sur de lourds lustres en métal pendant au plafond, et répandant autant leur ombre que leur lumière sur le sol et le mobilier. La salle principale, dont le bar se trouve à l’opposé de l’entrée, est assez bien remplie. Mon entrée se fait, dans un premier temps, assez peu remarquer. À une table, quatre hommes jouent à une partie de dés enflammée aux gains importants, ayant amené vers eux des spectateurs et supporters. Amis avides de partager la récompense, curieux ravis de l’animation, ou filles de joie pariant sur l’un ou l’autre des joueurs pour l’épauler, le soutenir de ses formes voluptueuse, et faire tourner vers lui la chance du gain… qui sera ensuite à dépenser en leur compagnie agréable. Un groupe de musique fait une trame de fond agréable, jouant du luth, de la chalemie, et d’une percussion sourde sur un tambour de peau. Ils n’attirent guère l’attention des usagers de l’endroit, qui préfèrent s’adonner à leur boisson ou à leur discussion. De l’autre côté de la table de jeu, un vieillard narre avec une voix rauque ses aventures d’antan, ses crimes et bagarres, avec humour et entrain, au vu des éclats de rire de son auditoire, composé d’une demi-douzaine de personnes, tous sexes et âges confondus. D’autres tables, plus calment, recensent des mercenaires en recherche d’un emploi, ou vidant leurs bourses et leurs verres, des hommes de peu de valeur venant chercher la ribaude pour échapper, l’espace d’une soirée, à leur mégère acariâtre et à leurs braillards de mômes, ou de simples amis buveurs venus étancher leur soif. J’aperçois même, du coin de l’œil, plusieurs donzelles venues là pour s’arracher quelques frissons. Deux hommes les accompagnent, certainement leurs compagnons jaloux n’osant les laisser sortir seules dans un endroit si mal fréquenté. Car au vu de leur attitude, de leurs rires sous cape et de leur habillement, ils ne sont pas coutumiers de l’endroit.
Deux-trois piliers de bar squattent les tabourets du comptoir, servi par ce bon vieux tavernier muet, qui n’a pas pris une ride de plus depuis ma dernière visite. Je m’approche du bar, mais pas totalement. Arrivé à mi-distance, je lance une petite bourse au tenancier pour clamer haut et fort :
« Sers tout le monde, patron, c’est ma tournée ! »Le muet attrape habilement la bourse, la soupèse, et opine vivement du chef, alors qu’acclamations de joie accueillent mon initiative heureuse, et que les plus assoiffés se pressent déjà pour remplir leur verre. Serveuses prennent commande à toutes les tables, et je vois même les joueurs s’arrêter dans leur partie pour se commander une bonne ambrée, spécialité de la maison. Content de mon petit effet, et ravi que tous les regards se soient tournés vers moi, au moins un instant, je poursuis jusqu’au bar pour prendre ma propre commande. J’ai l’avantage, étant le payeur de la tournée, et étant plus armé seul que l’ensemble des personnes présentes, de ne pas subir de bousculades pour arriver jusqu’au comptoir. Une place se libère, et je me hisse sur le tabouret haut, interrompant Fred, le tenancier, pour commander à mon tour.
« Une taupe, pour moi ! »La taupe. La fameuse. Ici, il ne s’agit guère de l’animal à moitié aveugle qui creuse des sillons dans les potagers des paysans. Non. Aux Sept Sabres, il s’agit d’une pinte d’ambrée dans laquelle est glissée un verre d’alcool fort, à la discrétion du tavernier. Genièvre fruité en début de soirée, et gnole frelatée quand tous les buveurs sont tellement pleins qu’ils ne sentent plus ce qu’ils boivent.
Prenant ma première gorgée, je constate que je suis bien tombé : un alcool de pomme noie ma bière orangée, répandant son parfum à la fois sucré et suret dans l’amertume de l’orge et du houblon. Alors que j’avale, Lysis me prend à parti…
(Hé bien, y’a de quoi chasser, ce soir ! Quelques proies à faire chavirer…)(Doucement ! Je tiens à passer un bon moment.)
(Mais justement !)Elle n’a pas bien le temps de poursuivre qu’un jeune humain d’à peine une vingtaine d’année, cheveux bruns et yeux assortis, vient me taper sur l’épaule, après avoir pris son verre. N’étant apparemment pas à son premier, bien que tenant encore debout sans peine, il m’interpelle.
« Hé, merci ! »Il tend son verre vers le mien, et j’avance ma chope pour qu’ils s’entrechoquent. Mais le jeunôt me pointe du doigt.
« Dis, tu s’rais pas Cromax, des fois que… ? »Déjà reconnu. Il faut dire, ma popularité ne cesse de monter, dans la Cité Blanche. Je lève un sourcil, comme pour me faire mousser, et réponds au curieux :
« Dans le mille, petit. D’où tu m’connais ? »Le type ne semble pas en revenir, et met une main devant sa bouche étonnée.
« Meeeec, c’est dingue. T’es sérieux là ? Non mais tout le monde connait Cromax le vaillant par ici ! »Le vaillant ! Je manque de m’étouffer dans ma bière alors que j’en prends une nouvelle gorgée, et que le jeune homme s’époumone en hurlant à qui veut bien entendre :
« Holà tous, on boit à la santé du grand Cromax, explorateur de renom, et bras droit du roi ! »Bras droit du roi ? Et puis quoi encore ? J’ai certes participé en son nom à l’exploration de Verloa, et sous ses ordres directs à la quête de la larme de Thimoros, dont l’acquisition a sauvé le Royaume des pouvoirs d’Oaxaca, mais mes relations avec le monarque s’arrêtent là ! Il a été un bon client, un bon payeur, et voilà tout. Je ne déments cependant pas le godelureau, trop heureux de me faire introduire de la sorte. L’autre se tourne à nouveau vers moi, époustouflé. Un vrai fan… D’autres regardent aussi dans ma direction, avec plus ou moins d’admiration dans le regard. Ou d’intérêt…
« Wah j’en reviens pas. Tu dois avoir la masse d’histoires à raconter ! T’as vu les dragons de Verloa ? T’as combattu quoi, pour parvenir à arracher des griffes d’Oaxaca la Larme de son paternel ? »Je lève une main, freinant la frénésie de mon premier admirateur officiel.
« Olah du calme. Je viens de réchapper au Dragon Noir d’Oaxaca après avoir détruit une île flottante et un port de guerre complet. J’suis là pour prendre du bon temps et me relaxer, pas pour me replonger dans des histoires. Ça sera pour une autre fois. Allez, profite donc, et bois un coup ! »La déception ne se lit qu’à peine dans son regard, vite remplacée par une nouvelle euphorie.
« Le dragon noir ? Oh le truc de malaaaaade ! Mes potes vont jamais me croiiire ! »Et sur ce, sans plus demander son reste, il fait volte-face et retourne près du vieux conteur, interrompu décidément par le succès de ma présence. Je vois le fanfaron s’exprimer avec de grands gestes à ses compagnons, sans comprendre ce qu’il dit exactement, ses paroles étant couvertes par le bruit de la taverne. Je n’ai pas non plus le temps d’observer leur réaction, buvant à nouveau dans ma chopine, que je me fais interrompre par une tape, plus bourrue, sur mon épaule. Je me retourne vers une espèce d’olibrius doté d’un gros pif et d’une grosse barbe foncée bien fournie et ronde, au front court et vers l’arrière. Une brute de base, quoi. Il m’apostrophe de sa grosse voix menaçante…
« Ben moi, j’aime pas qu’un putain d’émissaire du roi soit là où j’bois. »Un avertissement, pour m’indiquer que je ferais mieux de déguerpir. Sinon… Sinon quoi, en fait ? Cet homme ne peut pas grand-chose contre moi, même s’il rameute sa bande de copains sanguinaires. En moi, Lysis s’enflamme.
(Bute-le ! Fais le taire à jamais ! Arrache-lui sa barbe et son nez d’un coup de rapière !)Mais si je n’ai pas envie de me laisser faire, je n’ai pas non plus envie de partir chercher un autre endroit pour festoyer après m’être fait mettre dehors par le patron des lieux. Je décide de gérer la situation tout autrement. Je pose à mon tour une main sur le bras du type, et le prends entre quatre yeux.
« Ecoute-moi bien, le poilu. J’suis pas un émissaire du roi, et encore moins son bras droit. J’ai bossé pour Kendra Kâr, et Kendra Kâr m’a payé en bon argent. Et cet argent, c’est celui que tu bois dans ta chope maintenant. Alors si t’as un problème, c’est pas avec moi, c’est avec le gueulard de tout à l’heure, qui n’a visiblement pas compris ça. Ce qui n’est pas ton cas, n’est-ce pas ? »La brute fronce ses épais sourcils broussailleux, et lorgne sa chope en louchant.
« Ah ouais ouais. J’vois. »« Bien. Maintenant vas t’en prendre une autre, et cesse de m’importuner. »J’lui balance d’une pichenette du pouce une piécette clinquante pour qu’il aille se beurrer la tronche plus loin, ce qu’il fait dans l’instant, trop heureux de pinter avec l’argent de la couronne. Une manière comme une autre de se débarrasser des importuns.
(Ouais, mais bien moins drôle qu’avec une bonne bagarre à l’ancienne.)N’ayant jamais forcément apprécié les bagarres de taverne, je passe sur l’argument un peu haineux de Lysis mettant ça sur son tempérament flamboyant. J’ai l’habitude, en quelque sorte. D’une grande gorgée, je finis mon verre et m’en commande un tout pareil, avant de me lever de mon siège pour vaquer un peu dans la taverne. Je me tourne vers la non moins animée que plus tôt table de jeu, où un participant vient de se faire plumer, et où deux des trois restants ont amassé pas mal de jetons de score. Histoire de faire monter un peu l’impression, je me permets de m’immiscer d’un ton de défi dans leur partie… Sans y participer pour autant.
« Cent yus de plus au gagnant ! »Les règles sont simples : pas de mensonge ou de trucage. Chacun lance, dans un gobelet, cinq dés à six faces, et annonce un score général, posant un ou plusieurs jetons de score sur la table pour miser. Le suivant doit simplement augmenter l’annonce, en égalant la mise, ou en l’augmentant également, ou en dénonçant un mensonge de son prédécesseur. Les dés sont alors dévoilés… Le gagnant étant celui qui a annoncé la mise la plus haute… Sans s’être fait prendre en train de mentir. Les trois joueurs restants se concentrent, et lancent leurs dés. J’observe de loin la partie se dérouler, alors qu’une donzelle vient m’apostropher, s’appuyant sur mon épaule en me glissant à l’oreille.
« Si t’as de l’argent à dépenser, j’ai quelques idées à te proposer. »Une femme de petite vertu, une prostituée… visiblement intéressée par le contenu de ma bourse. Je tourne les yeux vers elle. Elle est plutôt jolie, quoique sur maquillée. Deux yeux verts, cernés de mascara noir et mauve. Une peau pâle, des lèvres rouges percées par des anneaux à trois reprises. Et un quatrième dans le nez. Un carré court de cheveux noirs, dont deux mèches plus longues, colorées de rouge, cernent le visage. Le blanc de ses yeux n’est pas très net : elle n’est pas sobre. Provocante, elle passe une langue gourmande sur sa lèvre supérieure. Je suis presque déçu de la remballer…
« Désolé chérie, j’ai pas l’habitude de payer pour ce genre de chose… »Je lui lance un clin d’œil, et elle s’écarte, visiblement déçue, et fâchée de s’être ainsi fait refouler. Un éclat de voix attire mon attention vers la table de jeu. Un des joueurs, celui qui avait le moins de jetons quand j’ai regardé la dernière fois, vient de remporter le tapis des deux autres, les mettant ainsi hors course d’un coup de maître. Un bon bluffeur, qui se réjouit de sa victoire en récupérant les minettes vénales qu’il avait perdues avec ses jetons. J’attire son regard, d’un claquement de doigts, et lui envoie les yus promis.
« Tiens, voilà ton dû ! Et une tournée de plus, patron ! »Une fois encore, l’initiative est saluée de nombreux soupirs de satisfactions, et cris joyeux dans l’assemblée. S’il avait pu s’exclamer, Fred en aurait fait de même. Je lui fais sa soirée, au vieux. Je vide d’un coup ma chope, pris moi-même par le temps pour m’en commander une nouvelle. Et une autre encore après. Les gens s’enivrent dans la bonne humeur, et viennent me partager leur joie de vivre en me payant un coup, ou en me joignant à leurs toasts festifs. Une rixe débute, entre deux perdants du jeu de dés, bien vite mise à mal par des rustauds jetant les importuns hors de la taverne. Rien de bien grave, même si Lysis m’a encore apostrophée pour que j’étête les deux bagarreurs.
(Doucement ! Je te rappelle que je dois faire bonne impression, ici. Pas me faire arrêter dès mon premier soir de retour.)(Mouais. Ben ferre une biche alors. Y’en a qui n’attendent que ça.)Je jette un rapide tour d’horizon. La fille de joie que j’ai remballée me regarde fixement de la table où elle est assise. Tout comme le fan du début de soirée, qui s’est écarté avec ses potes du conteur désormais rentré chez lui. Mais bon… je lui préfère la première, à tout choisir. J’entends les petites jeunettes bourgeoises glousser en jetant de temps en temps des œillades dans ma direction, au plus grand dam des deux jouvenceaux les accompagnant, sirotant jalousement leurs boissons sans oser contrôler l’euphorie féminine.
(Peut-être, mais pas sans musique !)Le groupe, toujours en toile de fond, n’arrive pas à passer au-dessus des sons de la taverne joyeuse. Ils jouent en sourdine, plus pour combler les blancs éventuels que pour répandre réellement leur musique dans l’endroit. Aviné, je m’approche d’eux avec un air joyeux, et sans complexe, m’exclame :
« Allez, les gars, un peu d’entrain. Faut que ça danse ! »L’idée semble plaire au public alentours, puisqu’ils accueillent l’idée avec de nouveaux cris d’entrain. Les musiciens, trop heureux de se voir ainsi réclamés par les usagers, entament un air plus joyeux, plus dansant et, surtout, plus audible. Les accompagnent rapidement les claquements de mains, de pieds sur le plancher, et les danseurs improvisés qui écartent tables et chaises pour se faire de la place. L’ambiance monte d’un ton, et jouvenceaux et demoiselles envahissent la piste de danse avec bonne humeur. Les mercenaires les plus cyniques et sérieux sont déjà trop pleins d’alcool pour s’opposer à un tel soulèvement de joie. Les cœurs dansent, l’alcool vole, la musique bat son plein, et les tournées se répètent dans toute la salle, qui a trouvé de nouveaux généreux donateurs… Et pas forcément les plus riches. Juste les plus avides d’avoir aussi leur petit moment de gloire éphémère, ou ceux qui, pris dans l’ambiance, souhaitent entraîner tout le monde avec eux.
Il fait chaud, et je me laisse moi-même aller à la danse. Lointaine des danses strictes des bals de la noblesse, ici, chacun bouge son corps comme il le souhaite, sans chorégraphie ou partenaire. Un percussionniste amateur s’empare d’un tabouret de bois, et s’amuse à ajouter des notes plus aigües aux percussions déjà existantes du tambour. Les gens se laissent aller, se détendent… Je repère, dans la salle, le groupe de jeunes de la haute qui n’osent visiblement pas dévisser leurs fesses de leur siège pour se joindre à la liesse populaire. Je m’approche d’eux, joyeux.
« Allez, allez, on bouge, on danse ! Laquelle de celles-ci m’accompagnera là-bas ? »Je désigne l’espace dégagé ou filles et garçons se trémoussent en cœur. D’une voix, les nanas présentes en désignent une tierce, qui rougit aussitôt de l’enthousiasme de ses amies. Elle semble incarner l’innocence même, avec ses yeux bleus clairs, son teint de pêche, son grain de peau soyeux et ses lèvres rose pâle. De longs cheveux châtain clair tombent en cascade autour de son visage et dans son dos, comme si elle cherchait à s’y cacher. Elle porte une robe cyan brodée jaune, aux bretelles larges en voile. Une robe légère, bien que tout à fait respectable, sans aucune provocation. Tout le charme d’une jeunesse encore innocente, derrière ce visage confus osant à peine me regarder. Je tends une main vers elle, alors que ses amies l’encouragent.
« Allez, prends la main ! Va danser ! Vas-y, vas-y, c’est ta soirée ! »Timide, mais cédant finalement à la pression sociale, non sans un plaisir honteux dissimulé sous un sourire gêné, elle consent à doucement mettre sa main dans la mienne et à se laisser entraîner sur la piste de danse. Sur le rythme de la musique, je la fais d’abord tournoyer autour de moi, avant de l’envoyer, dans le même mouvement, contre moi, alors que ma main libre se pose sur sa taille. Elle rougit de plus belle, et se sent forcée de me préciser, en un murmure intimidé :
« Je me marie demain… »C’était, sans doute, la pire chose à dire… Dans mon esprit, Lysis se déchaine, décidément particulièrement en forme, ce soit.
(Une pucelle ! Fais lui goûter ta liberté, avant qu’elle ne soit enfermée dans une belle cage dorée.)
(Mais… ça ne se fait pas !)(On s’en fout, on va brûler sa culotte !)(P… pardon ?)(Hm. Rien. Une coutume locale, chez les humains. La promise sort une dernière fois en célibataire avant le mariage. Et du coup, elle peut en PROFITER !)Une recrudescence de son magnétisme spirituel sur mon esprit, et ma main glisse sur la fesse de la danseuse, qui tressaille, sans oser se dégager, ou même me rabrouer. J’avoue n’avoir pas beaucoup résisté. Lysis n’a pas tort sur un point : je n’en ai rien à carrer qu’elle soit bientôt mariée. Elle est mignonne, et sa miche dans ma paume me sonne comme la promesse d’une nuit agréable. L’alcool aidant, je me prépare à me comporter – une fois de plus – comme un véritable salaud. Je resserre l’étreinte sur ma partenaire de danse, et nous tournoyons ainsi en cœur, sous les cris enjôleurs de ses amies complices, et sous le regard malveillant des mâles de certaines.
L’ivresse générale est haute, les gens s’amusent, forment un corps mouvant sous les mêmes rythmes. Les musiciens, galvanisés, se permettent d’endiabler encore davantage leur air, presque uniquement basé, désormais, sur les percussions. Les instruments à corde et à air servent la rythmique plus que l’inverse. Un autre improviste se juche sur une caisse de bois pour y frapper frénétiquement ses mains, ajoutant un rythme de plus à la mélopée terrible. Et les gens dansent, dansent et rient. Ils boivent, ils s’amusent. Ils s’embrassent et, Lysis n’avait pas tort, s’embrase.
La sueur coule sur les fronts. La danse devient presque tribale, instinctive, plus qu’artistique. Les corps sont désinhibés, les esprits libres. Nul ne pense au lendemain, chacun se retrouve agréablement prisonnier de cet instant de transe collective. Sur la piste de danse, une jeune femme d’origine humble à la peau d’ébène et aux cheveux tirant sur le rouge foncé se trémousse avec tant d’ardeur que ses frusques se dénouent, et laissent deviner ses formes aux danseurs les plus proches. Ses braies larges pendent bas sur son bassin, et je sens le désir m’envahir sitôt que je l’aperçois. Si bien que je serre encore davantage ma partenaire fébrile, n’osant me reprocher mon attitude… Elle aussi est un peu éméchée, sans doute. Je la sens même se blottir davantage contre moi. Se laisser aller dans la danse en suivant chacun des mouvements de mon corps. Mais mon regard est posé, par-dessus l’épaule de la jeunette, sur la danseuse à la peau sombre. Et celle-ci s’en aperçoit, et soutient mon regard de ses yeux noisette intenses, se déhanchant de plus belle. Sans même chercher à l’en empêcher, je sens la rose de ma broche émettre ses phéromones de désir. Celles irrésistibles au commun des mortels.
Je me mords la lèvre, sans quitter ses yeux de feu du regard. La danseuse s’approche, me contourne, et se colle à mon dos. Je sens la chaleur de sa peau moite transpercer les couches de mes habits, alors que ses mains se perdent sur mes hanches. Ma partenaire s’en rend compte, et s’écarte de moi, surprise… choquée, peut-être aussi. Mais il est hors de question qu’elle s’en aille, aussi je saute sur l’occasion pour l’embrasser, glissant mes lèvres contre les siennes, si surprises de mon initiative qu’elles restent atoniques. Bras ballants, elle se laisse faire, alors que la danseuse ondoie contre mon dos, courbant les jambes pour descendre vers le sol en glissant contre moi, passant ses mains par devant pour frôler subtilement les cuisses de la future mariée, qui frémit de plus belle, sans pour autant réagir.
Autour, personne ne semble se soucier de nous. Même les amies de la jeune bourgeoise sont trop occupées, elles aussi, à danser avec frénésie avec leur partenaire. Ou un autre, mercenaire ou brigand, usager de la taverne habitué ou occasionnel, dégoté pour l’occasion. Les sons parfois graves, parfois plus aigus de la chamelie deviennent sensuels, et je me laisse porter par eux. Je pousse la jeunette jusqu’à une table, pour l’y asseoir. Retroussant sa robe, elle m’enserre de ses cuisses alors que la danseuse ébène défait ma ceinture en me caressant avec désir… Nous sommes tous, je crois, dans un état second. Je ne sais pas bien ce qui se passe… Je sais juste que j’aime ça. Enivrées d’alcool et de senteurs de désir, les deux femmes s’abandonnent à moi, et je les embrasse tour à tour. Lâches et trop remuées, les braies de la danseuse ont fini par tomber, et c’est sans culotte qu’elle se colle à moi, alors que la robe de la jeunette lui remonte jusqu’en haut des cuisses, dont elle se sert pour flanquer son bassin contre le mien. Une paire de mains féminines viennent lui caresser la poitrine, à travers sa robe cyan. Et c’est là que j’aperçois la fille de joie au maquillage noir et mauve se mêler à nous à son tour, à genoux sur la table, derrière la fiancée. Je ne le vois pas, mais des scènes semblables, charnelles et sensuelles, naissent dans toute la pièce. La chaleur émanant de l’endroit est torride, et pousse à la nudité, à la proximité.
La suite… La suite n’est que musique, finalement. Un quatuor gémissant sous les coups fracassants d’une rythmique cadencée, les mains qui glissent sur les cordes sensibles des peaux accordées dans une harmonie parfaite. Un mélange sur les gammes, aussi sauvage que délicat, de la clé au soupir, mais sans le moindre silence. Et les notes, aigües et rapide, vont crescendo pour rassembler le tout en une symphonie exceptionnelle, où tout est lié, mêlé. Pour mener, au point culminant de l’œuvre à un diminuendo progressif ou les blanches prennent petit à petit le dessus sur les croches. Où les cœurs s’abaissent à un rythme plus lent, posé, où les corps ne sont plus que caressés, frôlés…
Vidé de toute énergie, de tout sens de la réalité, je me laisse un instant sombrer dans le confort d’un triple girond, avant d’en glisser pour me rhabiller, laissant d’autres couples d’un soir partager ce moment qui, le lendemain, paraitra aussi vague que lointain. Comme si nous avions, l’espace d’une soirée, arrêté le temps et la réalité pour les surpasser tous deux en une autre dimension, commune à chacun des êtres présents.
Reprenant toutes mes affaires, je quitte l’endroit alors que les premières lueurs de l’aube déchirent l’obscurité ténébreuse d’un ciel nocturne encore bien présent. Une fiancée, une danseuse d’ébène, une fille de petite vertu… Et moi. Je quitte la taverne avec un sourire énigmatique sur les lèvres. Un sourire mêlant satisfaction, plénitude et dénué de la moindre culpabilité. La voilà, ma liberté.