« Mais enfin, vous n’y pensez pas ! » protesta Monsieur Ränke. La moustache plissée, malgré ses doigts la triturant nerveusement, l’intendant du Roi cherchait une posture adaptée à la situation.
« Prenez la chose du bon côté, Monsieur Ränke, ce faisant vous échappez à une dette contractée auprès de mon père laquelle, j’en suis certain, vous empêchait de dormir sereinement. Par ailleurs, je vous renouvelle nos meilleures assurances, nous ne ferons que jeter un coup d’œil. » Précisa le Capitaine Victorin.
« Mais enfin, me dirais-vous donc de quelle affaire il s’agit, Monsieur le Capitaine ? » reprit l’intendant en charge des cuisines et du service pour le buffet, le repas et le bal de ce soir.
Négligeant visiblement de répondre durant de longues secondes, Victorin badina un instant et reprit d’un ton agacé.
« Affaires pour la Couronne » ferma-t-il au maitre-cuisinier. L’air soudainement dédaigneux du jeune noble suffit à faire reculer Ränke de quelques pas et à le convaincre d’aller regarder si sa curiosité n’était pas restée cachée du côté des réserves de conserve.
« Impressionnant » murmura Calimène sans se détourner de son travail.
« Ne saviez-vous pas que tous les jeunes nobles s’entrainaient dès leur plus jeune âge à produire ce genre d’effet face à leur miroir ? » poursuivit Victorin, tout en surveillant les allées et venues des commis de cuisine. Noble, quoiqu’un à un degré parmi les plus dilués, sa présence en ce lieu finirait par intriguer puis à faire parler les bavards. Et de publicité, il n’en avait guère besoin.
Calimène, installée à table, avait déjà couvert plusieurs feuillets d’une encre sombre. Couchant par écrit le récit de son enquête et donc de son témoignage, elle mettait son œuvre définitivement à l’abri. Quoiqu’il lui advienne désormais, ainsi qu’à Victorin ou ceux de ses hommes dans la combine, la référence serait conservée. Conformément à la demande de l’un des huissiers du Roi, elle s’était échinée à produire le document en double exemplaire et remit donc les deux feuillets au représentant de la parole royale. Ce dernier les examina longuement afin de déterminer si les deux exemplaires étaient bien conformes en tout point.
« Dame Calimène de la Maison Ligure, n’est ce pas ? » glissa-t-il d’un ton péremptoire.
« Monsieur ? » dit-elle en restant droite sur sa chaise.
« C’est là une affaire particulièrement grave et qui mériterait non de réaliser un enregistrement auprès d’un huissier de la maison du Roi mais directement auprès de la Garde. Vous rendez-vous compte… ? » Précisa-t-il en compulsant les deux feuillets.
« C’est fait Monsieur, depuis ce matin. Disons que mon témoignage suit actuellement la voie hiérarchique habituelle » répondit-elle d’un ton neutre.
« Seriez-vous en train de me faire comprendre que vous trouvez l’administration de Kendra-Kâr lourde et incapable ? » enfonça-t-il en fronçant les sourcils.
« Méthodique et précise, Monsieur. » rétorqua-t-elle en affectant une grande sincérité, qui ne trompa toutefois personne. Victorin en retint même un rire sous une toux aussi soudaine que bruyante.
« Soit, conformément à la demande du Capitaine qui vous couvre, vous avez trois heures d’avance avant que je ne dépose ce document sur le bureau de l’un des conseillers du Roi. Faites preuve de la plus grande discrétion, personne ne sait encore si Monsieur le Roi se présentera ce soir pour honorer l’assemblée de sa présence mais un tel cas, considérez que la garde royale n’a pas un gout très prononcé pour l’esclandre. » Les informa-t-il. Au fur et à mesure de son intervention, le ton était progressivement passé de l’injonction au conseil de prudence, preuve que l’huissier prenait lui aussi, désormais, le témoignage de Calimène à cœur.
« Nous ferons pour le mieux, soyez-en assurés. Merci de votre confiance. » Conclut Calimène avant de se lever. L’huissier lui rendit l’un des deux exemplaires qu’elle glissa dans l’une des poches intérieures de son veston. Elle salua le représentant de la parole du Roi et s’éloigna en compagnie de Victorin. Ce dernier, porteur d’un costume coupé avec un grand soin dans des tissus onéreux, s’arrêta à la porte des cuisines, ne souhaitant pas en sortir immédiatement. Profitant du brouhaha des lieux, il fixa les derniers détails de son intervention avec Calimène. Il la dévisagea quelques instants et chercha sur ses traits quelques signes d’hésitation, sans succès.
« Ce costume a été comme fait pour vous, Calimène » lui glissa-t-il plus en guise de moquerie que de compliment. Elle fronça des sourcils et le regarda avec gravité quelques instants avant de se détendre, comprenant enfin le sens de la manœuvre. Elle s’affichait habillée selon une mode masculine, pantalon et veston cintrés aux couleurs du bleu de l’intendance. Le tout était rehaussé de parures dorées : une ceinture de soie à la taille et des boutons de revers éclatants. Le tout se complétait d’une paire de bottes à talons qui auraient mérité d’être portées plus tôt dans la journée.
« Dites-moi, vous qui avez l’habitude de faire parti de ce genre de mondanités, suis-je crédible dans ce costume ? » lui demanda-t-elle, laissant percer une légère inquiétude. Cherchant visiblement à peaufiner chaque détail de son plan, elle en venait à s’inquiéter pour des détails accessoires.
« Sans vouloir vous vexer, Calimène, il est fort peu probable que qui que ce soit vous accorde la moindre importance, cela fait parti du … comment dire… » Traina-t-il en cherchant un mot adéquat.
« … de votre instruction devant les miroirs ? » s’amusa-t-elle un instant.
« Voilà… » Conclut-il en l’orientant vers la salle de réception, où s’ébrouaient déjà plusieurs dizaines d’élégantes et d’élégants. Négligeant l’intérieur de la salle, elle se contenta de longer les murs, ne réalisant d’écarts que pour laisser place libre aux serviteurs qui employaient les mêmes allées de service qu’elle. Prenant place dans un coin de la salle, elle se planta contre le mur, dos raide, mains unies dans son dos. Ses prérogatives supposées lui permettaient d’observer à loisir les invités, étant elle-même censée faire partie de protocole et être attaché à la bonne supervision du personnel de salle. Au début toute à son observation, elle se laissa peu à peu distraire. Du côté du buffet, nombre de rires pétillants s’égrainaient dans les airs, ponctuant comme en point d’orgue le fond musical que l’orchestre dispensait dans la salle. Les belles robes et les douces manières, ainsi que la manière dont les cavaliers répondaient à leurs dames, d’un soir ou non, adoucissaient l’humeur de Calimène. Mais pas au point de l’endormir. L’œil en mouvement, sans toutefois fixer qui que ce soit, elle tentait de saisir quelques attitudes ou quelques mots, bercée par l’illusion d’un dénouement providentiel.
Au tintement d’une première sonnette au son aérien, elle observa les membres de la noblesse passer peu à peu, seuls ou par groupes, d’une salle à l’autre, où allait être donné le diner. L’orchestre modifia sa programmation, adoptant une ambiance sonore plus diffuse, propice aux conversations. L’écuyer profita de la salle enfin libérée pour détailler les parquets, parfaitement entretenus et les peintures, réalisées certainement par des maitres en d’autres lieux ou époques. D’un pas cadencé, après que le dernier invité soit sorti, elle traversa à son tour la salle, matraquant le sol de ses talons. Se rendant compte du ramdam qu’elle produisait, elle stoppa net et reprit sa marche de mouvements plus déliés et plus empruntés d’humilité.
Reprenant sa place à l’angle d’un mur, elle constata que Victorin avait pris place en bonne compagnie, quoique son titre ne lui ai pas permis de se placer auprès des plus prestigieuses invitées. Elle inspira et expira plusieurs fois et décida de l’ignorer pour l’instant. De nouveau, elle porta son attention sur les visages et les allures, sans identifier quiconque possédant une allure de coupable.
Le repas fut d’un ennui mémorable, rude pour les nerfs de l’écuyer. Les plats se succédèrent, ponctués par la ronde des serviteurs garnissant les assiettes et retirant les plats. Calimène retint son souffle lorsqu’elle remarqua l’arrivée, sur la pointe des pieds, du maitre cuisinier. Monsieur Ränke s’orienta vers l’extrémité de la tablée et s’inclina au moment où un nouveau tintement attirait l’attention des membres de la noblesse présents au diner. Le concepteur du souper tint la position un instant puis se redressa, tonnant d’une voix grave.
« Mes demoiselles, mes dames, mes seigneurs… » Introduisit-il en se relevant. « Comme de coutumes, le diner qui vous a été servi s’est vu enrichi des diverses recommandations de certains de nos membres. L’usage des feuilles de vigne dans la conception de petits fours provient d’une recette de famille de la Maison Estoufet… » Précisa-t-il, alors que quelques applaudissements venaient ponctuer l’aide précieuse fournie par la Dame du même nom au menu de ce soir. « Les huiles nous ont été fournies par la Maison Crine et présage de nombreux délices à propos de la récolte de cette année… Enfin, les petits fours, les mises en bouche, la ronde des pains et l’ingrédient épaississant de la sauce aux épices proviennent tous de l’office du Maitre-boulanger Ravane, qui souhaitait vous faire connaitre ses produits. » Acheva le maitre-cuisinier.
Calimène se hissa sur la pointe de ses pieds.
Victorin cessa d’écouter la conversation de sa voisine.
Le concert d’applaudissement reprit mais rien n’aurait pu masquer le sursaut que venait de produire l’un des convives. Ce dernier, pâle au possible, restait comme immobilisé sur sa chaise, vaincu. Lui faisant face, un autre participant lui intima l’inaction du plat de la main. Deux suspects venaient de se dévoiler. Désormais convaincus qu’ils venaient d’ingérer leur propre poison, le maitre-cuisinier ayant changé sans prévenir l’approvisionnement des amuse-gueules et du pain, ils se retrouvaient piégés par leur propre conspiration.
Le moins agité des deux se leva. Maitre de ses nerfs, il salua courtoisement les convives attablés autour de lui et s’excusa de devoir s’absenter. Afin de donner le change, il fit semblant d’avoir été sollicité par un messager se tenant à l’orée de la salle mais Calimène se tenait idéalement positionnée pour constater qu’il ne faisait que répondre aux quatre vents. Il remit sa chaise en place et invita un de ses homologues à le rejoindre. Son complice se leva à son tour et lui emboita le pas.
Calimène les laissa passer à deux pas d’elle, sans broncher, ni même leur adresser un regard. A l’oreille, elle compta néanmoins le nombre de pas qui les éloignait d’elle et ne se permit un mouvement que lorsque Victorin la dépassa. Sortant à sa suite, elle remonta à sa hauteur.
« Nous les tenons Victorin » dit-elle à mi-voix.
« Leur attitude est suspecte, pas encore criminelle, attendons encore Calimène » temporisa-t-il.
« Ils sont persuadés d’avoir ingéré leur propre poison » reprit-elle. « Ils savent que l’office de Ravane était livrée en farine empoisonnée » poursuivit-elle.
« Il nous faut nous montrer prudent, Calimène, ces deux là sont fils de Baron. Ecker et Ergoran, fils du Baron Tristan de Lume. Évitons le scandale et précisons leurs intentions » lui rappela Victorin.
Émergeant dans la Cour, ils furent rejoint par quatre des soldats du Capitaine, lesquels leurs remirent montures et armes. Constant que les deux prétendants au titre de Baron venaient d’embarquer dans un carrosse, ils mirent immédiatement pied à l’étrier et se lancèrent à leur poursuite.
« Attendons encore Victorin, ils sont trop calmes. Soit ils sont inconscients… soit ils possèdent un antidote » glissa Calimène à son compagnon, tirant sur la bride de son cheval pour ralentir sa course.
« Et ils vont nous y conduire » conclut-elle provisoirement, affichant un sourire carnassier.