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Le trajet du Seigneur Kerbon n'avait pas été particulièrement long, premièrement par la connaissance des lieux dont disposait le jeune noble, et ensuite parce qu'il se dirigeait tout simplement vers l'un des plus imposants monuments de la Cité Blanche : son château. Ici habitait son suzerain, le roi des Kendran, quelque part dans l'une des tours majestueuses qui constituaient sa demeure.
Un jour, peut-être, Aleskander pourrait rêver possédait un tel palais, se remémorant avec un souvenir l'état de son propre « château », un amas de pierres ayant autrefois tenu debout ensembles, et qui aujourd'hui ne pouvait plus tenir par terre entre elles sans dégringoler sur la tête d'un passant, glissantes de mousse et rongées de leurs antiques silhouettes par la pluie et son érosion.
A mesure qu'il avançait dans les rues nouvellement éclairées, le jeune seigneur croisait de plus en plus de patrouilles, chargées de faire la sécurité : à ceux là il exposait généralement sa chevalière ou son blason tout simplement, et repartait avec une formule de politesse de la part des forces de l'ordre, peu décidés à entraver le passage d'un vassal du Roi dans sa propre ville.
En fait, étant donné sa destination, il croisait VRAIMENT de plus en plus de patrouilles, se demandant même au bout d'un moment s'il ne croisait pas toujours les mêmes soldats, qui regardaient la même chevalière et qui repartaient avec un même signe de tête poli, pourtant non. Parmis la foule des patrouilleurs armés, quelques paisibles citoyens venaient tout de même perturber la tranquillité des rues, les uns demandant une clé pour rentrer dans leur chaumière fermée, les autres cherchant un chat, chien ou rat égaré dans les rues de la Capitale...
A l'abri des regards de vigilants, quelques mendiants tentaient même de réclamer des pièces sans se faire prendre par les autorités, mais ceux là n'obtenait même pas un regard du Kerbon, qui continuait son chemin, imperturbable, déterminé.
A mesure qu'il avançait, il repensait également à Hector, qui devait sans doute être furieux de s'être fait ainsi laisser tomber par son précieux ami, mais le bougre l'avait tout de même bien roulé dans la farine et cette amertume était partagée par les deux. Pour autant, s'il s'énervait pour un tel accord commercial et venait à le briser, cela ne serait qu'une opportunité d'écouler sa marchandise plus cher à d'autres : Qualth ne risquerait pas ça, et serait bien plus tenté de garder ce contrat au chaud. Un voleur de pacotille aurait bien vite fait de s'immiscer discrètement dans sa riche demeure et lui subtiliser ce genre d'objets, mais il préférait éviter d'en arriver là. Et puis les voleurs peuvent amener des tarifs inhumains, parfois.
Enfin, les maisons laissèrent place aux larges pavés lisses, reposant pour les pieds, mais glissant par temps de pluie : les éclairages alentours des torches aux flammes dansantes se reflétaient en de grandes ombres sur la Place du Château Royal, étirant les silhouettes, faisant des nains des géants et des obèses des squelettes. Aleskander fut pris d'une attention amusée à l'égard de ce jeu de lumière, introuvable ailleurs faute de place pavée suffisamment grande, mais le ballet des pénombres mouvantes avait le don de le rendre admiratif face aux beautés des ténèbres et de la lumière : les deux se disputaient et lui regardait sagement, neutre.
Levant la tête, il observa ensuite les passants. La plupart des citoyens lambdas s'étaient retirés dans leurs douces chaumières, et il ne restait en général plus que des nobles curieux visitant les lieux, ou bien discutant simplement en profitant d'un endroit aussi calme de nuit. Un homme se tenait à l'écart sur une estrade, un tableau à ses côtés sur lequel étaient clouées quelques feuilles importantes, profondément ancrées dans les planches de bois et que même la brise légère qui soufflait ne pouvait déloger.
L'individu était vêtu en homme du peuple, des bottes usées venant claquer sur son estrade de bois qui n'était finalement qu'une simple caisse semblable à celles que l'on trouve dans les docks, de longues braies de laine usées, râpées par endroit mais en général assez bien portées venaient s'engouffrer dans ses chausses, elles même chutant dans ses bottes, une ceinture soutenant le tout en hauteur. Son ventre assez bien portant semblait indiquer qu'il gagnait bien sa vie, et remplissait avec aisance sa chemise de coton, les lacets de son col pendant toutefois négligemment sur sa poitrine témoignant sans doute d'une journée ensoleillée brûlante : la gourde plate pendant à sa ceinture confirmait les théories du seigneur observateur, et l'homme portait enfin un large chapeau pour le masquer du soleil. De nuit, le couvre chef était toujours flanqué sur sa tête comme le voulait la tradition, un homme sans chapeau étant un homme de la campagne. Et justement, Aleskander n'avait pas de chapeau.
Lorsqu'il s'approcha, le texte clamé prenait son sens, reprenant ses proses et ses mises en forme, commençant par un tragique incident d'un homme tombé avec courage pour les terres de son seigneur, ayant fait face à des félons cinq fois plus nombreux que lui et son fidèle camarade. Son sang teignait encore le cours d'eau qui l'avait vu choir, tandis qu'il expirait son dernier souffle dans les bras consolateurs de son frère d'arme. Un récit poignant qui voyait arriver leur seigneur, ému de cette vision, et qui n'hésita pas à clamer à cette armée, lui faisant face seul et courageusement, qu'il viendrait venger cet acte ignoble, et défendrait ses terres par son arme et sa propre vie.
Quelques dames, pensant à un poème, venaient écouter ce dout chant aux rimes hasardeuses mais à la prose soignée, appréciant, rêveuses, l'idée qu'un seigneur puisse être un jeune combattant athlétique, et veuf qui plus est ! Les nobles mineurs et les bourgeois raffolaient de ce genre de personnalité, puisqu'ils constituaient en général une véritable propulsion dans l'échelle sociale et la promesse d'un avenir brillant au sein de la hiérarchie...
Pour cette raison, l'écrivain de cette déclaration de guerre soignée restait en retrait, admirant son œuvre et les réactions qu'elle entraînait : déjà les jeunes filles en discutaient à leurs familles, découvrant l'ignoble Wiltreth et le tendre Aleskander, les garçons se demandant s'ils allaient un jour assister à une guerre où les Kerbons brandiraient fièrement leurs épées dans une puissante charge de cavalerie face à une horde surnuméraire d'ennemis, les éblouissant d'armures rutilantes gravées de ronces !
Son petit texte allait réveiller les esprits, et les rallier à sa cause, mais tous n'étaient pas naïfs, et les plus âgés des nobles en balade se doutaient bien qu'il n'était pas un tel héros, même s'ils préféraient laisser rêver leur progéniture à cela. Wiltreth était relativement connu pour avoir participé à des batailles et autres crises dans le passé, tandis que le seigneur Kerbon était resté un jeune seigneur méconnu de tous. Pour autant, tous le surveillaient, car il lui restait encore à faire ses preuves, et ce conflit de voisinage allait constituer la première étape vers de futures alliances, non pas commerciales mais cette fois-ci politiques et militaires, avec la perspective de nombreuses campagnes contre les ennemis de la Cité Blanche...
Ceux là, il fallait maintenant les convaincre par des actes, aussi glissa-t-il une pièce au crieur de rue pour qu'il ne perde son souffle et embellisse quelques lignes un peu ternes, songeant à employer à l'avenir un ménestrel ou tout autre artiste maniant les mots mieux que lui et son sommaire apprentissage de noble.
Glissant sa cape derrière son fourreau, il se promena innocemment sur quelques pas de distance, laissant apparaître la poignée ciselée de son arme, dont la coque était justement parée de son blason : bien vite, il fut repéré et approché par quelques curieux avides d'en savoir un peu plus sur ce conflit, et comme l'avait prédit Aleskander, savoir si à l'avenir il souhaitait rester veuf ou bien se marier, la guerre étant une terrible épreuve dont nombre de guerriers ne revenaient pas, d'où l'importance d'avoir une progéniture pour assurer sa descendance et éviter de perdre ses terres, ar exemple au voisin que l'on est en train d'incendier !
Sur ces petites touches d'humour, la soirée commença, chargée en discussions en tout genre, tandis qu'un petit groupe se formait autour de lui, se vidait et se remplissait parfois, quelques jeunes demoiselles venant craquer sous cet homme et sa noblesse, avant de repartir en pensant n'avoir aucune chance seulement pour marmonner plus loin et pouffer de rire avec quelques amis.
La soirée avançant, les arrivants étaient finalement moins nombreux que ceux qui partaient, et une fois une vingtaine de personnes consultées, le crieur s'en alla avec le dernier curieux, laissant le noble face à l'immense bâtisse.
Mais contrairement à ce que l'on pourrait croire, il n'était pas encore satisfait : il allait effectivement devoir lutter contre des ennemis plus forts et plus nombreux, et n'avait actuellement ni soutien financier efficace, ni militaire : la partie politique devrait bien se passer, puisqu'un conflit de voisinage n'échauffait que peu les esprits de la haute société...
Il resta donc un moment face au bâtiment éclairé de toutes parts, son regard glissant sur les sculptures et les façades d'un air rêveur, se souciant assez peu du monde l'entourant, au risque de se faire surprendre...
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