On dit souvent que les réputations sont exagérées et qu'il faut s'en méfier, mais pour une fois, l'elfe put constater que les rumeurs concernant cette taverne étaient fondées.
Tout son décor était à l'image sombre et macabre de l'atmosphère pesante qui régnait dans ce repère d'assassins en tout genre, ce qui ne déplaisait pas totalement à la jeune elfe gris. Les vapeurs d'alcool envahissaient la pièce principale de la taverne. D'un rapide coup d'œil, Tallia distingua quelques groupes d'individus plus ou moins suspects, tellement absorbés par leur conversation d'ivrogne qu'ils ne l'avaient pas vue entrer. Satisfaite de son inspection, la rôdeuse traversa la salle d'un pas agile et alla s'assoir en silence dans un coin peu éclairé. En vérité, l'ambiance inquiétante de la taverne en transe semblait lui correspondre à merveille; la fumée dansait autour de Tallia qui la manipulait comme s'il agissait de l'âme égarée de quelque marin ivre mort. Elle s'amusa à cet étrange petit jeu pendant une petite minute puis elle sentit un mouvement qui attira son attention. Son louveteau avait sauté sur la table, heureusement trop dans l'obscurité pour que les autres puissent avoir le moindre soupçon sur son compagnon. Celui-ci tenait toujours dans sa gueule la petite bourse, l'elfe la prit et entreprit de l'examiner avec soin.
« Qu'est-ce que tu es allé dénicher toi ? »
Lorsqu'elle fut assurée de ladite bourse n'était pas piégée [paranos les elfes ?], Tallia l'ouvrit et y découvrit un étrange talisman. [Img] Elle se rappelait en avoir déjà vu de la sorte au cours de son éducation elfique et en conclut qu'il n'était pas dangereux. Elle noua le cordon autour de son cou et observa son louveteau. Elle eut alors l'impression que quelque chose lui manquait... mais quoi ? Plus pour elle-même que pour son compagnon, elle murmura.
« Bien sûr... il te manque un nom ! Voyons voir... »
Des bruits de pas. D'un geste vif mais calme, l'elfe se retourna et constata qu'un individu marchait bel et bien dans sa direction. Mieux, il la fixait avec une arrogance proprement humaine.
(Tsss. Mauvaise idée.)
L'homme, à présent près d'elle, s'assit à sa table. Instinctivement, Tallia glissa sa main droite jusqu'au manche de son épée, prête à dégainer au moindre mouvement suspect. L'homme suivit son geste des yeux et ne put empêcher un sourire de traverser son visage rempli de cicatrices.
« Typique des elfes... »
Puis, il se reprit en tentant d'être plus poli:
« Désolé de m'inviter. Vous êtes un rôdeur, non ? »
Tallia l'observa d'un œil mauvais pour lui faire savoir qu'il n'était définitivement pas le bienvenu à sa table. Mais comme l'humain ne semblait pas vouloir partir, elle daigna lui répondre.
(Excuses aussi grossières qu'inutiles...)
« Finement observé. Que me voulez-vous ? »
« L'ironie reste définitivement le seul humour que possède votre race, enfin c'est déjà pas mal. Aussi étrange que cela puisse paraître, il semblerait qu'une guilde ait besoin de personnes comme vous. Oh je vois bien votre sourire sceptique. Et s'il ne s'agissait que de moi, je ne recruterais certainement pas des elfes mais que voulez vous... »
Tallia sentait sa main droite la démanger, mais cet homme ne la menaçait pas à proprement parler et l'attaquer aurait été contraire aux principes de son dieu Yuimen.
(Dommage...)
Ainsi, pour couper court à la conversation, l'elfe répliqua d'un ton tranchant.
« Le nom. »
L'homme sourit de toutes ses dents, du moins des rares qui lui restaient.
« Les Ermites de Yuimen. »
« Et en quoi y trouverais-je de l'intérêt ? »
« Tous les rôdeurs ont un secret non ? Il est fort probable que cette guilde puisse vous aider. Vous et votre... ombre. »
À ce mot, les yeux de l'elfe devinrent noirs de menace et l'homme jugea alors préférable pour sa propre sécurité de s'éclipser. Suite à cette conversation, Tallia ne parvint pas à se détendre pendant un long moment. Elle mangea lentement son repas, le partageant avec son loup sans se poser de question, comme s'ils se connaissaient depuis toujours.
(Serais-je en train de me battre contre mon ombre ? Contre ce secret de famille qui m'empoisonne. Contre ma propre sœur qui m'envahit... Contre moi-même ?)
Une voix, sournoise et doucereuse, lui murmura à l'oreille:
« Elle sera toujours là, elle te suivra telle une ombre. Une ombre qui restera toujours présente, sous un soleil éteint, sous un clair de lune aussi sombre que tes pensées. Elle ne t'empêchera pas d'avancer, mais elle te suivra, elle sera à tes côtés. Et tu sentiras comme une présence dans ton dos, quelqu'un qui t'accompagne, une léger souffle sur ta nuque parfois, qui sait ? Ne t'effraie pas, ce n'est qu'elle. Jamais elle ne te lâchera, toujours à tes côtés, pour le meilleur et surtout pour le pire. Elle fait partie de toi. »
(Tais-toi !)
Tallia savait pertinemment que cette voix venait d'elle-même, de cette partie sombre et inavouée qui ne demandait qu'à l'envahir. Mais elle demeurait impuissante, ne pouvant la faire taire. Et elle n'en serait pas capable tant qu'elle ignorerait tout d'elle, tant que son nom resterait dans le silence du secret.
« Et un soir, elle saura qu'il faut agir, elle te prendra la main et toi, tu te laisseras faire, te reléguant délicieusement, t'abandonnant corps et âme. Elle t'entrainera de plus en plus loin, et toi, les yeux fermés, tu ne feras rien contre. Et quand tu apercevras le bord du gouffre, quand tu comprendras que c'est là qu'elle te mène, tu ne réagiras pas. Trop tard. Trop difficile. Trop tentant. Tu ne pourras quitter sa main, si chaude et réconfortante. Pourtant tu sauras, mais à quoi bon après tout ?
Et lors du dernier pas, à la limite entre l'ombre et le néant, dans ce vertige qui te prendra, elle te lâchera la main. Et tu feras le dernier pas. Toute seule. »
D'un geste plus vif qu'elle ne l'aurait voulu, l'elfe se replia sur elle-même et cacha son visage. Inquiet, son louveteau sauta sur ses genoux et s'y coucha. Les paroles, les bruits, les cris, les rires, tout s'emmêlait dans un formidable brouhaha d'incompréhension. Puis, plus rien. Le noir. Le silence. Un rêve. Son rêve.